Les effluves d’un parfum racontent une histoire. Un récit raconté par des parfumeur.ses soucieux.ses de retranscrire avec justesse les émotions, les sentiments et les ressentis associés à cette histoire. Mais pour que cette narration prenne vie, un travail méticuleux de choix et d’imagination est requis.
Trois experts de renom nous livrent leurs secrets pour sélectionner les ingrédients de leurs sillages.
La sélection d’ingrédients : une affaire de goût
Lorsque l'on interroge Jean-Claude Ellena sur la façon dont il choisit ses ingrédients, c’est tout naturellement qu’il répond : "De la même manière que vous sélectionnez vos mots avant d’écrire un récit". Une comparaison qui aide à mieux comprendre la manière de procéder des nez pour trouver les ingrédients phares qui composeront leurs prochains sillages.
"Je me penche d’abord sur l’idée, sur ce que j’aimerais raconter en odeur, c’est la chose la plus importante, même si c’est flou, reconnaît le parfumeur qui se cache derrière pléthores de parfums Hermès. Je pose quelques mots, quelques odeurs sur le papier, l’idée ou l’accord principal avec les épices, l’iris et le poudré, puis il me faut choisir, un mot important car créer c’est choisir."
Et de poursuivre en prenant l’exemple de l’iris : "Tout seul il n’est pas suffisamment expressif, j’ai besoin d’adjectifs, d'adverbes surtout des adverbes comme ‘suffisamment’, donc des ingrédients qui vont l'amplifier."
Cette affaire de goût et de choix, Thierry Wasser, maître parfumeur de la maison Guerlain depuis 2008, en fait également état. "Je choisis un ingrédient si ce qu’il dégage me parle, s'il me plaît, tout simplement", affirme le compositeur avant d’ajouter : "Comment exprimer l’idée que j’ai en tête ? Comment choisir le meilleur ingrédient pour que le parfum soit fidèle à ce que l’on veut raconter ? Chaque parfum raconte sa propre histoire. C’est de l’art, c’est abstrait, il est question de savoir si l’ingrédient nous touche ou non. C’est une affaire personnelle."
Des relations de confiance pour des ingrédients de qualité
Une fois les mots posés sur des idées, les senteurs qui se dessinent dans l’esprit, la volonté d’un sillage particulier trouvée, il ne reste plus qu’à faire appel aux petites mains, celles souvent oubliées, qui se trouvent à la racine même des ingrédients d’un parfum. "La base de notre métier, en dehors de notre créativité, se sont nos ingrédients que l’on doit à nos clients, les agriculteurs", avoue non sans fierté Jacques Cavallier-Belletrud, maître parfumeur pour Louis Vuitton depuis 2012.
Ce sont eux qui permettent qu’un parfum voit le jour. "Derrière chaque ingrédient il y a quelqu’un. C’est une histoire de famille, d’agriculture et de transformations. Car les fleurs ne voyagent pas, les roses, le jasmin, la jonquille… doivent être traitées sur place. Et pour les traiter, il y a un tas de personnes en qui la Maison a confiance", indique de son côté Thierry Wasser qui fait appel aux mêmes producteurs que Jacques Guerlain : "Notre bergamote provient d’une famille italienne avec laquelle on travaille depuis trois générations. C’est important pour nous, aujourd’hui, d’entretenir et de tisser des relations fortes avec nos producteurs en perpétuant les traditions."
Quand ils doivent trouver un nouvel ingrédient, les parfumeurs sillonnent les pays, les territoires, afin de trouver la perle rare qui saura au mieux correspondre à leurs attentes en termes de disponibilité, qualité et prix. Par exemple, le Oud fait partie des ingrédients convoités avec une production faible et un rendement rare. Pour s’assurer d’en avoir dès que nécessaire, Thierry Wasser explique "nouer des relations étroites avec des partenaires locaux, ou dans le monde, afin d’éviter les pénuries."
D’autres maisons comme Chanel et Dior possèdent aussi leurs propres filières. Chanel a un partenariat d'exclusivité en France avec un producteur de roses, la maison Mul, depuis 1987. Dior, avec le Domaine de Manon et le Clos de Callian, a aussi ses champs de roses et de jasmin.
Malgré de nombreux partenaires, certains ingrédients peinent tout de même à être récoltés. "L’ambre gris, une matière première utilisée en parfumerie sécrétée et rejetée par les cachalots qui flotte au gré des courants océaniques en Ecosse, en Inde ou en Nouvelle Calédonie, se veut particulièrement difficile à obtenir car "plus personne n’est intéressé pour le récolter, malgré que son prix ait quadruplé", note Jacques Cavallier-Belletrud.
Politique, économie, climat… Des entraves au développement d’un parfum
Mais le manque de récolte n’est pas la seule entrave à la sélection d’ingrédients pour un parfum. Le réchauffement climatique, les conflits ou l’économie d’un pays jouent un rôle important.
"Une tornade en Haïti et le vétiver vient à manquer, la spéculation se met en route, et le coût double et parfois triple, explique Jean-Claude Ellena. Une maladie des champs d’orangers au Brésil ? Le coût de l’essence d’orange, l’ingrédient le plus commun en parfumerie, devient énorme. Le Brésil fournit 60 % de la consommation mondiale qui est de 5 000 tonnes."
Plus récemment, la crise du Covid a aussi eu sa part de responsabilité dans la pénurie de certains ingrédients. En cause : une remise en route compliquée qui a engendré des mois de retards de livraison de produits de base servant à créer des molécules sophistiquées pour les sillages.
Quid des notes de synthèse ?
Et si un ingrédient manque ? Pour certains parfumeurs, hors de question d’utiliser des notes de synthèse. "Quand nous pouvons, nous continuons la production avec d’autres ingrédients disponibles", explique Jacques Cavallier-Belletrud. Or, certains, comme le patchouli, sont irremplaçables. Dans ce cas, la production est mise en attente afin de retrouver une qualité satisfaisante.
"Pour éviter les plans de secours, nous nous prémunissons en stock et surtout en produits naturels qui sont saisonniers à la différence des chimiques. Les notes de synthèse ne remplacent jamais les naturels et vice-versa. L’aspartame ne remplace pas le sucre, ni l’inverse, ce sont deux sucres différents", indique de son côté Jean-Claude Ellena.
Autre solution : décliner un seul et même ingrédient afin de créer de nouvelles notes. "Chaque décennie nous a offert de nouvelles matières et de nouvelles techniques (extraction avec distillation, le CO2, le micro-ondes) nous permettant, avec un seul et même ingrédient de créer différentes senteurs. Je peux donc sélectionner un seul ingrédient pour répondre à différents besoins en termes de senteurs", conclut le nez de Guerlain.