"À l'automne 2021, mon fils de 13 ans s'est renfermé sur lui et a voulu changer de couleur de cheveux de manière radicale." Un contrecoup de l'adolescence ? Émilie se questionne.

"Le 1er janvier 2022, j'ai trouvé Alex dans son lit avec des couteaux. Il m'a confié qu'il en avait marre de vivre, de ressentir ces émotions tourbillonnant en lui, que c'était trop lourd." Émilie décide qu'il ne retournera pas au collège, le temps de trouver de l'aide. "Je me sentais impuissante. Je savais qu'il fallait réagir très vite et très bien. Le 9 janvier, nous étions devant le JT de TF1 quand Stromae a chanté L'Enfer. Ce morceau a résonné si fort que mon fils m'a dit : 'Putain, je vais crever, là.' On avait rendez-vous chez une psychologue quelques jours plus tard mais je lui ai proposé d'aller aux urgences sans attendre."

Le diagnostic tombe : dépression et risque suicidaire accru. Son état nécessite une hospitalisation. Alex passe alors trois semaines en service de pédiatrie grands enfants, en attendant une place dans une clinique pour ados. "J'avais besoin d'un petit répit et de redevenir maman. Quand on est proche aidant, on a plusieurs casquettes : on est infirmier, psy, taxi... Avoir un proche dans cet état, ça bouffe l'énergie et la vie. Arriver à maintenir un semblant de vie sociale ou avoir un amoureux à rejoindre le soir, c'est déjà miraculeux."

"Se démener dans une grande indifférence"

"Les aidants de proches atteints de troubles psychiques sont de grands oubliés", souligne Hélène Rossinot, médecin spécialiste des aidant·es(1) . "Tous les aspects de leur vie sont impactés par la maladie et cela peut être très dur à vivre pour les familles qui ne sont ni des baby-sitters ni des gardiens de prison. Elles ne peuvent empêcher leurs proches de sortir, de bouger, d'être libres... et parfois, de se mettre en danger."

Ils se démènent souvent dans une grande indifférence. "Si, au travail, vous dites que votre conjoint a un cancer, on ne sait pas forcément ce que vous allez vivre mais on a une idée de ce que ça signifie. S'il est bipolaire, au mieux on s'en fiche, au pire le regard sera négatif : la maladie mentale fait peur, à tort, et reste encore très taboue."

"La stigmatisation ne concerne pas que la personne malade mais aussi son entourage. Exprimer ce qu'on vit au sein de la famille, auprès des amis, des collègues, n'est pas évident", confirme Isabelle Coulange. Cette psychologue répond à la ligne anonyme et gratuite "Écoute-famille" lancée par l'Unafam(2).

"Ils sont souvent brutalement lancés dans ce monde méconnu de la santé mentale, aux termes spécifiques qui intriguent ou font peur."


Au bout du fil, majoritairement des femmes. "Ce sont des personnes de l'ombre. Pourtant, leur appui est essentiel pour la personne malade." Les appels concernent une palette de souffrances : psychoses, troubles de l'humeur (bipolarité, dépression...), burn-out, toc...


Aider les aidant·es

En France, 30 % des personnes présentant des troubles psychiques vivent dans leur famille. Et près de 95 % des aidant·es ont déjà dû faire face à une crise ou une situation d'urgence psychiatrique pour leur proche(3) .

"Dans des périodes comme l'annonce d'un diagnostic, un moment de crise ou de rupture de soins, toute la dynamique familiale est centrée sur la personne malade. Vient alors un fort sentiment d'isolement et parfois un effet de sidération car ils sont souvent brutalement lancés dans ce monde méconnu de la santé mentale, aux termes spécifiques qui intriguent ou font peur."

C'est ce qui a poussé le psychiatre Philippe Nuss à s'engager pour les familles dont les proches souffrent de pathologies mentales sévères comme la bipolarité ou la schizophrénie. Tous les deux mois, ce neuroscientifique organise à l'hôpital Saint-Antoine, à Paris, un groupe de parole à destination des patient·es et de leur famille. Deux cents personnes sont à chaque fois au rendez-vous.

