Jusqu’à la fin du mois d’août, le Bon Marché Rive Gauche est en vacances. Entendons-nous bien, le magasin est ouvert du lundi au dimanche, comme toutes les semaines ou presque depuis qu’il a été fondé par Aristide Boucicault en 1852. Ses allées, en revanche, prennent les couleurs des congés d’été. Joyeuses comme les bouées en plastique pop suspendues au plafond, régressives comme les châteaux de sable haut de 10 mètres qui encadrent les escalators de l’établissement.
Baptisée Tout beau et tout bronzé, la nouvelle exposition de la boutique célèbre le farniente, la plage et les vacances sous le soleil. En son centre, elle accueille un marché jaune parasol, qui rappelle ceux organisés le long des plages dans les stations balnéaires.
Parmi les produits qui exposés sur les étals, des maillots de bain Camping Liberté, des T-shirts Hôtel Amour ou encore des casquettes Lily of the Valley. Ces noms vous disent quelque chose ? C’est normal : il s’agit d’adresses bien connues des hédonistes. La première est une chaîne de campings installés dans toute la France, la deuxième, une collection d'hôtels parisiens et niçois et la troisième, un établissement cinq étoiles perché sur les hauteurs de Saint-Tropez.. Des lieux renommés qui depuis quelques mois déclinent leur univers sur une série d’objets. Des vêtements, des tote bags et des parapluies présentés dans les rayons du 24, rue de Sèvres, jusqu'au 24 août. "Nous avons voulu travailler autour des destinations et de l’évasion. Nous voulions que les client-e-s viennent voyager au Bon Marché Rive Gauche, qu’en achetant l’un des produits que nous avons rassemblés ici, iels aient l’impression de quitter Paris", explique Jennifer Cuvillier, directrice du style et de la créaion du grand magasin, au détour d'une allée.
Dans les stands, il est aussi possible de tomber sur la toute première collection de produits à l'effigie de la Grande Épicerie, l'aile du magasin germanopratin dédié à la gastronomie. Pour confectionner le sac en toile, l'éventail ou le limonadier qui composent cette collection de onze articles, l'institution parisienne s'est associée à la jeune entreprise Giftshop. Cofondée en 2023 par Mathieu Lebreton, la start-up est déjà bien connue dans le petit monde du merchandising. Ou plutôt, comme préfère le dire l’entrepreneur, dans le secteur du souvenir.
Le businessman n’en est pas à son coup d’essai. En 2008, il crée Ykone, agence internationale de créateur-rice-s de contenus, qu'il quitte en 2014. Après une période à travailler pour le salon de textile Man/Woman, le jeune homme a l’idée de son nouveau projet en observant les acheteur-euse-s ramener de leurs voyages à Paris des habits qu’iels trouvent dans les cafés et les restaurants plutôt que des pièces chinées dans des concept stores pointus. L’homme d’affaires se rend rapidement compte que, même s’ils affichent un design ultra-cool, ces produits sont généralement bas de gamme, en décalage avec le prestige ou la hype des lieux qu’ils sont censés représenter. "Avec Giftshop, j’ai eu envie de connecter les personnes qui font de la qualité dans l’hospitalité avec ceux qui font de la qualité dans le textile". Il en parle à Ben Broca, autre entrepreneur avec qui il s’associe et tous deux se lancent à 100 % dans le projet.
Première mission : trouver de l’argent. Leur business séduit True Ventures, fonds américain installé dans la Silicon Valley, qui a notamment financé l'entreprise de vélos d'appartement Peloton – si, si, vous voyez ce que c'est, vous en avez aperçu un dans la série And Just Like That – et l'application de messagerie Slack. Ce qui retient l'attention de la boîte californienne ? L'envie du duo d'étendre l’univers de marques fortes, qui disposent déjà de vraies communautés, au-delà de leur champ d’activité. "Il y a une vraie transformation de la manière dont les consommateur-rice-s dépensent de l’argent, en jouant sur l’émotion et le souvenir pour créer l’acte d’achat", confirme Mathieu Lebreton.
Au départ, les deux hommes lancent un site confidentiel, sur lequel tombent uniquement les geeks du merchandising. Ils démarchent des palaces américains, font jouer leur réseau et sollicitent notamment leur ami Julien Pham (de l'agence créative Phamily First) qui les met en contact avec de repères de quartier comme Le Verre Volé et Le Bistrot Paul Bert, deux adresses parisiennes. La réponse des restaurateur-rice-s est unanime : "Nous adorons l’idée, mais nous n’avons ni le temps, ni la trésorerie, ni l’espace de stockage pour mettre en œuvre nos collections de merchandising". Qu’à cela ne tienne, c’est Giftshop qui prend en charge toute cette partie logistique, imagine les designs, trouve les fournisseurs et s’occupe d’acheminer les produits jusqu’au client final. Pour se rémunérer, le site mise sur un système de royalties. C’est pour ça que plutôt que de parler de marque blanche, Mathieu Lebreton évoque volontiers le mot "collaboration".
