Au milieu du palais du Luxembourg, siège du Sénat à Paris, Emma Oudiou, 29 ans, et Catherine Moyon de Baecque, 59 bougies, s’aperçoivent.
Les deux championnes ouvrent grand leurs bras et se dirigent l’une vers l’autre pour une chaleureuse accolade amicale. Dans ce salon aux lustres scintillants, les dorures contrastent avec la thématique maussade de leur intervention. Cette fois, elles sont les témoins phares d’une conférence pour l’Unesco sur la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le sport. Malgré les 30 ans qui les séparent, les deux femmes ont éprouvé dans leur chair et leur cœur ce fléau dévastateur.
Une fin de carrière résultant de violences systémiques
Bizutage, harcèlement, brutalité, traumatismes, emprise... au pupitre, le duo, qui se connaît bien, énonce la rigueur du haut niveau et la fierté des médailles glanées, adolescentes, puis le rêve qui s’étiole à cause d’un engrenage destructeur. Spécialiste de 3 000 m steeple, Emma Oudiou a mis fin à sa carrière en 2021 en raison des violences systémiques du milieu et d’agressions sexuelles dont elle accuse son coach.
La priorité des fédérations est de gagner des médailles plutôt que d’éradiquer les violences.
"À l’approche des Jeux olympiques, la priorité des fédérations est de gagner des médailles plutôt que d’éradiquer les violences, déplore l’athlète, plusieurs fois médaillée de bronze en championnat d’Europe. Même si la prise de conscience est indéniable, c’est encore aux victimes de donner un coup de pied dans la fourmilière pour faire avancer les choses."
En 1991, Catherine Moyon de Baecque, alors espoir de lancer du marteau, engageait la première bataille judiciaire contre plusieurs athlètes de l’équipe de France pour des faits graves survenus lors d’un stage fédéral, et qu’elle avait relayé dans un livre, La Médaille et son revers.
Trois d’entre eux ont été condamnés et son affaire a fait jurisprudence bien avant le mouvement #MeToo. "Il est indispensable de parler, pour que la vérité soit connue et que ces crimes et délits n’arrivent plus à d’autres", répète la pionnière en la matière, comme un leitmotiv qui la guide depuis tant d’années.
Même si Catherine Moyon de Baecque a gagné son procès et que la responsabilité de l’État a été reconnue, l’ancienne lanceuse estime que cette démarche lui a coûté sa carrière, des "pressions jusqu’à des menaces de mort". Sans oublier son exclusion du monde sportif, qu’elle a combattue jusqu’à être nommée présidente de la Commission de lutte contre les violences sexuelles et discriminations au Comité national olympique et sportif français (CNOSF) en 2021.
Aider à prôner un entrainement bienveillant
D’autres histoires tristement similaires ont révélé l’ampleur du fléau des violences dans toutes les disciplines. Quand la prodige du tennis Isabelle Demongeot décide de porter plainte en 2007 contre l’entraîneur qu’elle accuse de l’avoir violée de ses 14 à 23 ans, les faits sont prescrits. Elle retrouve alors 25 autres victimes et déclenche une enquête de gendarmerie, avant d’obtenir la condamnation du bourreau. Dix-sept ans après sa parution, l’ouvrage Service volé qui retrace son histoire, a été adapté en téléfilm sur TF1.
Désormais experte technique et consultante au sein de la cellule intégrité de la Fédération française de tennis, Isabelle Demongeot se réjouit de la reconnaissance, même tardive, de son engagement : "La FFT ne m’a pas crue la première fois que j’ai parlé, en 1992, et j’ai longtemps été rejetée, mais elle a fini par me tendre la main".
Aujourd’hui, l’ancienne 35e joueuse mondiale aide les clubs à prôner un entraînement bienveillant dans le tennis amateur comme de haut niveau. Elle a reçu la Légion d’honneur en mai 2024, une étape supplémentaire vers sa "réhabilitation".
Parmi celles qui ont ouvert la voie, la patineuse Sarah Abitbol a secoué le monde du sport avec son livre Un si long silence, paru en 2020. "Trois ans après l’arrivée de #MeToo en France, cette affaire a connu un écho différent, car les mentalités avaient évolué, et la ministre des Sports Roxana Maracineanu en a fait une priorité de son mandat, contextualise Patrick Roux, champion d’Europe de judo en 1987 et président de l’association Artémis Sport, qui aide les victimes de violences et d’abus dans le sport. Le système d’omerta s’est fissuré jusqu’au plus haut niveau de l’État. Certains abus étaient connus et avaient été couverts à tous les étages".
La cellule Signal-Sports lancée en 2020
En 2020, l’emballement médiatique est tel que les récits déferlent. Patrick Roux et d’autres bénévoles découvrent des centaines de victimes et de témoins dans toute la France, des athlètes, coachs, éducateurs, psychologues ou cadres techniques. "Ceux qui avaient déjà alerté avaient reçu comme réponse des autorités qu’il fallait se taire", s’insurge-t-il. Afin d’accompagner ce mouvement, le Gouvernement lance alors une boîte e-mail visant à recueillir le flux de témoignages.
Depuis sa création en 2020, la cellule Signal-Sports a reçu 1 800 signalements. Pour la seule année 2023, sur 710 requêtes, 200 mesures administratives ont été prises, dont la moitié en urgence afin d’écarter immédiatement les plus dangereuses des 377 personnes mises en cause, d’après le ministère des Sports.
Les signalements peuvent aussi aboutir à une interdiction d’exercer et à la fermeture d’un club. D’après la lanceuse d’alerte Emma Oudiou, les moyens alloués à ces nombreux dispositifs ne suffisent pas : "Entre les plateformes des fédérations, du ministère, du comité olympique et d’autres institutions, il y a tant de canaux que les victimes ne savent pas toujours à qui s’adresser. Après un signalement, elles restent parfois sans réponse, et ce silence est un affront".
Malgré ces avancées, un rapport de la commission d’enquête parlementaire sur la gouvernance du sport, a été rendu public en janvier 2024. Après six mois d’investigation et d’auditions, le document pointe encore de graves dysfonctionnements au sein des fédérations ainsi qu’une "culture du secret et du mensonge". Parmi ses recommandations, la création d’une autorité de contrôle indépendante constitue une priorité pour Patrick Roux.
"Dans le microcosme du sport, tout le monde se connaît, argumente l’ancien champion. Alors l’objectivité des enquêtes et le cloisonnement des informations qui parviennent à un organe affilié au ministère des Sports peuvent être questionnés."
Le sujet des violences sexuelles fait encore peur à nos dirigeants, mais il ne faut plus se cache.
Isabelle Demongeot tient à rappeler les responsabilités de chacun : "Le sujet des violences sexuelles fait encore peur à nos dirigeants, mais il ne faut plus se cacher. Notre société a besoin d’être bousculée, les parents doivent être plus vigilants, les coachs mieux formés, les athlètes plus autonomes et les institutions plus protectrices." Alors qu’un enfant sur sept est victime de violences dans le sport chaque année en France, il y a urgence à agir.
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