"J'ai eu l'idée de ces réunions il y a une quinzaine d'années, quand je me suis aperçu que je passais plus de temps lors de mes consultations avec les familles que les patients. Entre le moment où l'enfant tombe malade et où les parents commencent à comprendre ce qui se passe, il s'écoule environ dix ans. Les mamans sont souvent dans des positions d'extrême résilience : elles sacrifient tout dans l'espoir de restaurer un ordre apparemment perdu. Et si elles poursuivent leur vie professionnelle, c'est en mode dégradé. J'ai compris que dans ce contexte de souffrance tous azimuts, l'enfant malade devait ressentir une double affliction : il allait mal à cause de sa maladie mais aussi parce qu'il rendait tristes les personnes qui lui étaient les plus chères. C'est un long chemin d'expliquer aux mamans, et plus généralement aux parents, que d'aller bien, retrouver la joie de vivre, c'est mieux aider leur enfant."

Comment prendre soin de l'autre quand on est à bout ? À l'époque, Émilie ne s'arrête jamais : elle cherche comment aider son fils tout en veillant sur lui et sa petite sœur de 2 ans. "Je n'avais aucune soupape. Un soir, je me suis retrouvée avec ma détresse. J'ai pensé que ce serait reposant de ne pas me réveiller le lendemain. C'est la première fois que j'avais une telle pensée. J'ai appelé le 3114(4)." Émilie est à son tour hospitalisée pour dépression sévère réactionnelle. "Quand on est aidant, on dépasse ses limites. C'est à nous de sauver notre môme, on ne doit jamais abandonner, sinon on est un mauvais parent. Sauf qu'à un moment, on ne peut pas faire plus que ce qu'on fait déjà : ça dépasse notre champ de compétences. Je me suis effondrée."

"Depuis que j'ai rejoint un groupe de parole, la tristesse me tombe encore dessus régulièrement mais ne me submerge plus." Delphine, mère de Marc, 29 ans, souffrant d'un trouble schizo-affectif


"Je n'ai jamais eu honte de mon fils mais c'était tellement lourd que je me suis beaucoup isolée", confie Delphine, 57 ans. Marc, 29 ans, souffre d'un trouble schizo-affectif, diagnostiqué en janvier 2021. "Trois décompensations, une tentative de suicide, quatre hospitalisations, deux interventions des forces de l'ordre, quinze psychiatres rencontrés..." La liste de Delphine donne le tournis. "Je ne m'en rendais pas compte mais j'allais super mal. J'ai longtemps été réticente à rencontrer ceux qui vivaient la même chose que moi, avant de rejoindre un groupe de parole et de me former."

Des dispositifs tels que BREF(5), PROSPECT(6), PROFAMILLE(7) permettent aux familles d'avoir accès à des outils pour mieux comprendre la maladie et savoir comment réagir.

"La tristesse me tombe encore dessus régulièrement, la petite musique de la culpabilité se fait toujours entendre mais cela ne me submerge plus." Il y a eu un avant et un après pour Delphine, et même son fils s'en réjouit : "Il me trouve moins jugeante sur son addiction au cannabis et ses rechutes."

La souffrance de la fratrie

Autre difficulté souvent passée sous silence : "La fratrie souffre énormément et minimise ou tait ce qu'elle vit. J'ai délaissé ma fille cadette", déplore Delphine. "La schizophrénie est une maladie qui, pour s'exprimer, sollicite l'intelligence, le langage, la métaphore et le symbolique. Le gouffre symbolique et imaginaire dans lequel plonge la maladie ainsi que les blocages moteurs et de la volonté du patient envahissent l'espace mental de la famille, qui ressent un sentiment d'urgence inconnu, conduisant parfois à la négligence des besoins des autres enfants", confirme Philippe Nuss.

