Depuis le 2 septembre 2024, date de l’ouverture du procès de Mazan, la soumission chimique et le viol conjugal sont au centre des sujets sociétaux discutés. L'un et l'autre sont des violences taboues, minimisées, invisibilisées, car se déroulant la plupart du temps dans l’intimité, à l'abri des regard.

Dans le cas de Gisèle Pelicot, la soumission chimique a conduit, entre autres, au viol conjugal, puisque Dominique Pelicot, son ex-époux et père de ses enfants, est accusé de l'avoir droguée à son insu pendant plus de dix ans, dans la visée de commettre des viols ou d'orchestrer les viols d'inconnus qu'il recrutait sur Internet.

Des clichés arriérés que l’on entend trop souvent

Dans l'imaginaire collectif, la soumission chimique est réduite des affaires qui se déroulent "en boîte de nuit", explique Félix Lemaître, auteur de La Nuit des Hommes : une enquête sur la soumission chimique (éditions JC Lattès).

On imagine des victimes "qui ont des conduites à risque (…), qui vont boire ou prendre de la drogue en soirées. Parfois, il y a cette idée qu'elles l'auraient un petit peu cherché", observe-t-il.

Or, la soumission chimique, "la plupart du temps dans des contextes privés". "L’Agence nationale de sécurité du médicament a mené une étude sur la soumission chimique depuis 2003, et il apparaît que 42,6 % des cas se déroulent dans un cadre privé", pointe Félix Lemaître. Et que dans 41,5% des cas, l'agresseur est un proche.

"On imagine souvent le violeur comme un marginal, quelqu'un de désinséré socialement, proche de l’image des tueurs en série.

On retrouve ces mêmes stéréotypes avec le viol, qui, selon ce même imaginaire, se déroulerait forcément dans l'ombre d'une ruelle, d'un parking effrayant, la nuit, et serait perpétré par un monstre inconnu. L’auteur de La nuit des hommes précise que, dans l’imaginaire collectif, le violeur, qu'il ait ou non recours à la soumission chimique, est perçu comme "un rôdeur".

"On imagine souvent le violeur comme un marginal, quelqu'un de désinséré socialement, proche de l’image des tueurs en série. En réalité, ce sont souvent des individus bien insérés, avec une famille, des amis, un travail, des enfants, comme on le voit dans le procès Mazan", précise l'auteur. 

En 2022, l’Observatoire national des violences faites aux femmes indiquait que dans 41% des viols enregistrés par les forces de l’ordre, l’auteur présumé est le conjoint ou ex-conjoint de la victime.

"Voilà les principaux clichés autour du viol conjugal : on imagine que c'est un crime qui est rare, voire inexistant, parce qu'une femme ne peut pas être violée par son mari. Ou que ce n'est pas un viol, quand il n'y a pas de violence, que la femme n’a qu'à partir…", énumère Valérie Rey-Robert, auteure des essais féministes Une culture du viol à la française - Du "troussage de domestique" à la "liberté d'importuner",  et Le sexisme, une affaire d'hommes (éditions Libertalia).

Une enquête de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP)* montre d’ailleurs que 65% des Français.es ignorent qu’un viol peut être commis au sein d’un mariage ou d’un couple. 

Des violences invisibles

La soumission chimique et le viol conjugal sont entourés des mêmes clichés, parce qu'ils sont tous deux des violences "invisibles". Les affaires comme celle de Mazan, où des preuves vidéo existent, sont rares. En général, ces actes se déroulent dans la sphère privée, souvent avec un agresseur connu de la victime, familier.

"Les croyances sont souvent beaucoup plus fortes que la vérité. On a toutes les preuves et les chiffres, pourtant les gens continuent de penser que le viol conjugal n’existe pas." Valérie Rey-Robert

Pour les viols conjugaux, 60% des victimes ne portent jamais plainte, selon une étude de la Fondation des femmes réalisée en 2023. L’essayiste explique ce chiffre par le fait qu’en cas de procès, "c’est souvent parole contre parole, il n’y a pas de preuves physiques". Et de noter : "Dans les procès où il y a eu des violences conjugales, le viol est souvent relégué au second plan. On juge avant tout les violences conjugales, en estimant que, de toute façon, la victime et l’agresseur ne sont plus en lien, donc qu’il n’y a plus de risque, alors autant ne pas juger le viol."

Et dans les cas où des substances sont administrées, les victimes présentent généralement des amnésies, comme ce fut le cas pour Gisèle Pelicot. Dans de telles circonstances, le crime est non seulement invisible pour les personnes extérieures au huis clos que représente le cadre privé, mais également pour la victime elle-même. 

"Il y a des mythes qui sont tellement installés, comme 'les femmes sont menteuses', 'les femmes sont vénales', 'l'immense majorité des accusations sont fausses', 'les femmes veulent faire du mal aux hommes', qu’ils décrédibilisent souvent les victimes. Les croyances sont souvent beaucoup plus fortes que la vérité", déplore Valérie Rey-Robert. Qui s'indigne : "On a toutes les preuves et les chiffres, pourtant les gens continuent de penser que le viol conjugal n’existe pas."

Félix Lemaître tient à déconstruire une autre croyance, concernant les substances utilisées dans les cas de soumission chimique, et appartient à cette même culture du viol : "Il n'y a pas de drogue du violeur, il y a des violeurs qui utilisent des drogues. C'est l’acte qui fait le viol, pas la drogue." 

Comment lutter contre cette désinformation et cette invisibilisation ?

Des campagnes de prévention, comme celle menée par M’endors pas : stop à la soumission chimique, fondation créée par Caroline Darian, la fille de Gisèle Pelicot, et marrainée par la députée Sandrine Josso - qui a déposé plainte contre le sénateur Joël Guerriau, l'accusant de l'avoir droguée à son insu -, s’efforcent de briser les tabous, déconstruire ces préjugés, réclamer des mesures concrètes. En septembre dernier, la co-victime de Gisèle Pelicot nous confiait d'ailleurs : "Mon objectif ultime était de faire de la soumission chimique un sujet politique pour améliorer la prise en charge des victimes, ça y est, nous y sommes !"

Si une mission gouvernementale sur la soumission chimique, conduite par Sandrine Josso, a été mise en place à l’Assemblée nationale, pour les deux experts interrogés, cette lutte devra passer par l’éducation et la formation.

Tandis que l’Ordre national des médecins a appelé en octobre dernier à rendre accessibles des tests permettant de détecter une soumission chimique, Félix Lemaître estime que "les forces de l’ordre" et "les médecins" devraient également être formés à reconnaître les symptômes.

Valérie Rey-Robert considère que la lutte contre le viol conjugal passe avant tout par "la lutte contre le sexisme". "Il faudrait mettre en place une éducation contre toutes les inégalités dès le plus jeune âge à l'école, qu'elles soient de genre, de classe, de race, etc., car toutes ces inégalités alimentent les clichés sur le viol. Il faut aussi réduire les inégalités économiques entre les hommes et les femmes, pour que les femmes aient structurellement les moyens de partir lorsqu’elles sont victimes de violences."

Si la mise en lumière de telles affaires permet une avancée vers une reconnaissance sociale du viol conjugal et de la soumission chimique, la justice doit également évoluer pour mieux accompagner les victimes de ces crimes invisibles.

 *2014.