Pas d’objectif financier
L’entrepreneur est catégorique : leurs interlocuteur-rice-s ont rarement des objectifs financiers en tête lorsqu’iels lancent une collection. "Le brief de départ, c’est généralement : "Je veux rajeunir ma clientèle", "Ça me fait marrer" ou "Je voudrais être plus connu"", relate-t-il. Avec une trentaine de collaborations lancées en 2023, Giftshop s’est affranchi du simple secteur textile pour proposer de l’art de la table, des bijoux, des meubles… Pour ne pas s’éparpiller, l’entreprise se concentre désormais uniquement sur des noms parisiens. "Nous voulons faire rêver à la fois la clientèle locale et celle internationale. Pour cela, nous travaillons avec des hôtels, des restaurants, des fleuristes, des boulangeries, des chocolateries… Des lieux qui nous inspirent".
Et qui inspirent les étrangers. Sur le site de Giftshop, la clientèle est à 85 % basée en dehors des frontières hexagonales : Américain-e-s, Japonais-es, Coréen-ne-s ou Scandinaves. Des personnes qui connaissent déjà, pour la plupart, le Pied de Cochon ou le Bistrot des Tournelles. Mais aussi, pour certaines, qui ne se sont jamais rendues à Paris et utilisent ces produits comme des city guides. "Si elles se rendent un jour dans la capitale, elles testeront certainement le restaurant ou l’hôtel dont elles possèdent déjà le sweatshirt", affirme Mathieu Lebreton.
Là où l’originalité de Giftshop est de collaborer avec les institutions parisiennes et de rendre leurs produits accessibles dans le monde entier via sa propre plateforme, d’autres entreprises opèrent en marque blanche. C’est le cas du Groupe Béranger, cofondé par Gaspard de Malézieux en 2018. Sa spécialité de départ ? Les produits en cuir créés pour les chambres de palaces, du plateau sur lequel repose le sèche-cheveux au porte-parapluie. Autre champ d’expertise : assurer la production des parfums, des bougies et des cosmétiques entreposés dans les chambres. "Dans un seul et même hôtel, nous pouvons proposer jusqu’à 150 produits différents, tous confectionnés sur-mesure pour l’adresse", explique Gaspard de Malézieux. Très vite, les établissements challengent le Groupe Béranger pour qu’il développe une offre textile. Des cabas de plage, des trousses et des chapeaux qui s’écoulent sans mal. "Pour l’un de nos clients, nous créons des casquettes qui se vendent chaque année à plus de 2 000 exemplaires. Les consommateur-rice-s attendent les nouvelles couleurs avec impatience et nous appellent parfois pour acheter des produits qui ne sont pas en vente !".
L’entrepreneur explique le boom du secteur du souvenir par plusieurs facteurs : "Auparavant, les hôtels n’assumaient pas toujours le fait d’être des marques. Mais aujourd’hui, les client-e-s veulent montrer qu'iels sont capables de se payer des voyages dans des établissements de luxe grâce à l’étiquette en cuir accrochée à leurs valises".
Si l’hôtellerie préfère passer par des intermédiaires pour réaliser ces collections spécifiques plutôt que traiter en direct avec des griffes de luxe, c’est pour de bonnes raisons. "Quand une marque de vêtements technique de luxe signe avec un palace à Courchevel, elle ne peut engager de partenariats avec aucun autre établissement de la région. Par ailleurs, le processus de production est souvent rallongé, car il est soumis à la validation du ou de la directrice artistique. Parfois, il faut attendre deux ans avant la sortie d’une collection".
Ce qui n’empêche pas certaines alliances d’être particulièrement fructueuses. En témoigne celle qui lie le Ritz à Frame depuis 2021. En décembre 2024, le palace français et la marque haut de gamme dévoilaient leur quatrième drop. Une ligne complète de vêtements, qui comprenait, pour ce nouveau chapitre, 35 références, de la casquette au bomber, en passant par la chemise, "inspirés de l’allure héritage et des codes de la haute société, mélangeant le sportswear américain classique et la sophistication française", explique Robert Swade, PDG du groupe Ritz.
Les acheteur-euse-s comprennent des habitué-e-s de l’institution parisienne, des client-e-s de la griffe américaine et une population qui rêve d’embrasser le lifestyle du Ritz. "Posséder ces produits est une manière pour elleux de se connecter à l’élégance et au prestige du lieu, que nous ne considérons pas comme un hôtel, mais comme une marque avec une identité unique et un héritage exceptionnel", détaille le dirigeant. Les pièces qui se vendent le mieux ? Celles qui affichent en XXL la mention Ritz Paris, "un statement de prestige et de luxe".
