La mode s'affaire, paraît-il, à répondre aux besoins de l'ensemble de ses consommateur-rice-s. Respect de l'environnement, vêtements plus size à destination des personnes grosses, et parce que les normes de genre sont de plus en plus questionnées, le vêtement gender fluid (non genré) fait son nid dans bon nombre de collections.

Comme si elle n'avait plus à creuser de nouveaux axes d'amélioration dans le monde réel, l'industrie a célébré en mars 2022 sa première Metaverse Fashion Week, une semaine de la mode virtuelle.

Pourtant, il y a bien un axe qu'elle a laissé sous le tapis : la question de la mode adaptée aux personnes en situation de handicap. Face à l'absence d'offre, un marché spécialisé a émergé à l'initiative des concernées. Mais dans une société et une industrie qui ignorent encore ce qu'est le handicap, sauf lorsqu'elles y voient leur intérêt, les difficultés se multiplient de toutes parts.

Mode et handicap, deux entités qui ne se connaissent pas si bien

12 mai 2022. Louis Vuitton présente sa collection Croisière 2023. 56 silhouettes défilent, mais les regards se braquent sur une mannequin munie de prothèses de jambes couleur or. Son nom ? Lauren Wasser, top américaine amputée des deux jambes des suites du syndrome du choc toxique lié au port d'un tampon.

Comme elle, plusieurs égéries porteuses de handicap ont été mises à l'honneur dans la mode récemment. La mannequin Aaron Philip, atteinte de paralysie cérébrale, a défilé pour le show Moschino printemps-été 2021 tandis qu'Ellie Goldstein, porteuse de trisomie 21, prenait la pose en couverture du Elle Mexico de février 2020.

Une représentation nécessaire, quand un rapport de l'OMS publié en 2021 rapporte que plus d'un million de personnes vivent avec un handicap.

Bien avant ces femmes, Aimee Mullins fût la première mannequin à défiler pour une grande maison en 1998.

La championne paralympique avait été invitée au show Alexander McQueen printemps-été 1999, défilé questionnant l'artisanat et la technologie. À cette occasion, le regretté styliste anglais lui avait confectionné des bottes en orme sculptées à la main qui étaient en réalité des prothèses.

"Quand j'ai fait appel à Aimee Mullins [pour cette collection], je tenais à ne pas la mettre dans des prothèses de course. On lui en a fait essayer, mais non, ce n'était pas le but de l'exercice. Je voulais qu'elle soit comme les autres filles", confiait Alexander McQueen dans une interview au magazine i-D en juillet 2000.

De prime abord, les personnes en situation de handicap semblent considérées sans différence dans l'industrie de la mode. Pourtant, aucune donnée les concernant ne les répertorie dans le Diversity Report publié par le site américain The Fashion Spot.

Pire : côté marché, très peu de collections enrichies de vêtements adaptés sont commercialisées par les enseignes grand public ou les maisons de luxe. Quelques marques font figure d'exception.

De rares marques proposent une mode inclusive

Presque 20 ans après qu'Aimee Mullins a ouvert la voie aux mannequins handi-e-s, un célèbre designer commence à faire bouger les lignes. Ainsi, en 2016,Tommy Hilfiger lance une collection de prêt-à-porter pour enfants en situation de handicap. Il réalise cette gamme aux côtés de Runway of Dreams, fondation qui œuvre pour que les porteur-euse-s de handicap aient accès à la mode.

Il étend ensuite son offre aux adultes. Les vêtements du créateur américain facilitent le confort des personnes qui se déplacent en fauteuil roulant, présentent une déficience motrice ou portent des prothèses. Tommy Hilfiger devient le pionnier de ce qu'il faut appeler l'adaptive wear haut de gamme.

Deux ans plus tard, en France, où sont recensées 12 millions de personnes en situation de handicap, une marque grand public saute le pas. Celle-ci s'appelle Kiabi. Elle lance alors une ligne de vêtements "faciles à enfiler" pour les filles et les garçons en situation de motricité réduite. Elle aussi, naît d'une collaboration avec un label de mode adaptée (aujourd'hui fermé) : Les Loups Bleus.

L'enseigne fondée en 1978 dévoile ensuite une collection pour adultes soutenue par Chris Ambraisse Boston, fondateur du label A&K Classics qui propose des vêtements adaptés à toutes et tous.

Pourquoi si peu d'offre vestimentaire ?

Inutile de cogiter trop longtemps sur les raisons qui justifient la faible présence des enseignes populaires sur ce marché : personne n'est formé pour élaborer des vêtements adaptés au handicap — ni en école de mode, ni dans les écoles de commerce. Sans compter qu'il faut enseigner aux entrepreneur-e-s et designers qu'il n'existe pas qu'un seul handicap.

"Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d'une altération substantielle, durable ou définitive d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d'un polyhandicap ou d'un trouble de santé invalidant" énonce la loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées entrée en vigueur le 11 février 2005.

