Comme la championne de tennis Naomi Osaka avant elle, l'escrimeuse Ysaora Thibus a osé briser le tabou de la santé mentale dans le monde du sport de haut niveau où les athlètes sont le symbole même de la force.
Médaillée d'argent par équipes aux J.O. d'été de 2021 à Tokyo, elle rate l'épreuve individuelle et s'effondre. Elle jette son fleuret et repousse pendant des mois la reprise de ses activités sportives. Il lui aura fallu du temps pour guérir de sa blessure mentale. Elle ne s'en cache pas.
Dans les médias, elle assume cette période de profonde dépression. Aujourd'hui, elle se prépare pour décrocher l'or aux J.O. 2024 à Paris. Un entraînement intensif qui ne l'a pas empêchée de se prêter au jeu du shooting de la couverture de Marie Claire.
Alors qu'une enquête révèle que 80 % des sportif·ves ont déjà ressenti de la tristesse, un manque de confiance, de force ou d'énergie*, l'importance du suivi psychologique n'est pas vraiment intégré dans le sport en France.
C'est tout le sens de l'engagement d'Ysaora Thibus : militer pour l'accompagnement mental des athlètes de haut niveau.
Exposer ses fragilités
Marie Claire : Vous avez commencé l'escrime enfant. Votre entraîneur vous disait-il déjà de ne pas montrer votre fragilité ?
Ysaora Thibus : "J'ai grandi en Guadeloupe. Ma mère a pensé que l'escrime, sport de combat, canaliserait mon petit frère. Je les ai accompagnés et c'est moi qui suis tombée amoureuse de ce sport. J'avais 7 ans, je faisais de la danse classique, mais l'escrime a réveillé l'esprit de liberté et la combativité présents en moi.
Dans ce club familial, filles et garçons s'entraînaient ensemble, il n'y avait pas encore de différenciation. Mais quand je perdais, je pleurais ou je m'énervais, et quand je gagnais, j'étais très heureuse, d'humeur festive. Je prenais les choses vraiment à cœur, mais on me calmait par un : "C'est pas bien si tu veux être athlète." On a essayé de réfréner mes émotions.
Devenue une athlète de haut niveau, aux J.O. d'été de Tokyo en 2021, vous avez craqué, vous avez même évoqué 'un processus d'autodestruction'. Comment le monde du sport a-t-il réagi ?
Des athlètes m'ont envoyé des messages pour me remercier d'avoir parlé. Beaucoup d'hommes, d'ailleurs, à qui on demande d'être infaillibles. Ils montrent peu leurs émotions.
Les femmes, c'est autre chose. On estime normal qu'elles soient émotives. Ce sont des femmes. Face au silence de la fédération et des instances sportives, j'ai forcé des portes pour expliquer de quoi je parlais.
À quelques mois des J.O. 2024 à Paris, vous sentez-vous en forme mentalement ?
Ce sont mes quatrièmes Jeux olympiques, j'ai des repères, je peux m'appuyer sur mon expérience pour calmer l'anxiété mais n'empêche, participer à un tel évènement met la pression. Les J.O. 2024, c'est une médaille, l'or olympique, que je n'ai pas encore. Je travaille énormément pour la décrocher. Et puis, ce sera à Paris.
Mais cette année, j'ai vraiment envie d'être dans l'instant présent, de profiter de cette expérience même si le sport de haut niveau nous fait vivre des montagnes russes émotionnelles.
Retrouver la motivation
On parle beaucoup de sororité aujourd'hui, existe-t-elle dans le monde du sport de haut niveau ?
J'ai grandi dans un milieu très compétitif. J'ai appris à mes dépens qu'on alimentait la concurrence entre athlètes de la même discipline sportive. On vivait chacune dans sa bulle mais aujourd'hui, on fait l'effort d'aller voir ce qui se passe ailleurs, et on s'encourage les unes et les autres.
Cela me fait vibrer de connaître d'autres athlètes comme Clarisse Agbégnénou ou Estelle Mossely. Je découvre avec le temps la sororité intergénérationnelle, celles qui ont fait bouger les lignes avant nous comme Laura Flessel [quintuple médaillée olympique en escrime (épée) et ex-ministre des Sports, ndlr]. Aux derniers championnats du monde, en juillet dernier, j'ai réalisé une contre-performance. Le lendemain, j'ai passé quelques heures à parler avec elle, sa bienveillance m'a beaucoup aidée. C'est cela, aussi, veiller à la santé mentale des athlètes...
Des études scientifiques montrent que les discriminations fondées sur le genre, la sexualité ou la couleur de peau affectent la santé mentale des personnes qui en sont victimes. Avez-vous subi le racisme ?
Notre santé mentale est liée à la question de notre identité, quel que soit le milieu dans lequel on évolue. Le monde du sport est le reflet de la société.
Être une femme de couleur a joué dans ma construction. J'ai quitté la Guadeloupe à 17 ans, c'est forcément une rupture culturelle, un déracinement. Il y a eu des moments où je n'ai pas accepté certaines choses en termes de sexisme, de misogynie ou de racisme, j'en ai discuté directement avec les fédérations. Après, il y a beaucoup d'Antillais en équipe de France, nous avons un bel héritage qui nous donne de la force et de la légitimité en tant qu'athlète.
Vous avez retrouvé la motivation, reconnaissez-vous chez vous les signes du mal-être quand il apparaît ?
