L’alcool est un invité systématique des soirées étudiantes et surtout, un facteur déterminant des viols et des agressions sexuelles. C’est ce qu’affirme l’étude scientifique intitulée "Violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur en France : un focus sur l’alcool et le cannabis", publiée par MIDELCA (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) en octobre 2024.

67 000 élèves de grandes écoles ont été interrogés. Selon les témoignages des victimes, l'agresseur a consommé de l'alcool dans près de 56% des agressions sexuelles et 43% des viols. Dans 90 à 95 % des cas, les auteurs désignés sont des hommes.

Les personnes qui témoignent, elles, ont bu de l‘alcool dans 44% des agressions sexuelles et 37% des viols. Ces chiffres n'étonnent Ophélie Gaugain, coordinatrice de la cellule accompagnant des victimes au sein de Kedge Business School. C’est une réalité dans la vie étudiante, et c'est pour cette raison qu'on ne peut pas décorréler les actions de sensibilisation autour des risques festifs et des situations de violences sexuelles", affirme-t-elle à Marie Claire.

Des violences commises dans des lieux précis, à des heures précises

Dans de nombreuses écoles supérieures en France, les étudiants pratiquent le binge drinking : ils boivent une quantité importante d’alcool en peu de temps, dans la visée d’être ivre le plus vite possible. Un mode de consommation qu’a connu Emma* durant sa journée d’intégration à Science-Po Aix (Bouches-du-Rhône) en 2019.

Il est environ 15 heures lorsque la mineure de 16 ans visite la ville à coup de rosé et de bière au pastis. À la nuit tombée, elle et un étudiant de 20 ans s’éclipsent de la soirée située au parc de la Torse. "On s’embrasse et jusque-là, je pense que j'étais consentante mais arrachée", se remémore-t-elle.

Quelques secondes plus tard, Emma veut que ce baiser s’arrête : "Je luttais pour qu’il le comprenne, j’ai dû lui répéter 'J’ai 16 ans, j’ai 16 ans...'", raconte cette Lilloise. Du haut de son mètre 82, l’adolescente arrive à "faire le poids" face à l'étudiant et quitte le lieu en courant.

D’après l’étude de la MIDELCA, les violences les plus fréquentes (agressions sexuelles et tentatives), à l’instar de celle qu’Emma a vécu, se produisent le plus souvent dans des bars, boîtes de nuit, fêtes ou voyages étudiants. L'enquête note aussi que les violences sexuelles ont surtout lieu en fin de semaine, entre 23h et 3h.

Bizutages et violences sexuelles

Stella, 26 ans, a elle aussi été marquée par la surconsommation d’alcool dans son école d’infirmière, à Vichy (Allier). Surtout par "les bizutages" courants et "l’ambiance toxique" qui régnait.
Au cours d'une soirée étudiante, elle subit plusieurs violences sexuelles et un viol. Elle a 20 ans en 2016, sa première et seule année dans cette école, et fréquente un étudiant dont elle est amoureuse. En rentrant à son domicile, après une soirée en boîte de nuit, elle s’endort et l’homme la pénètre. "Je me suis réveillée, sidérée, et puisque je l’aimais, j’ai mis du temps à lui en vouloir", explique celle qui est depuis devenue journaliste.

Le chercheur Laurent Bègue-Shankland qui a mené cette étude, analyse que plus l’auteur et la victime se connaissent, plus la gravité des actes augmentent.

Les victimes culpabilisent d'avoir bu...

La consommation d’alcool constitue un facteur de vulnérabilité pour les victimes, alors moins en capacité de pouvoir se défendre et réagir, et pour ces raisons, cibles des agresseurs.

En 2021, Juliette, 19 ans, se sent "très bourrée" à une soirée parisienne organisée par son école de journalisme. Elle décide de se reposer dans une chambre lorsqu’un ancien étudiant, connu selon son récit pour "repérer les filles qui boivent et abuser d’elles", entre dans la pièce, lui touche la poitrine et l’embrasse malgré ses "non" répétés. Au lendemain de cette agression sexuelle, Juliette "culpabilise à mort", et estime qu’elle s’est mise en danger en buvant.

Hélène Romano, psychologue, affirme que la consommation d’alcool est souvent reprochée aux victimes et que les violences entre étudiants sont d’autant plus difficiles à dénoncer. "Il y a une forme d'identification projective qui peut renforcer la culpabilité. Ce n’est pas un inconnu dans la rue, c'est un autre que moi."

...quand les agresseurs utilisent l'alcool pour se déresponsabiliser

Gaëlle Berton, présidente de l’Observatoire des violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur, souligne, elle, que les auteurs utilisent souvent l’alcool pour se déresponsabiliser. "Ils disent qu’ils n’étaient pas conscients et donc qu'on doit leur pardonner. C’est important de rappeler que l'alcool n'est pas responsable des violences, mais qu'il y a un terrain sexiste qui existait déjà", appuie-t-elle. Dans la loi française, la consommation d’alcool est d’ailleurs pour l'auteur une circonstance aggravante, et non atténuante.

La militante précise que l’association ne souhaite pas l’interdiction des soirées d’intégrations ni celle de l’alcool : "Nous sommes pour une réduction des risques. Il faudrait un maximum de formations et d'informations."

Un plat national insuffisant ?

Hélène Romano, professeure à l’université, acquiesce. Elle estime que le plan national d’action contre les violences sexistes et sexuelles publié en 2021 n’a pas été totalement suivi. Celui-ci prévoyait notamment une "sensibilisation massive pour toute la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche". "Je vois que dans les facs de psychos, il y a des professeurs référents, harcèlement, inclusion, violences sexuelles... Mais ils n’ont pas été formés", déplore-t-elle.

Contacté par Marie Claire, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche affirme notamment que "3 200 agents ont été formés à la prise en charge des violences sexistes et sexuelles" et "37 postes dédiés à cette lutte dans les rectorats" ont été créés. Le plan qui devait se terminer cette année a par ailleurs été prolongé "avec un budget pérennisé de 3,5 millions d’euros par an".


*Le prénom a été modifié pour préserver l'anonymat de la personne qui témoigne, souhaité par cette dernière.