Alors que la Semaine de sensibilisation au cancer de la peau débutera le 2 juin 2025, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) alerte : 80 % des mélanomes cutanés sont liés à une exposition aux UV. Derrière cette statistique glaçante se cache une réalité bien plus complexe et inquiétante : celle de la tanorexie, ou l’addiction au bronzage, qu’il soit naturel ou artificiel.
Un trouble qui touche Estelle*, 25 ans, depuis quelques années maintenant. Dès que les beaux jours arrivent ou que le ciel gris rend le bronzage impossible, la jeune vidéaste s'étale des couches d’autobronzant, sur tout le corps, à défaut d'avoir arrêté les cabines à UV il y a peu : "Je ne m’aime pas avec mon teint pâle, je ne me trouve pas jolie si je ne suis pas bronzée", avoue-t-elle.
"Quand je prends le soleil, j’ai l’air plus réveillée, j’ai meilleure mine"
À première vue, vouloir arborer un teint hâlé en hiver ou avant de partir en vacances peut sembler anodin. Mais pour certain.es, cette recherche d’une peau toujours plus foncée devient un besoin irrépressible, voire une véritable dépendance.
La tanorexie, souvent comparée à un trouble du comportement addictif, touche particulièrement les jeunes adultes, notamment les femmes — d'après SOS Addictions, il toucherait 5 femmes contre 1 homme. L’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire) rapporte que 5 à 30 % des utilisateurs de cabines de bronzage rempliraient les critères d’une addiction.
Pour Estelle, tout a commencé par un simple mal-être, accentué par des comparaisons familiales : "Mon frère et mon père ont la peau bronzée de nature… Moi, j’ai hérité de la peau pâle de ma mère, raconte-t-elle. J’ai l’air super fatiguée, terne. Quand je prends le soleil, j’ai l’air plus réveillée, j’ai meilleure mine."
Après une année passée au soleil en Australie il y a trois ans, le retour à la grisaille et à son teint naturel a été un choc : "Je ne supportais plus ma carnation d’hiver. J’ai alors commencé à faire des UV en cabine toutes les semaines pendant 8 mois, parfois même deux fois par semaine." Une routine qui vire à la compulsion. "Je faisais le temps le plus long, 30 minutes, sans protection." Résultat : coups de soleil, peau sèche, brûlures et taches pigmentaires de plus en plus nombreuses qui ont poussé la jeune femme à ralentir la cadence, jusqu'à stopper complétement il y a six mois.
Une addiction silencieuse mais bien réelle
De son côté, Cathy, 57 ans, résidente sur la Côte d’Azur, a fait état du même mal-être dans sa vingtaine. À une époque où les prises de conscience concernant l’impact du soleil et des UV artificiels étaient moindres comparées à aujourd’hui, elle passait ses journées à "cramer" au soleil.
"Quand il faisait beau, je consacrais mes journées, de 10h à 18h, à aller à la plage, quitte à annuler des rendez-vous ou des sorties entre amis. Pour accélérer mon bronzage et paraître toujours plus bronzée, j’étalais de la graisse à traitre, parfois directement de l’huile d’olive sur tout mon corps", confie-t-elle.
Et quand le soleil n’était pas de sortie, Cathy optait pour l’option cabine à UV, qu’elle pensait à l’époque inoffensive et idéale pour préparer sa peau au soleil.
Le bronzage artificiel, des risques irréversibles pour la santé
Pourtant, le bronzage artificiel ne prépare pas la peau au soleil. Il ne protège pas, ne stimule que très peu la production de vitamine D, et accélère le vieillissement cutané. Olivier Merckel, chef de l’unité d’évaluation des risques liés aux agents physiques à l’Anses est catégorique : "L’exposition aux UV artificiels et n’apporte aucun bénéfice pour la santé."
Pire, les lampes de bronzage sont classées "cancérogènes certains" par le CIRC. Et le danger est d’autant plus grand pour ceux qui, comme Estelle, s’y exposent jeunes et de manière répétée. "Les données épidémiologiques récentes affirment l’existence d’une relation entre risque de mélanome et exposition aux UV artificiels, en particulier pour une première exposition avant 35 ans", alerte encore l'expert.
Dans un rapport alarmant, l’Anses note par ailleurs que "certains utilisateurs fréquents ou excessifs des cabines de bronzage pourraient être considérés comme dépendants". Elle va plus loin en évoquant un comportement potentiellement addictif, soutenu par des études d’imagerie cérébrale montrant une libération de dopamine chez les usagers réguliers, un mécanisme semblable à celui de nombreuses addictions.
Depuis 2009, l’Anses recommande la cessation totale de l’usage commercial des cabines de bronzage à visée esthétique. Et pour cause : leur utilisation avant l’âge de 30 ans augmenterait de 75 % le risque de développer un mélanome, selon les chiffres du CIRC.
Se réapproprier sa peau
Aujourd’hui, Estelle tente de se réapproprier sa couleur de peau naturelle, non sans mal. "J'essaie de limiter mon exposition au soleil et de ralentir sur l'autobronzant, mais c'est compliqué", reconnait-elle. Pour Cathy, la tanorexie lui semble aujourd'hui bien loin : "En prenant de l'âge et avec les épreuves de la vie, j'ai arrêté de me soucier autant de mon apparence. Ma peau blanche ne me dérange plus, et je trouve même qu'elle me rajeunit."
Mais le chemin vers l’acceptation de soi est lent, semé d’injonctions contradictoires, car la peau bronzée reste largement valorisée dans notre société.
Pour certain.es, elle évoque la santé, la jeunesse, les vacances, la réussite sociale... Autant de symboles positifs qui nourrissent un imaginaire collectif flatteur. Dans un monde où la pâleur est souvent associée à la fatigue ou à la maladie, vouloir afficher un teint hâlé peut sembler anodin, voire esthétique. Mais cette norme insidieuse rend floue la frontière entre plaisir et compulsion.
Elle pousse certains à banaliser, voire encourager, des comportements à risque : expositions prolongées sans protection, séances UV répétées, et surtout une incapacité croissante à s’accepter autrement. Le regard des autres n’est pas toujours en cause — Estelle le dit elle-même : "Ce n’est pas les autres le problème, c’est vraiment ma perception de moi." C’est là toute la subtilité de ce trouble.
L’enjeu pour Estelle est désormais d’apprendre à aimer sa peau, quelle que soit sa teinte. Parce que si le hâle s’estompe, les conséquences, elles, restent.
*Le prénom a été modifié.