En ukrainien, on appelle ses grands-parents Babusia et Didus. C'est ainsi que la petite Veronika, 9 ans et deux couettes blondes qui gigotent autour du visage, surnomme le couple de personnes âgées qui l'a cachée, au début de l'invasion à grande échelle de son pays.

Le 24 février 2022, l'oblast de Kherson est l'une des premières régions à tomber sous le joug des forces russes. La fillette, qui vit dans un orphelinat, est menacée d'enlèvement par les belligérants. Ces soldats prennent en effet le contrôle des institutions locales, y compris de l'aide sociale à l'enfance. Officiellement, il s'agit d'une mission "humanitaire" visant à éloigner les jeunes des combats. En vérité, ces déplacements forcés de population servent un dessein militaire, comme cela a été le cas dans la plupart des conflits menés par Moscou depuis l'ère soviétique.

Le personnel entre alors en rébellion pour cacher les enfants chez les uns et les autres.

Celui que Veronika appelle son "grand-père" est en fait le gardien de son orphelinat. "Didus m'a emmenée chez lui, mais je n'ai pas compris pourquoi", raconte la petite fille, qui perçoit la guerre le jour où les murs de la cuisine tremblent après une frappe, et que de la fumée s'élève dans le ciel. Elle restera une année dans "cette grande maison avec des poules et des chiens" avant de revenir dans les zones sous contrôle gouvernemental.

Avec deux autres orphelines, l'enfant voyage une dizaine de jours pour contourner la ligne de front. D'autres résistant·es, qui agissent sous couverture, se relaient au volant. Elle se remémore ce qu'elle fait pour se donner du courage, surtout quand elle traverse les cendres de Marioupol : "J'ai serré fort ma peluche", un lapin antistress offert par un dentiste.

En cette fin février, deux ans après son retour, Veronika livre son histoire, assise en tailleur sur une chaise pour se hisser à la hauteur de la table, sous l'œil protecteur d'Olena Moskalenko, la mère de sa nouvelle famille d'accueil. La petite rescapée vit désormais à Brovary, à l'est de Kyiv, dans un pavillon niché au cœur d'une pinède, un paysage recouvert d'un manteau de neige en cette saison hivernale. "Nous n'avons pas beaucoup d'informations sur son parcours", souffle cette mère qui élève huit enfants, les siens et ceux confiés par les services sociaux.

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Des réseaux de résistants

Daria Svertilova - MARIE CLAIRE

Ce qui reste certain, c'est que les "grands-parents" de Veronika ont contacté l'Ukrainian Child Rights Network pour organiser son évacuation.

Ce réseau fédère 40 ONG spécialisées dans la protection de l'enfance et concentre la majeure partie de ses activités, depuis le début de la guerre totale, au sauvetage des enfants. "On a commencé à recevoir des signalements sur des enfants déportés ou menacés de l'être dès les premiers jours de l'invasion, et on a vite compris qu'il allait aussi falloir prendre en charge les orphelins des villes occupées", se souvient la porte-parole Darya Kasyanova, également directrice des programmes nationaux de SOS Villages d'enfants.

On a commencé à recevoir des signalements sur des enfants déportés ou menacés de l'être dès les premiers jours de l'invasion.

Très influente sur les réseaux sociaux, Darya Kasyanova reçoit aussi des appels à l'aide sur Facebook de la part d'adolescent·es pris·es au piège par les assaillants. Elle nous donne rendez-vous en fin de matinée, les traits tirés après une nuit mouvementée, durant laquelle une pluie de 267 drones s'est abattue sur le pays.

La coalition siège dans le centre de Kyiv, dans un édifice historique reconverti en coworking avec lustres qui scintillent et canapés moelleux. L'amas de cartons qui s'entassent dans l'entrée jure avec cette décoration léchée. Ce sont des paquets de couches, de shampooings et de vivres à distribuer. "Les retours s'effectuent le plus souvent via le consulat de Biélorussie, mais je ne peux pas en dire plus pour ne pas mettre en péril la suite de nos opérations", explique la porte-parole.

Au total, 1 256 enfants ont pu être sauvés, à l'instar de Veronika. Une goutte d'eau comparé aux 19 546 enfants déportés en Russie, ou menacés de l'être, dont les noms ont pu être identifiés par les autorités ukrainiennes. Il y en a probablement bien plus, puisque Moscou revendique de son côté avoir accueilli sur son sol, pour "raisons humanitaires", 744 000 mineur·es ukrainien·nes, accompagné·es ou non – ce qui est pourtant contraire à la Convention de Genève, le traité fondamental pour protéger les civil·es dans le cadre d'un conflit armé.

Dans cette liste, on trouve notamment le petit frère et la petite sœur de Veronika, des jumeaux raflés par les assaillants dans leur orphelinat.

En photo : Veronika, 9 ans, a été sauvée du risque de déportation par les employés de son ancien orphelinat, dans la région de Kherson. 

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Dans le conflit, la bataille se joue aussi sur un plan administratif.

