De la championne paralympique Marie Patouillet à l’élue et militante Alice Coffin, en passant par la chanteuse Aloïse Sauvage et l’humoriste Shirley Souagnon, elles sont 20 lesbiennes out à avoir témoigné auprès des autrices du Déni lesbien - Celles que la société met à la marge, sorti chez Harper Collins mi-septembre 2024. Elles sont tiktokeuses, avocate ou photographe, et malgré leurs vécus et trajectoires différentes, elles ont en commun d’avoir fait l’expérience de la lesbophobie, mais aussi d’une invisibilisation persistante.

Entretien avec Sophie Pointurier et Sarah Jean-Jacques, l'enseignante-chercheuse et la docteure en sociologie qui ont écrit à quatre mains cet ouvrage, à la fois essai et recueil de témoignages, important.

Le poids du stigmate

Marie Claire : Dans le livre, vous expliquez dès le départ avoir contacté 50 personnalités lesbiennes, mais seulement 20 ont finalement accepté de participer. Est-ce que cela signifie que c’est encore compliqué d’en parler ? 

Sophie Pointurier : Je pense que le poids du stigmate est encore très présent. On peut aussi le comprendre avec ce que disent beaucoup d'interviewées dans le livre : à partir du moment où on est étiquetée lesbienne, on est réduite à ça tout le temps. La peur d’être constamment ramenée à ça, ça a pu être un frein. Mais certaines ont été très réactives, comme Caroline Mécary [avocate pionnière en France de l'homoparentalité, ndlr], Marie Patouillet ou Tahnee [humoriste et comédienne, ndlr]. Elles ont été très réactives, enthousiastes ! Pour d'autres, ça a été plus compliqué d’accepter de répondre à nos questions.

Sarah Jean-Jacques : Certaines ont été tellement confrontées à la lesbophobie dans leur carrière, qu’on peut supposer qu’il y a une frilosité à reprendre la parole, mais elles ont finalement accepté.

SP : On voulait des personnalités lesbiennes avec un avant et un après, comprendre ce qui change dès lors qu'on fait son coming out. On s'est rendu compte que dans la totalité des lesbiennes qui nous ont rencontrées, elles n'ont finalement quasiment jamais eu un avant et un après. Celles qui nous ont répondu sont celles qui ont été visibles dès le départ en tant que lesbiennes.

"Le milieu du travail est, comme tous les espaces de la société, structuré par l'hétérosexualité, par les rapports de domination des hommes sur les femmes." - Sarah Jean-Jacques

SJJ : Elles étaient toutes déjà plus ou moins out et surtout, on s'est rendu compte que la question lesbienne était intégrée à leur travail. Ce livre fait découvrir 20 lesbiennes engagées, peut-être un peu moins connues du grand public, mais qui ont des carrières dans des milieux différents. Et pas que des lesbiennes blanches de 25 ans ! Malgré leurs parcours très différents, il y a des enjeux communs à leur parcours en tant que lesbienne : grandir sans modèle, être exposée à la lesbophobie, l’expérience du plafond de verre. Par exemple, Marie Labory explique très bien comment le fait d’être lesbienne a freiné sa carrière. Le milieu du travail est, comme tous les espaces de la société, structuré par l'hétérosexualité, par les rapports de domination des hommes sur les femmes. Les lesbiennes viennent transgresser ça, car elles ne jouent pas le jeu de l’hétérosexualité. Mais bien sûr, on ne va jamais leur dire que c'est parce qu'elles sont lesbiennes qu’elles n’accèdent pas à certains postes. 

"Toujours ramenées et réduites à leur sexualité" 

Cet été, Lucie Castets alors candidate NFP pour devenir Première ministre a fait son coming-out. Quelques semaines plus tard, un chroniqueur d’une émission de Cnews l’a qualifiée de "sexuellement incorrecte". Comment analysez-vous cette séquence à la lumière des constats que vous dressez dans le livre ? 

SP : Lucie Castets a fait son coming-out parce qu'elle commençait à recevoir des menaces et des messages lesbophobes, donc elle a devancé un possible outing dans un média grand public. Sans dire le mot lesbienne, elle parle de son couple, comme Michel Barnier l’a fait depuis… Sauf que la réception reste différente parce que Lucie Castets est lesbienne. Quand on voit la violence qui suit un coming-out, on comprend pourquoi beaucoup en politique ne le font pas.

SJJ : La réaction de ce chroniqueur est typique car les lesbiennes sont toujours ramenées et réduites à leur sexualité. Dire "sexuellement incorrecte" fait référence à la pornographie, mais aussi au fait de transgresser l'hétérosexualité. Lucie Castets est une femme qui devrait être "correctement hétérosexuelle". Il dit juste après, "elle est pas mal", il en rajoute une couche avec de l'hypersexualisation : si elle est lesbienne, il faut qu'on puisse la désirer, la fantasmer.

La charge hétéronormative

Dans le livre, vous développez l’idée de "charge hétéronormative" pour comprendre ce qui pèsent sur les lesbiennes quand il s’agit d’être visible, comment le résumer ?

SJJ : La charge hétéronormative structure les comportements des lesbiennes – mais aussi des gays – et désigne le fait de s'adapter en permanence au contact de la population hétérosexuelle. C'est une notion que j'ai conceptualisée dans le cadre de ma thèse portant sur les expériences des lesbiennes dans les espaces publics à Paris.

Je m'intéressais à la question de la visibilité des lesbiennes dans la ville à travers deux figures, le couple, avec les marques d'affection, et les lesbiennes visibles par des marqueurs de lesbianité, les cheveux courts, les piercings, etc.

Pour la question des marques d'affection, j'ai interviewé une cinquantaine de lesbiennes âgées entre 20 et 60 ans qui résident en région parisienne. J'avais déjà moi-même des intuitions en tant que lesbienne. J’ai découvert qu'il y a une charge cognitive et émotionnelle qui pèsent sur les lesbiennes lorsqu'il s'agit de dévoiler leurs orientations sexuelles en public : quand et où est-ce qu'on va se prendre par la main ? Quand est-ce qu'on le dit au travail, en face de quelles personnes on le dit à une soirée, chez le médecin ou en famille ? Cette idée avait été abordée dans certains travaux, mais ça n'avait pas été nommé.

"On se prend de la lesbophobie, du harcèlement, et en même temps, on crée aussi notre place." - Sophie Pointurier

Ce livre, tout en étant accessible et grand public, semble aussi complètement adressé à la communauté lesbienne/ l’avez pensé comme tel ? 

SJJ : On voulait le dédier aux lesbiennes avant tout, mais on avait à cœur de s'adresser à leurs proches, à leur famille, à leurs amis, et à la société hétérosexuelle qui jusqu'à maintenant, même en 2024, ne comprend pas cette question lesbienne qui est mésestimée, stigmatisée, méprisée, incomprise. 

SP : On a voulu s'adresser aux hétéros comme on s'adresse à quelqu'un qu'on aime, en se disant posément les choses et en arrêtant d'arrondir les angles. Aussi, on voulait créer de la force, pas juste faire état des dysfonctionnements. On se prend de la lesbophobie, du harcèlement, et en même temps, on crée aussi notre place. On tenait à montrer les aspects positifs de se dire lesbienne publiquement, et c’est sur cette note-là qu’on voulait terminer le livre.

Le Déni Lesbien - Celles que la société met à la marge, de Sophie Pointurier et Sarah Jean-Jacques, éditions Harper Collins, 272 pages