Avec sororité et bienveillance, Constance Vilanova dédie Vivre pour les caméras (Éd. JC Lattès), à toutes les candidates de télé-réalité. Journaliste indépendante, elle confie aussi dans cet ouvrage son rapport à ces programmes, qui, depuis vingt ans, font "cohabiter une quinzaine de jeunes dans une villa luxueuse afin de déclencher du clash, des histoires d'amour, d’amitiés…"

Cet essai, à la croisée de l'enquête journalistique et du récit intime, décrypte l’influence de la télé-réalité sur nos vies et les rouages sexistes d’un show omniprésent, à la télévision comme sur les réseaux sociaux, l’hypersexualisation des candidates, la valorisation des relations toxiques, ou encore, le mépris de classe dont sont victimes tous les participants. Interview.

Loana Petrucciani, candidate de télé-réalité originelle

Marie Claire : Vous constatez que les candidates de télé-réalité ont souvent vécu de multiples traumatismes. Comment l'expliquez-vous ?

Constance Vilanova : Il faut revenir aux origines de la télé-réalité. La candidate originelle est Loana Petrucciani qui a gagné le Loft en juillet 2001 et qui était suivie par deux millions de téléspectateurs. Depuis les boîtes de production se sont toutes mises à chercher "leur Loana".

Et elle, elle a vraiment un profil particulier : elle vient d'un milieu très populaire, a dû enchaîner plusieurs jobs, n'a pas fait d'études, a eu un père alcoolique et a vécu plusieurs violences sexistes et sexuelles.

J’ai l'impression qu’elle a été une sorte de "prototype" pour toutes les autres et qu’après elle, les boîtes de production sont allées chercher des candidates issues de la classe populaire et/ou qui ont des parcours de vie difficile.

Les boîtes de production ont donc conscience des profils vulnérables qu’ils choisissent ?

Ça tourne !

Je pense, oui. On peut avoir l'impression qu'avoir vécu plusieurs traumatismes est un critère de casting. Les jeunes femmes qui participent aux émissions sont vulnérables et de "bonnes clientes" : elles vont vivre leurs émotions de manière très forte devant la caméra.

L’exemple le plus récent et le plus marquant est celui de Cassandra Julia, une jeune femme qui ne vient pas d’un milieu populaire mais qui a assisté à la mort de son petit frère à quatorze ans, alors qu'il était sous sa surveillance [il est tombé d'une cascade à la Réunion, ndlr]. Elle a intégré plusieurs émissions de dating comme La Villa des cœurs brisés où elle a enchaîné des relations toxiques avec les hommes.

C'est un milieu très fermé. (...) Il y a clairement une omerta, une loi du silence.

C'est la candidate "idéale" parce qu'elle pleure, elle crie, et c'est ce que recherche la boîte de production pour créer à tout prix de l'image. Aussi, les entretiens psychologiques que passent les candidats ne sont pas fouillés. C'est très compliqué en vingt minutes de creuser sur des traumatismes. Surtout qu’en face, il peut y avoir des candidats qui ont envie de s'en sortir, d’être connus et ne vont donc pas forcément dévoiler leur vie avant d'intégrer le show.

Un impossible #MeTooTéléréalité dans un milieu "verrouillé" 

Vous notez à plusieurs reprises qu’il vous fut compliqué d’entrer en contact avec des personnes de ce milieu. Les candidats comme les membres des boîtes de productions.

C'est un milieu très fermé, sans aucune transparence. Il y a clairement une omerta, une loi du silence. J’ai épluché tous les génériques des émissions. J'ai essayé de retrouver sur LinkedIn les "petites mains" des boîtes de production. Dès que j'ajoutais des gens, on me demandait de retirer la connexion, parce que la boîte de production pouvait voir qu'on était en contact.

Les candidates qui parlent facilement des violences qu’elles ont vécues sont sorties du système.

Il faut aussi rappeler que les candidates qui parlent facilement des violences qu’elles ont vécues sont sorties du système. Les autres dépendent financièrement de ces entreprises, alors dire qu'elles ont été exploitées, qu'une boîte a capitalisé sur leur détresse en sortant d'un tournage, c'est se voir refuser d'autres contrats.

Un tournage de télé-réalité est souvent décrit comme des semaines de vacances. Mais c’est trois semaines non-stop, à très peu dormir, travailler de neuf heures à deux heures du matin dans le même endroit. Il y a un côté très intense et sans limite.

C’est difficile après de venir témoigner contre son employeur. Beaucoup de personnes vont penser "oui mais les candidates n'ont qu'à pas y retourner", mais le problème est que c'est un métier qui colle à la peau négativement. Elles ont beaucoup de mal ensuite à retourner à une vie professionnelle classique.

Malgré cette omerta, pensez-vous qu’un véritable MeToo télé-réalité est possible ?

Non, les boîtes de productions comme Banijay [Les Marseillais vs le Reste du monde, Moundir et les Apprentis Aventuriers, Le Reste du Monde..., ndlr] verrouillent complètement. Et puis, surtout, on voit à quel point dans les autres milieux, comme par exemple le cinéma, la cancel culture n’existe pas.

Dans les affaires de violences sexistes et sexuelles, les hommes prennent la place de martyrs. Ils arrivent à se créer une nouvelle base de fans et une nouvelle communauté très toxique, très masculiniste.

