C’est une injure lancée au fond d’un bus, – "Sale Noir !" –, une remarque dans une classe – "la France, c’est comme un bol de lait, il ne faut pas trop de Chocapic "–, une "blague" à un camarade pour qu’il parte de l’autre côté de la Méditerranée "quand Jordan sera au pouvoir", des origines familiales maghrébines jetées au visage au cours d’une embrouille...

Ces situations ont été glanées dans des établissements scolaires en Picardie, en Lorraine ou en Île-de-France. Par petites touches, faisant apparaître une libération des propos racistes au sein de l’école, elles illustrent la tendance enregistrée par l’Éducation nationale : au cours de l’année scolaire 2023-2024, 1 960 actes racistes ont été répertoriés, soit une multiplication par plus de deux par rapport à l’année précédente.

Ce chiffre inquiétant n’est qu’une petite partie du phénomène, car les établissements signalent seulement les cas les plus graves.

De leur côté, les professeur·es observent comment certain·es de leurs élèves sont imprégné·es par des préjugés racistes et, plus largement, par l’argumentaire de la droite radicale. Les nombreux autres maux qui fragilisent l’école, les atteintes à la laïcité, les violences contre les enseignant·es ou la flambée des actes antisémites depuis les attaques du Hamas du 7 octobre 2023 ont contribué à laisser dans l’ombre les dérives racistes. Les professeur·es interrogé·es soulignent qu’elles ne sont pas généralisées, mais décrivent une atmosphère dans laquelle une petite minorité se sent désormais autorisée à déraper.

Dans son collège en Moselle, Coralie*, qui enseigne l’histoire-géographie depuis vingt ans, note des dérapages plus fréquents, "ponctuels, néanmoins signifiants" : "Avant, quand ça arrivait, on sentait que la classe les percevait comme étant des faits graves. Aujourd’hui, ils ne sont plus considérés comme un délit, mais comme une opinion." Pourtant, précise-t-elle, dépitée, "il s’agit d’un collège très mélangé : les élèves vivent la mixité, ils l’ont sous les yeux, mais ça n’empêche pas certains propos".

Les futurs enseignants formés

Longtemps concentré sur l'enseignement du génocide des Juifs, le Mémorial de la Shoah a diversifié ses ateliers pour répondre à la pluralité des problématiques auxquelles les profs font désormais face. Celui consacré à la déconstruction des préjugés racistes et antisémites est "très demandé" par les établissements scolaires, constate Hubert Strouk, responsable du service pédagogique.

Soit parce qu’un fait préoccupant s’est produit, soit parce que l’établissement veut faire de la prévention à cause du climat "favorable" aux dérapages en son sein. De façon plus généralisée, "les ados ont pris l’habitude de se parler avec des noms d’oiseaux, explique-t-il. Ce phénomène n’est pas forcément lié à une pensée structurée".

L’objectif des interventions est de leur faire prendre conscience que les assignations identitaires verbales sont les premiers maillons de la chaîne qui mène à la discrimination et à la violence. Cherchant à circonscrire la haine de l’autre, le gouvernement d’Élisabeth Borne avait lancé un nouveau Plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations. Il prévoit la formation des professionnel·les de l’éducation afin qu’ils et elles soient en mesure de faire face.

Tou·tes les futur·es enseignant·es sont désormais également formé·es dans les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspé).

Face aux poncifs racistes en classe

Mais les enseignant·es sont lucides et savent bien que les remarques problématiques se tiennent généralement loin de leurs oreilles, à la récré ou sur les messageries. Dans les classes, les poncifs racistes prennent souvent une tournure plus "présentable".

Magali est professeure de sciences économiques et sociales dans un lycée d’une petite ville de l’Eure et a une réputation solide : "Les élèves savent qu’ils ne peuvent pas se permettre ce type de réflexions avec moi." Aguerrie, à presque 50 ans, elle repère "les tentatives timides" de s’aventurer sur ce terrain : "Quand même, madame, les étrangers profitent bien des aides sociales."

Je vois bien qu’ils marchent sur des œufs, mais je ne vais laisser passer aucune contre-vérité statistique.