Malgré la définition, l'inconscient collectif peine à retenir qu'il n'existe pas que des handicaps visibles. Parce que la majorité des géants du secteur textile semblent incapables de s'éduquer sur la question, les premier-ère-s concerné-e-s n'ont eu d'autre choix que de créer leurs propres solutions.

L'adaptive wear : un marché créé par ceux qui en comprennent les besoins

Comment et pourquoi faut-il créer des vêtements astucieux pour les porteur-euse-s d'un handicap moteur, mental, cognitif, ou psychique ? Les initiateur-trice-s de l'adaptive wear ont des éléments de réponse puisqu'iels sont pour le plus souvent elleux-mêmes en situation de handicap, aidant-e-s ou dans l'entourage lointain une personne en situation de handicap.

Par ailleurs, il existe des marques de mode incluant les porteur-euse-s de handicap et les personnes à mobilités réduites à l'étranger. Mais il est plus difficile de se les procurer en France du fait de la distance.

Dans l'Hexagone, cinq griffes de mode adaptée sont bien identifiées. "Un de mes associés avait un voisin de palier avec qui il s'entendait très bien. Ne l'ayant plus vu pendant un moment, il a tapé à sa porte un jour et ce voisin lui a expliqué avoir fait un AVC qui lui avait fait perdre beaucoup d'autonomie. Il ne sortait plus de chez lui parce qu'il n'arrivait plus à s'habiller."

Ce souvenir que Jean-François Decalonne raconte à Marie Claire est le point de départ de Selfia, société de mode adaptée qu'il a cofondée en 2003. Avec ses deux associés, ils aident ce voisin à retrouver "une autonomie complète". Selfia voit le jour et porte une double vocation.

La première : industrialiser des pièces "apportant les solutions techniques les plus discrètes possibles pour permettre aux PMR de retrouver une autonomie", précise son co-fondateur. La seconde mission consiste à faciliter "l'aide à l'habillage lorsqu'il est fait par une tierce personne". Voilà un autre point fondamental du marché : l'aidance.

Iels sont 8 à 11 millions en France à accompagner quotidiennement un membre de leur famille en perte d'autonomie ou en situation de handicap (Baromètre 2019, Fondation April et BVA). Comme beaucoup de ses aidant-e-s, Sarah Da Silva Gomes a été éveillée aux questions d'accessibilité quand elle est, dit-elle, "devenue concernée par le handicap". Elle est la sœur aînée de Constant, de quatre ans son cadet, né polyhandicapé moteur et physique suite à une anoxie cérébrale à la naissance. Elle précise : "On peut aussi dire qu'il est infirme moteur cérébral (IMC)."

À l'adolescence, Sarah Da Silva Gomes regrette de ne trouver que peu de vêtements capables de faciliter l'habillage de Constant. Une étape parfois compliquée car "comme beaucoup de personnes IMC, [Constant] a une raideur musculaire importante aussi bien au niveau des bras que des jambes." De plus, à l'époque, les habits inclusifs disponibles sur le marché étaient certes pratiques, mais contraignants à bien des égards. 

La grande sœur de Constant raconte : "J'ai été déçue de voir qu'il y avait peu ou parfois pas d'offre. Quand je trouvais, c'étaient plutôt des vêtements très médicalisés, peu de choix, pas de style et souvent très coûteux. C'est pour cette raison que j'ai décidé de créer Constant et Zoé."

L'histoire commence donc en 2015 avec, là-aussi, la double vocation de faciliter l'habillage et l'aidance. La première collection Constant & Zoé dispose d'un vestiaire hivernal pour que les porteur-se-s de handicap moteur puissent s'habiller ou être habillé-e-s de la tête aux pieds. À savoir que pendant l'hiver, les contraintes se multiplient pour l'habillage des personnes en situation de handicap. En cause : les nombres couches de vêtements qu'il faut enfiler.

De leurs côtés, Habicap et Facil'en Fil naissent au début des années 2000, tandis que la maison Camille Boillet Couture propose des robes de mariée adaptées "à toutes les morphologies et à tous types de handicap" depuis 2014.

Les caractéristiques du vêtement astucieux

L'adaptive wear promet une chose : à chaque degré de handicap, sa solution.

Par exemple, des vêtements à fermeture facile sont commercialisés pour les individus touchés par une difficulté ou incapacité à bouger, se déplacer, saisir ou à manipuler un objet. Ces pièces sont dotées de systèmes pratiques tels qu'un crochet pour remplacer la braguette d'un pantalon ou encore un aimant pour remplacer un bouton de chemise.

Chez Selfia, deux familles de vêtements ont été pensées : les "vêtements de ceinture" et les vêtements du haut. La première concentre des sous-vêtements, des jupes et des pantalons, tandis que la seconde contient des pièces qui se portent sur le haut de la silhouette : des chemises, T-shirts, robes et cardigans. Un système Velcro adhésif sert à fermer les hauts Selfia

Par définition, le vêtement adapté questionne les pratiques de la mode "classique"

Quid du vêtement destiné aux porteur-euse-s de troubles intellectuels ou cognitifs ? Certain-e-s d'entre elleux peinent à mémoriser ou à réfléchir avec fluidité. La fondatrice de Constant & Zoé a trouvé une solution : une chemise Constant & Zoé à boutons trompe-l'œil remplacés par un scratch. Et pour les manches, une coupe raglan ample facilite le passage des bras.

