C’est l’histoire d’une jeune coréenne qui rêve de l’American Dream et qui finit par révolutionner le monde du football féminin, "presque par hasard".
Michele Kang, 64 ans, est, depuis ce jeudi 8 février 2024, la nouvelle propriétaire de l’Olympique Lyonnais (OL) féminin. Déjà à la tête des London City Lionesses (Angleterre) et des Washington Spirits (États-Unis), l’Américaine se lance désormais le défi de rendre le club féminin le plus titré d'Europe (vainqueur 8 fois de la Ligue des champions - entre autres) encore plus fort.
Il y a quelques semaines, dans son hôtel parisien où elle s’est installée pour seulement quelques jours avant de rejoindre l’Autriche, la femme d’affaires et philanthrope nous reçoit en toute simplicité.
Si son parcours impressionne et inspire, sa douceur et sa pédagogie la rendent accessible. Pourtant habituée aux panels les plus redoutables, elle appréhende les interviews. Parce que Michele Kang n’innove pas pour briller, mais pour faire briller les autres.
Forte d'une carrière saluée dans le domaine des technologies de l’information et de la santé (elle a fondé Cognosante pour "révolutionner le système de santé américain"), elle s’est lancée, en 2019, le pari audacieux de reprendre en main le monde du foot féminin pour lui donner "toute la puissance et la visibilité qu’il mérite".
Désormais propriétaire de trois clubs sur deux continents, elle continue sa poussée et pose ses quartiers dans la troisième plus grande ville de France. Rencontre avec une femme de l'ombre qui veut changer le monde.
Sexisme, manque de diversité : une femme déterminée en terrain miné
Marie Claire : Vous êtes une femme d'affaires prospère dans les secteurs de la santé et de la technologie. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser au sport, et au football en particulier ?
Michele Kang : "Petite, j'étais obsédée par le basket-ball, tant que je voulais devenir une joueuse professionnelle. Mais mon rêve s'est éteint quand j'ai appris que dans une autre école de ma ville, une fille faisait déjà deux fois ma taille (rires). Je savais que je n'allais pas être la première dans ce domaine, alors j'ai choisi d'étudier.
J'avais un plan de carrière, mais je n'avais jamais envisagé de devenir propriétaire d'une équipe sportive. C'est arrivé par hasard, mais maintenant, je pense que c'était mon destin.
En 2019, les Américaines ont remporté la Coupe du monde en France. Jusqu'alors, je ne savais pas qu'il existait une ligue professionnelle. J'ai fait de nombreuses recherches sur les Washington Spirit (club féminin de la capitale américaine, nldr), et j'ai été horrifiée par les manques qui entouraient le football féminin. Alors, dans l'idée de les aider, j'en suis devenue la propriétaire, en mars 2020. J'ai vu le potentiel énorme et je voulais voir comment je pouvais contribuer à le réaliser.
Le sport traîne encore une étiquette inégalitaire et sexiste. Vous a-t-on déjà reproché d'être une femme ou de ne pas avoir d'expérience lorsque vous avez commencé à acquérir des clubs ?
Lorsque j'étais en train d'acheter les Washington Spirits, oui. On m'a reproché de ne pas savoir qui était Leo Messi à l'époque. 'Et elle dit qu'elle veut acheter un club de sport ?'.
Mais le changement est difficile pour tout le monde, c'est une réaction humaine naturelle. Oui, certaines attaques étaient très personnelles, mais si vous innovez, si vous voulez changer les choses, ce sont des contraintes auxquelles vous devez vous attendre.
Vous êtes la première femme racisée à posséder une équipe de la National Women's Soccer League. Vous avez déclaré assumer ce rôle avec "la ferme volonté de faire progresser la Ligue, en garantissant la parité dans les infrastructures". Pourquoi est-il important de féminiser également le staff ?
La diversité est importante, car elle apporte des perspectives différentes. Si je sais tout, je n'ai besoin de personne. Si je travaille avec des gens qui pensent comme moi ou qui me ressemblent, je ne vais jamais faire bouger les lignes. Qu'il s'agisse d'ethnie, de genre, de classe sociale... L'expérience et les perspectives différentes ne peuvent que nous aider à nous améliorer.
Le club féminin le plus titré d'Europe comme nouvelle acquisition
Vous êtes en train de créer la première organisation multi-clubs de football féminin. En quoi la centralisation peut-elle servir la cause ?