"Je vois bien qu’ils marchent sur des œufs, mais je ne vais laisser passer aucune contre-vérité statistique", affirme-t-elle. 

Les discriminations et les inégalités liées aux origines sont au programme de sa discipline. Les élèves rencontrent aussi ces sujets tout au long de leur scolarité en histoire-géographie, français ou enseignement moral et civique (EMC). La lutte contre le racisme et le vivre-ensemble font même partie intégrante de l’EMC... pauvrement dotée en nombre d’heures. En janvier 2024, Gabriel Attal, alors Premier ministre, avait promis un doublement pour les faire passer de 18 à 36 par an. L’annonce est restée lettre morte.

Utiliser la vérité des chiffres

Mais l'école est le réceptacle d'évolutions sociétales qui la dépasse. Entre les télévisions familiales branchées sur CNews et la déferlante de "fake news" sur les réseaux sociaux, les élèves baignent dans un environnement encombré d’informations qui font le lit du rejet de l’autre.

Enseignant dans un collège de Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais, Gilles sent la présence d’"un sentiment d’insécurité" chez les collégien·nes. Lorsqu’il les fait travailler sur les causes de mortalité de la population, "ils sont très étonnés lorsqu’ils découvrent que les crimes, en dépit d’une petite augmentation, restent historiquement bas".

Les fantasmes et les peurs apparaissent spontanément dans les réactions et les remarques des adolescent·es. "En EMC, lorsque nous étudions les défis de l’Europe face au vieillissement de la population, je vois qu’ils ont l’impression d’une invasion migratoire", explique aussi Coralie.

Elle passe du temps sur les chiffres pour leur montrer "qu’il n’en est rien au niveau européen". Si cette quadragénaire reste convaincue de son "utilité" pour former l’esprit critique de ces futur·es citoyen·nes, elle se sent parfois "comme un petit soldat de la République bien seul" face à "l’énorme concurrence" des discours dans les familles et des réseaux sociaux. Elle en vient à douter "de l’impact réel de [ses] cours".

Ouvrir la discussion, inciter à aller voter

Les digues morales qui se fissurent et laissent échapper des propos racistes ont au moins l’avantage de donner une prise aux profs sur laquelle s’appuyer pour faire réfléchir les auteur·ices. Rien de pire qu’un·e élève qui garde ses convictions pour lui ou elle, ou flirte avec les limites...

"S’ils disent quelque chose qui est interdit, je suis à l’aise pour répondre, déclare Sonia, professeure d’histoire-géographie dans un lycée des Hauts-de-Seine. C’est quand il n’y a rien d’illégal que je suis mal à l’aise."

Lors des élections européennes de l’an passé, deux élèves clamaient haut et fort qu’ils adoraient "Jordan" et allaient voter pour lui. "Il n’y a absolument rien d’illégal. Trouver qu’il y a trop d’immigrés ou que les logements devraient être attribués en priorité à des Français n’est pas interdit."

Son "boulot" d’enseignante consiste même à encourager ses élèves à aller voter...

La classe, miroir de la salle des profs ?

À l'image de sa banalisation au sein de la population générale, le Rassemblement national est devenu un sujet parmi d’autres chez les jeunes.

"Mes élèves en connaissent les petites phrases, les clashs, ils savent ce que fait Bardella, ça les fait rigoler, observe Olivia, professeure dans un lycée de Toulon. Certains, militants, disent qu’ils vont à la permanence de la députée Laure Lavalette."

L’adhésion au RN s’assume désormais publiquement dans la cour de récréation... miroir de ce qui se passe en salle des profs. Au niveau national, un enseignant sur cinq aurait voté pour un candidat d’extrême droite lors des élections législatives l’an dernier, selon une enquête du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). "Chez nous, ils ne sont pas si nombreux, mais ils parlent beaucoup, dit-elle. Et, comme chez les élèves, pour un qui l’exprime, je ne peux pas m’empêcher de penser que cinq pensent la même chose."

(*) Les prénoms ont été modifiés.

Article publié initialement dans le magazine Marie Claire n°874, daté juillet 2025