Illan Castronovo [accusé par plusieurs candidates de télé-réalité de violences sexistes et sexuelles, ndlr] a été banni de W9. Il y a actuellement une instruction en cours pour deux viols au parquet de Blois [deux femmes anonymes l'accuse de les avoir violées après une soirée dans une boîte de nuit de Fougères-sur-Bièvres dans le Loir-et-Cher, ndlr] . Et pourtant, il s'est bâti une nouvelle notoriété sur TikTok où face caméra, il cuisine, donne des conseils de séduction…

Pareil pour Adrien Laurent, candidat notamment des Princes de l'amour, visé par une plainte pour viols [les faits datent de 2018, ndlr], qui a organisé un meet-up à Paris en avril dernier où il y avait énormément de monde [devenu ingérable, l'événement a même été annulé, ndlr]. Dans les affaires de violences sexistes et sexuelles, les hommes prennent la place de martyrs. Ils arrivent à se créer une nouvelle base de fans et une nouvelle communauté très toxique, très masculiniste.

Vous évoquez aussi l'hypersexualisation des candidates. Et écrivez que la bimbo relève du féminisme. C'est-à-dire ?

C’est un archétype compliqué à analyser en tant que féministe parce que la bimbo va se réapproprier le regard masculin en sur-gonflant une certaine féminité. Elle va avoir une poitrine opulente, un maquillage très prononcé, des tenues très courtes… Et va en tirer un capital derrière.

Je pense à Maeva Ghennam, candidate "boostée" à la chirurgie qui joue un peu la réponse idiote mais qui derrière va créer sa marque de maquillage et générer de l'argent grâce aux réseaux sociaux. La question que je me pose à chaque fois, c'est : les bimbos sont-illes féministes parce qu'elles vont tirer un capital du regard masculin et renverser un peu la donne, ou sont-elles victimes du patriarcat ?

Pour moi, ce sont des figures très intéressantes en télé-réalité parce qu'elles font preuve d'une certaine intelligence. Elles vont surjouer la bêtise et ont un talent fou pour trouver la petite phrase [Nabilla et son "Allô ?", pour exemple, ndlr], la faute de français qui sera reprise des millions de fois et intégrera notre langage. Elles ont cette intelligence de mise en scène, de posture. Il y a beaucoup de talent chez les bimbos.

D'ailleurs, de nombreuses candidates sont critiquées pour avoir fait de la chirurgie esthétique.

Dans la télé-réalité, les jeunes femmes se ressemblent presque toutes dans les émissions. Moi, je me suis habituée à ces corps refaits et à ces visages complètement clonés. C'est ça, le danger. Il ne faut pas oublier qu'elles n'ont pas confiance en elles, mais aussi que ces corps et ces visages sont montrés à des adolescentes.

Évidemment que c'est lié aux filtres, aux injonctions, mais il y a un danger dans cette banalisation. Pour participer à une télé-réalité, il faut que ces femmes cochent des cases de la féminité. Et ces cases-là ont été imposées, je pense, par les boîtes de production sans qu'elles ne le sachent. Aussi par les réseaux sociaux, car à la sortie de l’émission elles sont littéralement disséquées, sur-analysées par des inconnus.

Le patriarcat gangrène les émissions

Pensez-vous qu'au même titre que la pop culture - comme l'explique Chloé Thibaud dans son livre Désirer la violence (Éd. Les Insolentes) -, la télé-réalité romantise les histoires toxiques et les "bad boys" ?

Valérie Rey-Robert l'a bien expliqué dans son essai Télé-réalité : la fabrique du sexisme (Éd.Les Insolentes). Il y a une survalorisation du personnage du séducteur qui va s'auto-baptiser "le charo" comme Illan Castronovo [diminutif de "charognard", animal qui chasse, ndlr] ou "le jaguar" comme Kevin Guedj [candidat emblématique des Marseillais qui disait "rôder" la nuit, pour évoquer ses relations avec des candidates, ndlr]. Lui, il va tromper Carla Moreau [candidate emblématique des Marseillais, ndlr] des dizaines de fois dans plusieurs saisons. Et elle, pleure et fini par lui pardonner à chaque fois. 

Il y a du racisme dans le casting.

Il y a cette masculinité toxique et ces femmes qui veulent changer ces insatiables séducteurs en hommes à marier. Et pour la télé-réalité, l'amour doit faire mal, l'amour n'est pas sain. Les relations toxiques créent de l'image. Il faut du clash, de la jalousie et plusieurs fois il est arrivé que la boîte de production fasse revenir l’ex d’un ou d'une candidate.

On remarque aussi que la plupart des couples de télé-réalité sont blancs et hétérosexuels.

Il y a du racisme dans le casting. J’en ai discuté avec Sam Zirah [interviewer spécialisé dans la télé-réalité, ndlr] qui m'a expliqué qu'une casteuse lui avait affirmé qu'il ne prenait pas de jeunes femmes noires parce qu’elles ne plaisaient pas aux prétendants. 

Dans son livre Amours silenciés (Éd. Daronnes), Christelle Murhula explique que les femmes noires ne sont pas vues comme des sujets romantiques. À la télévision, les rares candidates noires sont considérés par les autres comme des "sœurs" ou des potes.

Pendant longtemps, les candidats homosexuels, étaient souvent des hommes, et eux non plus n'étaient pas des sujets romantiques. Ils étaient les confidents, les meilleurs amis, mais ils n'allaient pas avoir de dates. On n'a jamais eu un casting aussi inclusif que dans l’émission Frenchie Shore, sortie en 2023 : des femmes noires, des hommes noirs, une femme trans, des mecs bi, un homme gay.