Dans son ouvrage Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme (Ed. Textuels), Zineb Fahsi, professeure de yoga certifiée, décrypte les mutations de la pratique millénaire et interroge les nouvelles injonctions dissimulées sous les tapis de yoga. Rencontre.
Marie Claire : Votre livre nous apprend que le yoga actuel n'a plus grand-chose à voir avec celui des origines.
Zineb Fahsi : C'est très vendeur d'en parler comme s'il tirait ses vertus d'une sagesse ancestrale. La pratique devient supposément authentique, non-corrompue et s'imposerait comme un contre-modèle à la modernité et un palliatif aux effets négatifs de cette dernière.
Or, le yoga a connu de nombreuses mutations. Son origine remonte au premier millénaire avant notre ère en Inde, alors que chaque être est perçu comme prisonnier d'un cycle de renaissances et condamné à la condition humaine ordinaire, source de souffrances. Il se construit donc pour s'en libérer. Et non comme nous l'envisageons aujourd'hui, dans un but d'aborder le quotidien avec plus de sérénité.
Les postures ont-elles toujours été présentes dans la pratique ?
Les postures non-méditatives ont émergé autour du XIIe siècle et elles ne constituent alors pas le cœur de la pratique. Les premières séquences de yoga dynamiques semblent apparaître autour des XVIIIe et XIXe siècles. Le yoga postural se popularise réellement en Inde au début du XXe siècle. Les Indiens en font une méthode d'entraînement pour renforcer le corps, le rendre fin et puissant, à même de lutter contre l'assujettissement colonial britannique.
Comment en est-on arrivé aux chakras, aux couleurs de l'arc-en-ciel, à la pensée positive, à la recherche de l'épanouissement individuel ?
La spiritualité qui entoure le yoga a également beaucoup évolué...
Le yoga vise le salut de l'âme ; mais comment en est-on arrivé aux chakras, aux couleurs de l'arc-en-ciel, à la pensée positive, à la recherche de l'épanouissement individuel, alors que dans les textes anciens, il n'en est pas question ? Cela commence lors de l'hybridation du yoga avec différents courants occidentaux à la fin du XIXe siècle, période caractérisée par un essor des ésotérismes et de l'occultisme mais aussi de la psychologie et de la psychanalyse, avec l'idée que l'intériorité serait un continent à explorer.
Le yoga présente des aspects qui résonnent avec ces idées, notamment les pouvoirs magiques attribués aux yogis, leur supposée maîtrise totale du corps et de l'esprit. Ces mouvements connaissent leur prolongement avec le new age des années 70. Et cette facette ésotérique est redevenue extrêmement visible depuis la crise du Covid.
Le yoga actuel est-il issu du new age ?
Nombreux sont les concepts à la mode comme la loi de l'attraction, le masculin et le féminin sacré, ou encore la compréhension contemporaine des chakras qui en sont issus. Dans les années 90, on a aussi assisté à une hybridation entre yoga et culture fitness, qui va populariser des pratiques athlétiques.
Vous déplorez qu'il soit devenu un outil de performance individuelle.
Ce qui me gêne avec l'industrie du bien-être aujourd'hui, c'est l'idée d'être responsable de notre propre bonheur.
On nous dit que si l'on s'alimente correctement, que l'on pratique telle discipline, on sera en mesure d'attirer l'abondance, de devenir la meilleure version de nous-mêmes. Tous les discours ont en commun cette même rhétorique : avoir une vie épanouie est de la responsabilité de chacun.
Comme par hasard, il y a toujours un programme miracle qui nous est vendu derrière. C'est à la fois trompeur et élitiste.
Il convient pourtant de remettre les choses à leur juste place : tout ne dépend pas de nous, mais beaucoup des conditions socio-économiques, politiques, de l'environnement dans lequel on vit.
C'est une approche qui vise à dédouaner la société ?
Le yoga apporte sérénité et apaisement et peut amener à expérimenter un tas de choses avec le corps et l'esprit. Il convient pourtant de remettre les choses à leur juste place : tout ne dépend pas de nous, mais beaucoup des conditions socio-économiques, politiques, de l'environnement dans lequel on vit.
On entend souvent des femmes dire que le yoga leur donne confiance en elles. Mais l'absence de confiance en soi peut être due au fait qu'une femme est moins écoutée quand elle parle en public, depuis des siècles.
Je constate aussi que beaucoup dénoncent la société de consommation. Mais plutôt que de remettre en cause le système capitaliste en lui-même, on mène des stratégies individuelles : en passant au végétarisme, en choisissant de consommer durablement, on "fait sa part". C'est insuffisant.
Pire, notre contestation du système capitaliste se manifeste par des choix de consommation offerts par ce même système. Ce qui le renforce et le fait perdurer.
Comme les cours de yoga en entreprise, par exemple ?
On a tous besoin de souffler, d'avoir des béquilles pour supporter des existences qui ne sont pas toujours évidentes. Mon objectif n'est pas de pointer du doigt les individus, mais plutôt les organisations, les directions RH. Je pense au cas d'Amazon, qui propose aux salariés des cabines de méditation, des exercices d'étirements... Il faudrait peut-être commencer par revoir les conditions de travail.
Évidemment, si le yoga vient en plus de bonnes conditions, pourquoi pas ? Et encore, est-ce vraiment le rôle des entreprises de proposer cela ? La vraie question, c'est surtout : comment construit-on un monde plus juste et plus vivable pour tous·tes ? Et ça, c'est politique.
Comment aborder le yoga aujourd'hui ?
Il devient très libérateur s'il reste un espace d'exploration, d'observation, plutôt qu'un espace où l'on cherche des promesses miracle et des réponses toutes faites.
Dans mes cours, je ne dis jamais aux pratiquants que je vais transformer leur vie. Ils viennent pour se relier à leur corps, se faire plaisir, expérimenter, être curieux.
Le yoga passe aussi par l'étude de certaines philosophies indiennes qui proposent un autre regard sur le monde, et notamment sur la question de l'individualité. Pour mieux nous interroger, et aussi nous décentrer.
Article publié dans le magazine Marie Claire Respirations, automne-hiver 2023/2024
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