Daria Svertilova

"Les documents administratifs pour leur retour sont prêts, mais la Russie bloque le processus", dénonce Olena Moskalenko, la mère d'accueil qui espère réunir la fratrie sous son toit. Au début de la guerre, plusieurs grands-mères ont pu sauver leurs petits-enfants.

À Itchnia, au nord du pays, nous avons rencontré Sasha, 14 ans. Une lueur sombre flotte dans son regard pourtant clair, celle d'un enfant qui a perdu toute innocence. Le garçon a été blessé par un éclat d'obus durant le siège de Marioupol avant d'être séparé de force de sa mère. Les forces russes "filtrent" toutes les entrées et les sorties de civils des territoires occupés. Jugée suspecte, la mère de Sasha a été incarcérée. Sasha a été hospitalisé à Donetzk. Alors sa grand-mère Liudmyla Siruk a bravé tous les risques et pris sa voiture pour le retrouver.

Un tel acte de bravoure est à présent inimaginable sans l'aide des ONG. 

Ils détruisent les certificats de naissance pour éditer des documents russes dans lesquels les prénoms sont changés ou russifiés.

"La Russie met des bâtons dans les roues !", renchérit Darya Kasyanova. Dans ce conflit, les enfants sont des butins de guerre, et la bataille se joue aussi sur un plan administratif.

L'avocate de l'Ukrainian Child Rights Network, Anastasiia Stepula, intervient d'un ton ferme : "La seule façon de ramener un jeune est d'envoyer un représentant légal là-bas. Or, le Kremlin exige toujours plus de documents, prétend que ces enfants ont déjà des tuteurs légaux en Russie, et change parfois les noms des plus petits pour que cela devienne impossible de les retrouver."

 Iryna Suslova, la représentante du Commissariat aux droits de l'homme du Parlement ukrainien en charge des droits des enfants, confirme : "Ils détruisent les certificats de naissance pour éditer des documents russes dans lesquels les prénoms sont changés ou russifiés – Maryna peut devenir Masha, par exemple – et parfois même les villes de naissance sont modifiées." 

Ce Commissariat est la seule instance à avoir maintenu des liens avec son homologue russe, puisque les relations diplomatiques entre les deux pays sont rompues. Le Qatar sert d'intermédiaire pour négocier ces retours, mais les résultats par ce canal restent modestes. Selon Tass, l'agence de presse russe financée par le Kremlin, 100 enfants ont été renvoyés en Ukraine, et 20 petits Russes de l'autre côté. Le petit frère et la petite sœur de Veronika, les jumeaux âgés de 4 ans, seraient retenus dans un sanatorium de Crimée. Cette péninsule de la mer Noire, conquise par Vladimir Poutine en 2014, est une plaque tournante de la déportation des mineur·es ukrainien·nes. 

En photo : En novembre 2024, l’experte légale Kateryna Rashevska a déposé, devant la Cour pénale internationale (CPI), le cas de six enfants ayant vécu sous contrôle russe.

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3000 euros par sauvetage

Daria Svertilova - MARIE CLAIRE

"C'était comme d'être en prison, entouré de barbelés, décrit Rostislav Lavrov, 17 ans, détenu près d'un an en Crimée. On m'avait promis que c'était pour deux semaines avant de rentrer. Il y avait avec moi des enfants de tous profils, des orphelins, d'autres séparés de force de leurs parents. La plupart des enfants avaient déjà le cerveau lavé". Originaire de la région de Kherson, il vivait avec sa mère et sa grand-mère jusqu'à l'arrivée des chars russes. L'aïeule est décédée peu après ; sa mère, qui souffre de troubles psychiques, a été arrêtée par les Russes. "Je n'ai aucune idée d'où elle a pu être internée", confie avec pudeur le fils.

En Crimée, Rostislav Lavrov a été placé à l'isolement pendant une dizaine de jours. Son tort ? Refuser de chanter l'hymne national russe. "On ne cessait de nous répéter combien l'Ukraine était un mauvais pays et que personne ne nous attendait plus là-bas", rapporte-t-il.

Nous, les garçons des territoires occupés, on est recrutés sans entraînement pour être envoyés directement sur le front.

Rostislav Lavrov a été évacué par l'intermédiaire de Save Ukraine. Cette ONG détient le record de sauvetage depuis 2022, avec à son actif près de la moitié – 612 enfants – des rapatrié·es. Cela a un coût, 3 000 euros par tête, financés par des donateurs internationaux. Cela a aussi permis la construction d'un centre de réhabilitation, dans le sud de la capitale. En ce début d'après-midi, des ouvriers s'affairent à l'entrée de ce bâtiment de brique, pour terminer les travaux au rythme des perceuses et du bruit de l'autoroute à proximité.

Des recrues pour l'armée russe

Anton, dont le prénom a été modifié, est l'un des derniers à avoir été libéré. Il y a une dizaine de jours, ce jeune de 17 ans, mèche rousse sur le côté et regard bleu glacial, vivait encore dans une campagne des environs de Kherson. Sur les conseils d'un ami exilé en Pologne, il a appelé l'ONG qui a pu orchestrer son évasion en une semaine, un temps record, là où certains dossiers nécessitent six mois de préparation. Il y avait urgence.