Je repère les signes du burn-out quand je n'arrive même plus à dormir tellement je suis fatiguée ou que le seul moment où je déconnecte, c'est sous la douche. Parce que le reste du temps je suis à cent à l'heure.
L'irritation aussi est un signe. J'ai le sentiment que personne ne peut me comprendre, je me recroqueville, c'est un mécanisme de défense. Je dois me forcer à rester à l'écoute, chercher de l'aide pour en parler, évacuer ou faire une autre activité qui me repose. Je culpabilise car être fatiguée est un signe de faiblesse pour une athlète.
Aujourd'hui, nous faisons quelque chose que nous ne faisions jamais avec mon compagnon [...] : nous fêtons nos victoires !
La récupération fait pourtant partie de la performance, j'ai mis des années à le comprendre. Quand je suis partie à Los Angeles, il y a six ans, j'ai consulté une psy. Depuis, elle est un pilier. Elle est dans la logique d'un équilibre systémique : une athlète heureuse est une athlète performante.
Dans notre société libérale, on est dans la performance, l'insatiabilité, l'éphémère, les réseaux sociaux. Un succès en appelle un autre.
Aujourd'hui, nous faisons quelque chose que nous ne faisions jamais avec mon compagnon, Race Imboden [Escrimeur américain spécialiste du fleuret, et mannequin, ndlr], lui aussi médaillé olympique. Une saison sportive, ce sont dix compétitions internationales ; quand on en remporte une, il faut vite retourner à l'entraînement pour remporter la suivante. Nous avons compris que nous n'avions jamais pris le temps de nous arrêter pour célébrer nos médailles. Depuis deux ans, nous fêtons nos victoires, on se dit : "Good job !"
Faire tomber tous les tabous
Ambassadrice de la marque Always, vous avez été précurseure sur la santé mentale des athlètes mais aussi sur la nécessité de parler des règles. Elles ne sont plus un tabou pour les sportives ?
C'était la même chose que pour la santé mentale : il ne fallait pas en parler. Ce qui est contre-productif puisque mon idée n'était pas simplement de parler de nos règles mais d'étudier leur impact afin d'optimiser notre performance. La testostérone en a un sur la performance des athlètes, cela a été étudié, alors pourquoi les symptômes prémenstruels, les règles, les hormones féminines ne font-elles pas plus l'objet de recherches ? Quand j'ai appris qu'une étude** avait été lancée à l'Insep, j'ai tout de suite toqué à la porte en disant aux deux scientifiques que je voulais mieux connaître mon corps.
Dans le documentaire Strong, aussi forts que fragiles***, on vous voit entraîner de jeunes escrimeurs, filles et garçons. Que leur dites-vous qu'on n'a pas su vous dire à leur âge ?
J'essaie d'être vigilante, je ne les mets pas en compétition, je leur dis de prendre du plaisir à ce qu'ils font, de le faire pour soi avant tout.
On peut élever un enfant sans fonder son estime de soi sur ses résultats. Accepter la difficulté aussi. C'est la force du sport, malgré tous mes doutes, j'ai pris le risque d'aller au bout de mes ambitions. Apprendre à s'écouter, à se tester, à tomber et à se relever. Aujourd'hui, je cherche à apprendre de mes erreurs, à ne pas les voir comme des échecs.
Mon côté perfectionniste ne m'y aide pas. (Elle rit.)
Qu'aimeriez-vous que Marie Claire, qui s'empare du tabou de la santé mentale, relaie comme demande ?
Il faudrait une prise en charge du suivi psychologique de tous les athlètes. Après les J.O. de Tokyo, ce suivi était à mes frais. Cela n'a pas de sens. On sait les émotions très intenses traversées par les athlètes qu'ils aient ou pas décroché une médaille. Les accompagner est essentiel.
Au sein des fédérations, une personne devrait être chargée de ce suivi. Après les Jeux, nous rentrons chez nous et ce sont nos proches qui nous soutiennent sans en avoir nécessairement les compétences. La question "est-ce que tu vas bien ?" ne se pose plus une fois qu'on a remis les pieds dans une salle d'entraînement. L'idée étant que l'athlète est à 100 % sur son prochain objectif.
Un burn-out ou des moments de dépression laissent des séquelles. Retrouver un équilibre exige du temps. Les blessures physiques passent par la rééducation, les blessures psychologiques aussi.
* Étude du Comité Éthique et Sport sur la santé mentale sur 1 200 sportifs, dont 28 % de sportifs de haut niveau, 2020.
** "Exploring Menstrual Periods Of Women athletes to Escalate Ranking", par Juliana Antero et Alice Meignié, chercheuses.
*** De Bertrand Briard et Emmanuel Le Ber (2023), sur Amazon Prime Video.
[Cette interview a été publiée dans le magazine Marie Claire spécial santé mentale, numéro 859, daté avril 2024.
À l'occasion de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, 8 femmes en couverture (comédiennes, écrivaines, chanteuses, sportives...) brisent le tabou de la santé mentale.
Découvrez nos sept autres entretiens - avec Marina Foïs, Amélie Nothomb, Isabelle Carré, Louane, Louise Aubery, Camélia Jordana, et Zaho de Sagazan - ainsi que notre appel et nos propositions pour faire de la santé mentale une grande cause nationale.]
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