Dans les sports masculins il y a toujours de l'argent à investir dans l'équipe (entraînement, équipement, personnel supplémentaire...). Ce n'est pas le cas du sport féminin. Les équipes sont très locales, elles ont leur propre stade, leurs propres supporters... Mais cette présence mondiale m'aide à créer un mouvement. La recherche par exemple, elle doit être centralisée pour bénéficier à toutes les athlètes, mais d'autres choses continueront à être gérées par le club.
En général, chez les hommes, il y a beaucoup d'équipes qui existent pour qu'une seule réussisse. Ce n'est pas le cas de notre modèle. Lyon va être numéro 1 en France, les Spirits vont être numéro 1 aux États-Unis...
Justement, vous êtes officiellement la propriétaire de l'équipe féminine de l'Olympique Lyonnais. Quel lien entretenez-vous avec ce club multi-titré ?
C'est l'équipe numéro 1... en Europe (elle rigole, en disant qu'elle ne veut pas contrarier les Spirits, ndlr), c'est légendaire et un vrai honneur pour moi.
À l'OL, on va tout faire pour construire une dynastie durable.
C'est important de travailler avec la meilleure équipe, dans un premier temps. Car ces dernières années, d'autres pays ont investi et je veux m'assurer qu'elles (les Lyonnaises) maintiennent cet héritage victorieux. Il est incroyablement difficile de se maintenir au plus haut niveau. On va tout faire pour construire une dynastie durable.
Adapter les entraînements à la physiologie des athlètes féminines
Comprendre ces équipes comme des entités - et non pas des prolongements des équipes masculines - permet aussi de se concentrer sur des sujets majeurs qui n'ont pas encore été adressés, comme la santé des athlètes féminines. Comment expliquez-vous le manque criant de recherches à ce sujet ?
Finalement, c'est très représentatif de la société. Quand on créé des médicaments uniquement testé sur les hommes, on se dit qu'on va réduire la posologie pour les femmes, car après tout, ne sommes nous pas toutes des hommes en format miniature ? (rires).
94% des recherches scientifiques sur les performances des athlètes sont consacrées aux hommes.
94% des recherches scientifiques sur les performances des athlètes sont consacrées aux hommes, et 6% concernent les femmes. Le manque de recherche est effrayant. Et même si vous trouvez certaines données, rien n'est fait, sur le terrain, pour changer les choses.
Delphine Cascarino (joueuse de l'OL actuellement blessée, ndlr), nous confiait récemment que pendant longtemps, les joueuses ont été entraînées comme des adolescents... Pourquoi est-il important d'adapter les programmes à leur physiologie plutôt que de copier-coller les approches des sports masculins ?
Oui, dans de nombreux sports d'équipe, les équipes féminines empruntent leurs manuels d'entraînement aux équipes masculines. Or, le corps des femmes n'est pas le même que celui des hommes, notamment en raison des menstruations. Par exemple, la veille de vos règles, vous avez sept fois plus de chances de vous blesser.
Le sommeil, la nutrition, les activités physiques... Toutes ces choses ont des conséquences différentes sur le corps des femmes et pourtant, elles sont entraînées comme si elles étaient des hommes de petite taille, ce qui crée de nombreux problèmes, et de nombreuses blessures... Les chaussures pour femmes sont fabriquées à partir de moules pour hommes. Or la répartition de la pression sur les pieds est très différente. Nous n'aidons pas les athlètes à être à 100% de leurs capacités, parfois, c'est même dangereux pour elles.
Comme vous le mentionniez, la recherche spécifique aux athlètes féminines est rare, prévoyez-vous de mener des études sur le sujet ?
Oui ! On peut compter sur les deux mains le nombre d'experts en la matière, et je les ai tous embauchés (rires), notamment Dawn Scott, experte en performances des athlètes féminines. Avec elle, nous avons créé un centre d'innovation. À l'heure actuelle, vingt personnes y travaillent, en provenance des États-Unis, d'Angleterre, de Lyon, d'Australie... L'objectif est d'enrôler un million d'athlètes féminines dans le monde pour obtenir des données. Parce qu'il n'y en a pas assez pour progresser.
L'objectif est d'enrôler un million d'athlètes féminines dans le monde pour obtenir des données.
Lorsque je suis arrivée à Lyon, il y avait 11 entraîneurs dédiés et ils étaient partagés entre hommes et femmes. Cela signifie qu'ils ne passaient jamais de temps avec les joueuses. Avec Vincent (Ponsot, Directeur Général de l'OL Féminin, également présent lors de l'interview, ndlr), nous avons maintenant 26 personnes dédiées à l'équipe féminine. Un nutritionniste à plein temps, un psychologue, des médecins, des kinésithérapeutes... C'est plus qu'un ratio de un pour un.