Déscolarisé depuis le début de la guerre, il se consacrait au potager familial. "J'ai refusé d'aller à l'école, car c'est devenu un lieu d'endoctrinement pro-russe", persifle l'adolescent. Anton a été contraint d'adopter la nationalité russe, comme la plupart des citoyen·nes ukrainien·nes sous occupation. Il dépose sur la table son passeport, édité le 22 février 2024. Pour fuir, le déclic s'est produit le mois dernier, lorsque son père a reçu un ordre de mobilisation dans l'armée ennemie. "Tu seras le prochain sur la liste", l'a averti un officier russe. 

"Nous, les garçons des territoires occupés, on est recrutés sans entraînement pour être envoyés directement sur le front", indique Anton. Il a ensuite été convoqué par le FSB, le renseignement russe, pour un interrogatoire préalable à son engagement militaire. "Ça a duré plusieurs jours, et j'avais les mains menottées", glisse le jeune homme, avant de se murer dans le silence. Depuis l'invasion de 2022, les Ukrainien·nes se réfèrent à cette nouvelle expression – "être emmené au sous-sol" –, car des chambres de torture sont installées dans les sous-sols des administrations locales. "J'ai besoin de me reposer", murmure Anton avant de s'éclipser. Le jeune homme espère bientôt s'exiler en Pologne et travailler dans le bâtiment.

En photo : Au début de la guerre, plusieurs enfants ont pu être sauvés par leurs grands-mères du risque de déportation en Russie. C’est le cas de Sasha, 14 ans, ici avec sa grand-mère, Liudmyla Siruk, dans leur ville d’Itchnia.

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Des enfants victimes de violences

Daria Svertilova - MARIE CLAIRE

Le passeport d'Anton pourrait devenir une précieuse preuve pour la Cour pénale internationale (CPI). L'instance a émis des actes d'accusation en mars 2023 à l'encontre de Vladimir Poutine et de la commissaire aux droits de l'enfant à Moscou, Maria Lvova-Belova, les architectes de ces déportations massives.

En novembre 2024, le cas de six enfants a été déposé devant cette cour par le Regional Center for Human Rights, originaire de Crimée. "Ces enfants ne sont pas seulement victimes de déportation et d'adoption forcées, ils sont aussi victimes de violences, comme la militarisation et la politisation de l'éducation", lance Kateryna Rashevska, experte de l'ONG. La politique de passeport forcé en est un rouage essentiel. "C'est très dur de collecter les preuves, car les autorités ukrainiennes récupèrent ces pièces dès qu'un enfant franchit la frontière", se désole l'avocate.

On a identifié près de 1 000 enfants criméens déportés vers la Russie de 2014 à 2022. Ils ont maintenant une vingtaine d'années.

Cette brindille à la volonté de fer a été embauchée en 2020, c'était son premier job après les études de droit. La Russie, explique-t-elle, a d'abord expérimenté ce système sur les enfants de Crimée, avant de l'appliquer ensuite dans les proportions actuelles quasi industrielles. "On a identifié près de 1 000 enfants criméens déportés vers la Russie de 2014 à 2022. Ils ont maintenant une vingtaine d'années." 

Darya Kasyanova alerte : "Aujourd'hui, sur le front, de nombreux Ukrainiens se battent contre nous." 

À Brovary, la nuit tombe dans la pinède et les lampadaires s'allument pour éclairer les allées d'une lueur orange.

La petite Veronika a filé dans sa chambre, qu'elle partage avec Anna, 14 ans. Elle aussi a été placée ici après avoir fui le sud de Kherson en novembre 2024. La jeune fille a été scolarisée sous occupation, jusqu'à rêver de rejoindre le mouvement des jeunes patriotiques de son ancienne école. "Au début, elle répétait que tout irait mieux si Moscou gagnait", s'indigne la mère d'accueil, qui a accroché un drapeau ukrainien dans presque toutes les pièces. Anna ne prête pas attention à la discussion. Elle a le regard vissé sur son téléphone. Elle y poste des vidéos d'elle où elle se filme en train de danser sur des tubes de pop tantôt ukrainiens, tantôt russes, à l'image des deux mondes entre lesquels elle oscille.

Veronika tire sur notre manche pour montrer avec fierté son lit sur lequel ne trône plus aucune peluche. "Où est le lapin antistress ?" La petite répond qu'elle l'a offert lors d'une collecte pour accompagner l'arrivée du prochain rescapé.

En photo : L’avocate Oleksandra Matviïtchuk est la fondatrice du Centre des libertés civiles, l’ONG qui documente les crimes de guerre perpétrés par la Russie.

Ce reportage a été publié initialement dans le magazine Marie Claire n874, daté juillet 2025

[Dossier] Guerre en Ukraine déclarée par la Russie : le conflit qui divise tout un continent - 34 articles à consulter
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