Sous son crin brun, Mireille a les yeux bleus tombants. Coup de foudre en Colombie. En 2018, elle rencontre un homme pendant son voyage et ils entament une relation. Débutent des rapports sexuels violents, où son consentement n'est jamais questionné.

La jeune femme, 20 ans à l'époque des faits, se souvient par exemple d’insultes ou d'éjaculation sans prévenir: "J’étais sous le choc, mais je ne savais pas pourquoi j’étais choquée. Pour moi, c'était normal, c'était ça le sex." Surtout, elle avait confiance en lui. Il l’aimait, comment pouvait-il lui faire du mal, pensait-elle. "Je croyais que le consentement s’arrêtait au moment où la relation débutait. On se connaissait bien, je croyais à tord que les mots "viol" ou "agression sexuelle" n’avaient pas leur place entre nous."

La coercition sexuelle graduelle : qu'est-ce que c'est ?

Les violences qu’elle décrit portent un nom, encore méconnu du public et de la justice : la coercition sexuelle graduelle.

Théorisé en 2017 par l’autrice Noémie Renard, il pointe toutes ces violences non strictement sexuelles, comme le tirage de cheveux ou l’étranglement, commises au cours d’un rapport intime consenti. Malgré, pour l'heure, le manque de chiffres officiels, les récits sont fréquents.

Un sondage de l’association féministe Nous Toutes révèle une part du fléau : 81% des femmes rapportent des faits de violences physiques et psychologiques au cours d’un rapport avec leur partenaire.

Dans l’imaginaire collectif, les gestes d’humiliation sont les garants de l’excitation.


Noémie Renard crée un blog, antisexisme.net, et lance un appel à témoignages. Elle en reçoit plus de 300 en quelques heures. Les répondantes décrivent des scènes violentes mais non délictueuses, comme un homme manipulant le corps de sa partenaire "comme si elle était une poupée", changeant de position et de rythme quand bon lui semble. Pour l’autrice, la coercition sexuelle, le fait de contraindre, est "graduelle", car "la violence se met progressivement en place".

Justin en témoigne. Parlant de son ancien "plan cul", le jeune homme fluet raconte : "Tout était normal jusqu’au quatrième rapport, ou` je reçois un crachat. Je n’aime pas, mais je me dis que c’est banal. L’ébat suivant, il me gifle. Le suivant, il me donne plusieurs coups de sexe au visage. Je finis par lui dire, sur le ton de l’humour. Puis il m’a étranglé." Son regard océan plonge malgré tout dans la compassion et il tempère : "Ça fait partie de son jeu sexuel, il joue de son hypermasculinité. Mais il est plus entreprenant que dominant."

Pour Noémie Renard, ce comportement d’acceptation est typique, tant la violence est intériorisée en chacun de nous. 

Quand il amplifiait le rythme durant la pénétration et que je demandais d’arrêter, il tapait dans les murs.

Il est d’ailleurs important de rappeler que des hommes peuvent également être victimes de leur compagne. L'interviewée évoque notamment l’industrie de la pornographie, vectrice de la culture du viol, comme l’une des responsables de ce fléau et dont l’influence ne faiblit pas.

En mai dernier, une étude de l’institut Childlight déclarait qu’en un an, plus de 12% des mineurs dans le monde sont confrontés sur le web à des images de viols. "Dans l’imaginaire collectif, les hommes dominent et les gestes d’humiliation sont considérés comme seuls garants de l’excitation", explique la blogueuse.

Justin a d’ailleurs continué à fréquenter ce partenaire. "Je ne comprends pas pourquoi je retourne vers lui. Je pense que ce tiraillement est dû au fait que le rapport de base était consenti. S’il avait agit comme ça notre première fois, je serai parti."

Stratégie de manipulation des auteurs

Y aurait-il donc une forme d’emprise ? Oui, selon Noémie Renard, qui place la coercition sexuelle graduelle dans le spectre du "contrôle coercitif", illustrant ces comportements oppressifs répétitifs d’un auteur envers une victime, souvent dans un contexte conjugal.

D’après les témoignages recueillis par Noémie Renard sur son blog, il existe quasi systématiquement une stratégie de manipulation mise en place par les auteurs, "un mécanisme réfléchi pour que la victime perde le contrôle de l’interaction sexuelle", empêchant ainsi toute forme de liberté, d’autonomie et d’émancipation.