"Quand une personne déficiente mentale veut enfiler une manche, plutôt que son bras vienne buter contre la couture de la manche, la matière extensible permet à son bras de glisser et le scratch assure la possibilité de fermer facilement la chemise sans geste précis", détaille Sarah Da Silva Gomes.

Par définition, le vêtement adapté questionne les pratiques de la mode "classique". Alors que la grande majorité des pièces de mode sont fabriquées sur la base d'un patron en position debout (pensez aux bustes Stockman), une marque qui industrialise des vêtements pour personnes en fauteuil roulant ne peut utiliser cette méthode. C'est pourquoi tous les vêtements de ceinture Selfia sont réalisés à partir d'un patron en position assise. L'objectif ? Éviter les frottements désagréables d'un pantalon ou d'une jupe et optimiser le confort de la personne à mobilité réduite.

Autre spécificité. Lorsqu'une personne est porteuse d'un handicap qui limite sa motricité, la seule action d'enfiler et de retirer son pantalon peut être laborieuse. À ce problème, Jean-François Decalonne, concepteur de Selfia amène une solution : "Tous nos vêtements sont zippés de sorte qu'en position assise, le devant du pantalon puisse être ouvert le plus facilement possible pour les besoins, les auto-sondages, les soins d'hygiène et pour poser des bassins."

"On propose aussi des options telles que des poches à l’intérieur des jambes pour pouvoir dissimuler des poches de sonde urinaire", ajoute l'entrepreneur. Le vêtement astucieux est un vêtement technique à part entière.

Un secteur de niche et d'impact qui a ses limites

C'est aussi grâce à leur travail sur le terrain que les créateur-rice-s d'adaptive wear trouvent des solutions pertinentes. Tous-tes commencent leur aventure entrepreneuriale par une immersion dans les structures médicales. "On y recueille énormément d'informations, puisque les professionnels de santé, les familles, les résidents eux-mêmes nous donnent leur point de vue, leurs besoins. Dès lors que l'on observe une demande récurrente, on se dit, là, il faut réfléchir à une solution ergonomique", analyse celle qui a fondé Constant & Zoé.

Dans le sens inverse, les ergothérapeutes conseillent leurs patient-e-s dès qu'un label de mode adaptée apparaît sur le marché. Une sorte d'ordonnance utile aux trois parties, car chacune accomplit sa mission ou y trouve son bonheur d'une manière ou d'une autre.

La cause est noble, le bouche-à-oreille efficace, mais il ne faut pas oublier que ce secteur a aussi ses failles.

Un jour de pluie, son manteau s'est pris dans la roue de son fauteuil roulant. Il s'agissait d'un manteau créé par une marque de mode adaptée

Jason Chemama est le fondateur de l'entreprise Handieasy, expert dans les gadgets favorisant l'autonomie des personnes handi-e-s. Atteint d'une paralysie cérébrale depuis la naissance, il possède dans sa penderie des vêtements "classiques" et des habits adaptés.

"Un jour, j'ai failli mourir", avoue le chef d'entreprise. Il révèle qu'un jour de pluie, son manteau s'est pris dans la roue de son fauteuil roulant. C'était un manteau créé par une marque de mode adaptée. "Ce qu'explique Jason, c'est qu'il y a beaucoup de choses qui ne sont pas adaptées à la mobilité des personnes en situation de handicap", complète Martin Radid, directeur adjoint de Handieasy. "Même lorsqu'il y a des services qui se positionnent sur ce créneau-là, il peut y avoir des lacunes. Heureusement que quelqu'un est venu pour le détacher, sinon il se serait étouffé."

En dehors d'Internet, c'est essentiellement dans les boutiques de matériel médical que s'achète la mode adaptée. Conséquence, sa distribution est peu attrayante et ignorée par celles et ceux qui ne fréquentent pas ces endroits.

 Par ailleurs, la majorité des labels adaptive wear ne sont pas rentables. Le 22 juillet 2024, Constant & Zoé a été contrainte de fermer boutique : "C’est avec le cœur serré et le sentiment d’avoir tout donné que s’achève cette aventure magique." La marque qui produisait une partie de ses designs en Ukraine n'a pas survécu aux crises et à la baisse de ses ventes.

Résultat, les manquements de notre société validiste retombent toujours sur les épaules des personnes en situation de handicap. Alors, comme pour toutes les autres fois où la mode a mis de côté une typologie d'individus, la vraie solution reste d'inclure les porteur-se-s de handicap partout — y compris dans les espaces publics et privés — plutôt que de les cantonner à un marché parallèle.