La santé mentale dans le sport est également devenue une question centrale ces dernières années. Quel type de soutien offrez-vous aux joueuses ?
Nos professionnels sont disponibles à plein temps. Nous prenons cela très au sérieux.
C'est primordial car les joueurs sont de plus en plus jeunes et les stades de plus en plus grands. Si vous avez 16 ans et que vous jouez devant 60 000 spectateurs, c'est impressionnant. Il ne s'agit donc pas seulement de performance, mais aussi d'anxiété, de préparation...
Vincent Ponsot précise qu'à Lyon, un spécialiste a également été embauché pour discuter santé mentale de groupe et cohésion, ndlr.
Accompagner les joueuses-mères et aller vers l'égalité salariale
Maman, la joueuse de l'OL et de l'Équipe de France Amel Majri a été autorisée à voyager avec son bébé lors de la Coupe du monde 2023. Que comptez-vous mettre en place structurellement et sportivement pour les joueuses qui veulent être mères, ou qui le sont déjà ?
Chez les Spirits, nous sommes en train de créer une crèche pour le staff et les athlètes. En France, nous allons suivre toutes les règles de la FIFA en ce sens et faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que les mères soient en bonne santé et qu'elles reviennent heureuses sur le terrain. Le personnel médical veillera à ce que nous ne fassions rien qui puisse compromettre la grossesse ou la récupération en post-partum.
C'est important que les joueuses-mères sentent qu'elles n'ont pas à sacrifier quoi que ce soit parce qu'elles veulent jouer au football ou avoir un enfant.
Il est aussi important de véhiculer l'idée qu'une fois que vous avez un bébé, ce n'est pas une condamnation à mort pour votre carrière. Que les joueuses-mères sentent qu'elles n'ont pas à sacrifier quoi que ce soit, simplement parce qu'elles veulent jouer au football ou avoir un enfant.
Les sujets ci-dessus sont liés au thème de l'égalité d'opportunité et de traitement. Mais en France, le salaire brut moyen d'une footballeuse est 27 fois inférieur à celui d'un footballeur... Quels outils mettre en place pour aller vers l'égalité salariale dans le foot ?
Beaucoup de problèmes dans le football féminin, comme l'équité salariale et l'inégalité dans la formation, sont résolus par le succès commercial. Si seulement 500 personnes viennent au stade et sont prêtes à payer 5 euros, c'est très difficile, car la ligue professionnelle ne survivra pas.
Le football féminin représente moins de 5 % de la couverture médiatique des sports féminins dans le monde, mais il faut espérer que les choses commencent à changer. C'est probablement le modèle de revenus le plus critique et c'est pourquoi beaucoup de sports masculins sont très rentables. Mais nous y arriverons, je n'ai aucun doute sur le sujet.
Mouiller le maillot aujourd'hui pour inspirer demain
Votre travail de structuration est-il un biais pour encourager les jeunes filles à poursuivre une carrière dans le sport et à créer une nouvelle génération d'athlètes ?
Au bout du chemin, c'est de cela qu'il s'agit. Je suis venue de Corée en Amérique pour poursuivre mon rêve. Aujourd'hui, je veux que le plus grand nombre possible de filles réalisent leurs rêves, quel que soit le domaine.
Aux États-Unis, les jeunes filles arrêtent de jouer au foot vers l'âge de 12 ans, au moment de la puberté, ou à l'université, quand elles se rendent compte que les joueuses professionnelles ont du mal à joindre les deux bouts. Alors, mon travail consiste à leur donner des chances égales. Pas seulement aux joueuses actuelles, mais à toutes les jeunes filles qui grandissent.
Nous avons le pouvoir d'inspirer toutes les petites filles du monde entier, si elles peuvent voir qu'elles ont les mêmes moyens que les garçons pour réussir. Je veux qu'elles puissent s'en rendre compte depuis leur jardin, qu'elles n'aient pas besoin d'aller chercher des championnes à l'étranger, que la représentation soit sur le pas de leur porte.
Entre inspiration, recherches et compétitions, comment espérez-vous voir le foot féminin évoluer dans les dix prochaines années ?
Je veux voir l'OL jouer tous ses matchs au Groupama Stadium, à guichets fermés, et les gagner ! Des retransmissions en prime time et des supporters nombreux et excités par le beau jeu qui leur est offert.
Et moi, j'espère que je serai quelque part, en train de profiter de la retraite... Ou alors en gradin, en train de profiter des matchs. Après tout, je ne sais pas si les crampons se raccrochent un jour..."