Alice avait 16 ans lorsqu’elle est tombée sous l'emprise de son premier compagnon. Chaque jeudi, il lui imposait un "rituel" durant lequel elle "devait lui faire plaisir". "Si je ne m'exécutais pas, il m’insultait et ne me parlait plus pendant plusieurs jours. Quand il amplifiait le rythme durant la pénétration et que je demandais d’arrêter, il tapait dans les murs. S’il n’arrivait pas à jouir, c’était de ma faute. Il blâmait les femmes pour tous ses malheurs. Le sexe était le moment où il pouvait me contrôler."

Des normes sociales qui encouragent ces violences

Bien que la coercition sexuelle ne soit pas pénalement répréhensible, il n’y a ni crime ni délit, "elle instaure un climat de peur et d’insécurité suffisant pour obtenir l’obéissance de la victime", examine Gwenola Sueur, sociologue spécialiste du contrôle coercitif.

Elle ajoute qu’un contexte social entoure la coercition sexuelle graduelle : "On apprend aux femmes à être polies, passives, serviables. Ces normes intégrées les poussent à se conformer aux attentes de leur partenaire."

L’idée répandue selon laquelle les femmes et les enfants sont volontaires par défaut laisse plus de place aux actes de coercition.

Dans le cadre du travail, la bouderie, l’insistance, le chantage affectif, la culpabilisation, seraient considérés comme du harcèlement sexuel, dit la chercheuse. "Mais pas dans le cadre de l’intime, car la société considère encore le droit de cuissage."

De fait, pour Noémie Renard, "l’idée répandue selon laquelle les femmes et les enfants sont volontaires par défaut laisse plus de place aux actes de coercition."

Une enquête d’Ipsos datant de 2019 traduit bien ce mythe tenace : 26% des Français pensent que les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent sexuellement, et 18% qu’elles prennent du plaisir à être forcées.

Céder n’est pas consentir

En 2020, la ministre chargée de l'égalité femmes-hommes, Isabelle Rome, avait proposé d'intégrer la notion de contrôle coercitif dans le Code Pénal pour endiguer les violences conjugales.

La pandémie a annulé toute avancée et le dossier n’est pas prêt d’être rouvert, assure l’avocate féministe Violaine de Filippis Abate. Alors peu d’espoir de voir la coercition sexuelle graduelle s’inscrire dans la loi, la notion même de consentement étant encore un sujet de débat.

L’avocate parle d’un angle mort du droit mais théorise tout de même : "Si l’on considère la coercition sexuelle comme de l’emprise, alors elle pourrait être reliée à la notion de contrainte déjà existante dans notre Code Pénal. L'usage de la contrainte pour pénétrerr quelqu'un est qualifiable de viol, de la même façon que l'usage de la contrainte pour perpétrer une atteinte sexuelle est qualifiable d'agression sexuelle. Il serait donc utile de définir plus précisément dans la loi ce qu'on entend par contrainte."

C’est également ce que préconise Gwenola Sueur, regrettant une définition peu appuyée sur les débats scientifiques : "Notre représentation universelle de la contrainte est physique alors que c’est aussi de la manipulation, un climat, des mots. La contrainte peut être très subtile et tout autant pernicieuse, elle s’installe peu à peu. Et lorsqu’on vit avec un homme violent, on cède mais on ne consent pas."

Pour la sociologue, celles et ceux qui font la loi ne sont pas qualifiés pour faire évoluer les textes, ils n’ont pas l’expertise suffisante ni la connaissance du spectre coercitif dans les affaires de violences sexuelles. Encore aujourd’hui, plus de 94% des plaintes pour viol sont classées sans suite, selon une note de l’Institut des politique publiques parue en avril dernier.

Pour Noémie Renard, "la coercition sexuelle graduelle doit d’abord devenir un sujet de société avant que cela devienne un sujet juridique."

En attendant, les militantes féministes demandent une meilleure éducation à la vie sexuelle et affective. Un rapport de l’Inspection générale de l’éducation (IGESR), révélé par Mediapart en 2022, montre que moins de 15% des élèves bénéficient des trois cours annuels obligatoires. Apprendre le consentement dès le plus jeune âge - Noémie Renard préfère "la voloné libre et éclairée" - permet d’éviter de nombreux traumatismes.

Après les premiers actes de coercition, Mireille était incapable d’atteindre l’orgasme avec qui que ce soit : "Comment se laisser aller quand tu sais qu’a` n’importe quel moment le mec peut faire un truc de fou ?"

Neuf ans de psychanalyse plus tard, Alice, elle, commence seulement à se réconcilier avec sa sexualité : "J’ai confiance en mon copain actuel car nous discutons énormément, mais je passe encore par des phases de psychose."

Noémie Renard est formelle : "Échanger n’empêche pas la fluidité. Le contraire est un cliché de la sexualité censée être instinctive, animale. La communication, c’est super érotique."