La banderole "Russians Against War" et les portraits de prisonniers politiques donnent le ton : nous sommes à Espace Libertés, un lieu de coworking niché dans le 9e arrondissement, lancé par l'association Russie-Libertés.

Avec un studio professionnel, subventionné par Reporters sans frontières, pour les journalistes forcés à l'exil par les persécutions et la censure imposée par le régime de Vladimir Poutine.

"Des journalistes, des défenseurs des droits humains, des artistes réfugiés peuvent grâce à nos événements exprimer leur colère, une colère réprimée en Russie", explique Olga Prokopieva, présidente de l'association. Selon l'Ofpra, en 2022, 2 616 Russes ont demandé l'asile politique en France.

"On ne connaît pas leur nombre exact ici, poursuit Olga Prokopieva, mais les données globales estiment qu'ils sont entre 500 000 et 1,5 million à avoir fui à l'étranger. Nous sommes reconnaissants au gouvernement français d'avoir mis en place des mécanismes pour qu'ils puissent obtenir rapidement des visas et des titres de séjour. C'est plus difficile pour les hommes qui fuient la mobilisation ou l'armée. C'est dommage, parce que ce n'est pas seulement les protéger, c'est aussi affaiblir l'armée russe que de les accueillir."

Cette vague d'immigration massive a été déclenchée par l'invasion de l'Ukraine, le 24 février 2022, suivie de l'annonce de la mobilisation, et la répression du mouvement lancé par Alexeï Navalny, désigné comme "organisation extrémiste", avant son assassinat en prison, le 16 février dernier.

Le choc des exilés après la mort d'Alexeï Navalny

Selon l'enquête du projet RE : Russia, En 2022, le nombre de personnes coupables de "terrorisme" a été multiplié par 40 par rapport aux années précédant le retour de Poutine au pouvoir en 2012. "Cette guerre d'agression est non seulement un immense malheur pour le peuple ukrainien, mais aussi une répression comme il n'y en avait pas eue depuis l'époque stalinienne à l'intérieur de la Russie, dénonce Galia Ackerman, rédactrice en chef de Desk Russie. Sacha Skotchilenko, jeune artiste merveilleuse qui collait des petites étiquettes sur des marchandises avec des infos sur la guerre, a été condamnée à sept ans de prison. Evguénia Berkovitch, metteuse en scène, et Svetlana Petriïtchouk, autrice d'une pièce sur l'histoire de Russes recrutées par des islamistes en Syrie, ont été arrêtées le 4 mai 2023, ajoutées à la liste des 'terroristes et extrémistes' en avril dernier. Elles encourent une lourde peine. C'est juste impensable."

Dans ce climat de terreur, la mort d'Alexeï Navalny a créé une onde de choc au sein de la communauté des exilés. "L'objectif n'est pas seulement de les aider à s'intégrer en France, mais de leur donner la force et les moyens de poursuivre leurs combats pour lutter contre la propagande, fournir de l'aide à l'Ukraine et soutenir les prisonniers politiques, explique Olga Prokopieva. Des coalitions travaillent à la 'Russie du futur', et si nous n'avons pas de leader politique, nous avons des leaders d'influence, dont des figures féminines comme Ioulia Navalnaïa et Evguénia Kara-Mourza."

C'est dans cette période où l'effroi se mêle à l'espoir que l'artiste Alisa, la journaliste Alena et l'activiste Iana ont accepté de témoigner.

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Alisa Safina, 27 ans, artiste

Julien LIESNARD / Marie Claire

"J'ai été élevée par ma mère et ma grand-mère à Kazan au Tatarstan. Je n'aime pas cette ville étriquée, je déteste les institutions, j'ai toujours su que j'étais différente. À 12 ans, j'ai eu un ordinateur et j'ai pu enfin voir des films LGBT. J'avais intériorisé l'homophobie par peur, culpabilité, honte. À 17 ans, je m'envole pour Moscou. Je ne suis pas encore politisée mais en 2014, c'est l'annexion de la Crimée, je sens monter un sentiment d'opposition, et de mépris vis-à-vis du pouvoir et de Poutine. Je découvre alors le théâtre contestataire, je lis Novaïa Gazeta, et des bars gays existent même si cela reste dangereux. Quand le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov est condamné à vingt ans de prison pour 'terrorisme', avec ma copine, on distribue des tracts.

Arrêtées, on passe la nuit en prison avec des policiers très violents, j'en sors traumatisée. En 2019, je participe quand même aux manifestations de soutien à Navalny, un héros quand on a grandi, comme moi, sous Poutine. Le 24 février 2022, je comprends que je dois partir sinon je finirai en prison ou à l'hôpital psy. J'arrive le 9 avril 2022 à Paris, où les parents d'un ami français m'hébergent. Je demande l'asile politique, accordé cinq mois plus tard, et depuis j'attends mon titre de séjour. Je fais des petits boulots, j'ai déjà exposé dans une galerie et je vis avec Katia, rencontrée à un événement anti-guerre.

Avocate, elle a quitté la Russie il y a douze ans. Ici, je participe aux actions de Russie-Libertés. Nous, les Russes en exil, sommes solidaires, mais je n'ai plus d'espoir, Poutine est un cancer qui détruit notre pays. Je crois en Ioulia Navalnaïa, mais pas au peuple russe. Mon art, qui illustre le combat mené à l'intérieur – je ne peins que des femmes et leur sexualité –, n'est pas politisé. La liberté fait peur parfois, il faut faire un effort pour se rééduquer, exercer son libre arbitre. En France, je suis devenue adulte, je peux embrasser Katia dans la rue, manifester. Je n'ai aucun regret d'avoir quitté la Russie, mon souhait le plus fort est de faire venir ma mère. Après, tout ira bien."