Un travail d'information des proches se révèle nécessaire pour que chacun·e trouve sa place. "Au début de la réunion, les familles se présentent et évoquent en quelques mots leur problème : 'Mon fils reste dans sa chambre', 'Il parle avec des inconnus dans sa tête', etc. Puis je reprends ce qui est dit et en fait une sorte d'exégèse en mots médicaux et psychologiques." Expliquer pour permettre aux familles de reprendre la main, et former une équipe avec leurs proches et les soignant·es.

"Je ne me rends pas compte de ce qui se passe dans la tête de mon frère." Marina a 23 ans. Cette étudiante en master à Sciences Po Paris épaule sa mère pour s'occuper de son frère de 25 ans.

"La première fois que j'ai entendu quelqu'un parler de son frère schizophrène, c'était le rappeur Gringe. J'ai pleuré car il mettait des mots sur ce que je ressentais." Marina, sœur de Marc


"Ado, il a commencé à consommer beaucoup de cannabis. Après une école de commerce et trop de pression, il a tout lâché. Il ne faisait plus rien de ses journées : on était tous démunis." Tout bascule en décembre 2018, lors de vacances au ski avec leur père. "Il a disparu dans les montagnes. On l'a cherché très longtemps, on a contacté la police, ça a été terrible."

Cet épisode conduit à une hospitalisation : il souffre de schizophrénie. "Cela a été un bouleversement mais avoir un diagnostic m'a soulagée. La première fois que j'ai entendu quelqu'un parler de son frère schizophrène, c'était le rappeur Gringe (8). J'ai pleuré car il mettait des mots sur ce que je ressentais." Marina a beaucoup écouté sa chanson Scanner(9) . Le plus dur ? "L'angoisse permanente : quand il est hospitalisé, je stresse. Et quand il est à la maison, j'ai peur qu'il lui arrive quelque chose. On ne sait pas comment communiquer avec lui." Pour décompresser, elle voit ses amis. "Je dis que mon frère est malade et je nomme la schizophrénie, car on ne peut pas déstigmatiser les maladies psychiques si on en fait nous-mêmes un tabou."

En 2020, elle est allée voir une psychologue qui lui a parlé des Funambules, un dispositif de prévention et d'accompagnement pour les jeunes proches de moins de 30 ans. "Entendre, lors des groupes de parole, que certains malades ont réussi à avoir une copine ou un boulot, ça me donne de l'espoir pour mon frère."

Aujourd'hui, son traitement fonctionne. Il vit chez Marina, en attendant une place dans un appartement thérapeutique. "Sa maladie nous a beaucoup rapprochés. Quand il a été hospitalisé, je lui ai dit que je l'aimais. C'était la première fois."

Alex, lui, a passé vingt et un mois à la clinique. "Il est en rémission et a de beaux projets pour l'avenir", confie Émilie, qui a rejoint TikTok(10) pour "vulgariser la santé mentale et libérer la parole". Mère et fils ont fait une vidéo sur les phrases à ne pas dire à un dépressif... et c'est d'utilité publique ! Quant à Delphine, elle se sent désormais "suffisamment solide pour accompagner son fils sur le chemin de la réhabilitation". À nous désormais de prendre soin d'eux.

1. Autrice de Ma famille, mon job et moi. Les clés pratiques d'un médecin à ceux qui aident un proche, éd. Robert Laffont, et de Aidants, ces invisibles, éd. de l'Observatoire.
2. 01 42 63 03 03 : écoute anonyme et gratuite de l'Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques.
3. Baromètre Unafam 2023.
4. Numéro de prévention suicide.
5. Programme de psychoéducation proposé à l'hôpital.
6. Atelier d'entraide proposé par l'Unafam.
7. Programme de psychoéducation à l'attention des familles dont le proche est atteint de schizophrénie ou de troubles apparentés. 
8. Avec son frère, Gringe a écrit un livre, Ensemble, on aboie en silence, éd. Harper Collins.
9. Sur l'album Enfant lune.
10. Emi_DanseAvecLaPluie.

Cette enquête a initialement été publiée dans le magazine Marie Claire numéro 859, spécial santé mentale, daté avril 2024.