Son Instagram : @just_alice33

Sur la photo : Alisa Safina (à gauche) avec sa compagne Katia et leur chat Chou-Chou, chez elles, à Paris.

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Iana Brednikova, 24 ans, coordinatrice à Navalny Team

Julien LIESNARD / Marie Claire

"J'ai grandi dans l'Oural, dans une petite ville éloignée de la Russie européenne. À 18 ans, je ne suis pas politisée quand je pars étudier la philosophie à l'université de Iekaterinbourg. Deux ans plus tard, je réponds à l'annonce de candidats du parti indépendant Iabloko qui recherchent des bénévoles pour la campagne municipale. Je fais du porte-à-porte et je découvre alors la réalité de beaucoup de Russes : la pauvreté, l'alcoolisme, la toxicomanie. Une femme me dit : 'OK, mais où sont les saucisses ?' Le candidat du parti de Poutine en offrait contre un bulletin de vote ! Je suis choquée et en colère, je vois de mes yeux ce que Navalny dénonce sur sa chaîne YouTube.

Le lendemain, je rejoins Navalny Team en tant que community manager. On me prévient que je serai sous pression des autorités, que mon iPhone et mon ordi seront hackés. Une de mes collègues embarquée par la police, sac plastique sur la tête, est rouée de coups... En 2020, je n'ai pas peur d'aller en prison, je ne suis jamais apparue publiquement, mais quand Navalny est jeté en prison, je filme en live stream pour sa chaîne YouTube, je prends des risques. Avec la guerre en Ukraine, la répression s'intensifie, tous mes collègues s'exilent ou se terrent dans des villages. Je suis seule, on a hacké mon téléphone, notre bureau doit être sur écoute, je deviens paranoïaque. Des avocats me conseillent de partir.

Je lance un appel aux citoyens français : rejoignez-nous dans notre lutte contre Poutine !

Ma grand-mère me donne toutes ses économies, 800 euros, et j'achète un billet pour Minsk, avant de rejoindre la Pologne, puis Paris en septembre 2022. Bénévole à Navalny Team, j'ai coordonné les manifestations 'Poutine is a killer' en août dernier dans dix villes de France. Ici, je n'ai pas peur. À Vilnius, Leonid Volkov, ancien bras droit de Navalny, a été agressé à coups de marteau. Je ne suis pas une analyste politique, mais j'admire Ioulia Navalnaïa, une femme intelligente, expérimentée, courageuse. Le combat continue avec elle. Je lance un appel aux citoyens français : rejoignez-nous dans notre lutte contre Poutine ! J'ai le mal du pays. Je rêve de revivre une journée, une seule, à Iekaterinbourg, y être l'ado insouciante et la jeune militante joyeuse que j'étais."

La chaîne YouTube : @navalny_team

Pour la suivez sur Instagram : #navalnyteam

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Alena Itskova, 25 ans, journaliste à "Novaïa Gazeta Europe"

Julien LIESNARD / Marie Claire

"Après des études en relations internationales à Londres et un emploi très ennuyeux de retour à Moscou, je postule à Novaïa Gazeta. Ils me testent et je suis embauchée en septembre 2021. Je connais le passé du journal, les assassinats de plusieurs de ses journalistes, mais je pense que c'est une époque révolue. À la rédaction, je croise des écrivains, des artistes, des militants, le bureau d'Anna Politkovskaïa (journaliste d'investigation, assassinée le 7 octobre 2006) y est conservé en l'état avec son vieil ordi, et je travaille avec Dmitri Mouratov (rédacteur en chef, colauréat du prix Nobel de la paix en 2021), c'est fascinant. Six mois plus tard, le 24 février 2022, je suis réveillée à 6 heures. "Viens vite à la rédac !" On travaille plusieurs jours d'affilée, on dort sur place. Dès le 4 mars, la loi sur la censure est appliquée. On risque jusqu'à quinze ans de prison si on publie des 'fake news', en fait des infos autres que celles des canaux officiels.

Le pire est de devoir effacer tous nos anciens articles et nos posts sur les réseaux sociaux. Je suis inquiète, car je postais ces 'infos illégales' sur le fil d'actualité. J'utilise un VPN, je ne prends pas le métro pour éviter la reconnaissance faciale, je reste à la maison avec mon chat. Le régime a tué la profession de journaliste, bâillonné les dernières voix libres. On oscille tous entre la peur, la colère et la paranoïa. On arrête la parution du journal le 28 mars, et le 4 avril, Novaïa Gazeta Europe est lancé.

Après Riga, je rejoins le bureau créé il y a deux mois à Paris. Il nous est très difficile d'obtenir des infos en Russie, parler à un journal "indésirable" est illégal, nous lire aussi. Un homme avec un de nos articles sur son iPhone a été dénoncé par un voyageur dans le métro. Avec la répression, la délation explose. Je ne suis plus optimiste, cela fait des années que l'on nous prédit la fin du régime, j'attends juste que Poutine meure. J'ai tellement pleuré quand Navalny a été assassiné. Je commence à me faire à l'idée que je ne reverrai pas mon pays avant longtemps. Avec mes parents, on essaie de se retrouver en Turquie, en Arménie, à Dubaï. Je n'ai pas de plan pour l'avenir : je suis heureuse d'être en vie."

Ces témoignages ont été initialement publiés dans le magazine Marie Claire numéro 862, daté juillet 2024.

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