Le merch pour soutenir les débuts
Il n’y a pas que les institutions de l’hôtellerie qui s’intéressent de près au merchandising. Staays, nouvelle plateforme de réservation de séjours en ligne, a accompagné le lancement de son site de quelques produits exclusifs : "Nous sélectionnons des hôtels dans le monde entier, du motel au palace, et nous créons du contenu autour de ces lieux pour aider les gens à choisir leur prochaine destination". Un site à l’univers pas essence intangible, que les équipes de la startup se sont amusées à décliner sur des produits physiques pour le lancement officiel.
"Nous voulions donner une dimension matérielle à Staays et lui conférer une identité cool". En résultent un laundry bag à utiliser en sac d’appoint, une serviette de plage qui représente un jeu de backgamon avec les jetons correspondants pour jouer sur la plage, un pyjama avec le nom de l'entreprise inscrit sur l’étiquette…
"Nous désirions que ces articles ne soient pas considérés comme des produits promotionnels, mais qu’ils soient suffisamment désirables pour que les gens aient envie de les acheter". Pas question, néanmoins, de vendre ces pièces qui ont toutes nécessité un an de développement. "Nous voulons créer la préférence avec la plateforme, pour que la clientèle ait envie de passer par Staays pour réserver ses déplacements. Faire plaisir aux gens qui utilisent le site, c’est favoriser le fait qu’ils en parlent, qu’ils le montrent à leurs proches, voire les transforment en utilisateur-rice-s. C’est de la publicité", assure-t-on chez Staays. Avant de conclure : "Nous préférons investir dans ce domaine plutôt qu’en mettant de l’argent sur Google ou Facebook".
Même son de cloche chez Bertrand Chauveau, co-fondateur du lieu où se presse toute la jeunesse parisienne : Le Cornichon. Ouvert depuis le printemps 2024, l’adresse est un restaurant le midi, puis se transforme en bar le soir avec un comptoir Française des Jeux où acheter des tickets à gratter. "Au début, nous avons fait dessiner des briquets avec un logo cornichon, des crevettes en scoubidou, des canifs de poche, des porte-clés… Les client-e-s complétaient l’achat de leur billet de loto avec ces petits objets. Et en volaient aussi beaucoup (rires)." Et puis à l'automne, Bertrand Chauveau et son associé ont envie d’ajouter un T-shirt à leur inventaire. La direction artistique ? Qu’il ressemble au merchandising des groupes de métal. Dessiné par l’artiste qui a signé la fresque placée dans les toilettes du restaurant, le top reprend la phrase "Life is a dog", le nom et l’adresse du lieu. "Nous avons mis quatre mois à le sortir. C’est un vrai coup marketing, parce que les gens dépensent de l'argent pour nous l'acheter et nous font ensuite de la publicité en le portant".
Merch everywhere ?
Plus surprenant, ces produits dérivés s’épanouissent également dans les salles de sport. Comme chez Episod, studios de cours collectifs répartis dans Paris, dont les marques Lululemon et Circle sont des partenaires depuis longtemps. Sur les leggings, brassières et shorts de ces deux équipementiers, Episod a apposé son logo. "C’est important que nous ayons cette offre technique, parce que les client-e-s peuvent compléter leur gamme de vêtements de sport avec des tenues au nom de leur club", remarque Charlotte Lebrun, directrice marketing et croissance d’Episod.
En plus, en 2019, l’entreprise a lancé sa première ligne lifestyle, avec des T-shirts, des joggings et des casquettes. "Les gens l’achètent pour exploiter ce sentiment d’appartenance à la marque. Ils sont fiers de faire partie de ce groupe", remarque-t-elle. Et de croiser, alors qu’ils sont en vacances dans le sud, un-e autre adhérent-e Episod avec son T-shirt floqué. "C’est anecdotique en termes de chiffre d’affaires. Si nous proposons ces produits, c’est vraiment pour le côté affectueux, pour l’expérience et proposer un service en plus à nos clients-e-s", précise la dirigeante.
Plus étonnant, des lieux dédiés au bien-être lancent aussi leurs collections. À l’image de The Aesthetic Club, le cabinet dédié au sport et au massage ouvert par Linda Benmiloud, ex-directrice de communication dans l’industrie du luxe. Quatre ans après l’inauguration de son adresse, l’entrepreneure a lancé une collection de vêtements de six pièces – T-shirts, tote bags, hoodies et ensembles jogging – parce que, affirme cette passionnée de merchandising et de culture sportive :" Ces produits font partie de l’expérience, peu importe l’expérience". En plus de créer une communauté, elle estime que ce type d’articles apporte une visibilité. "Des personnes s’identifieront peut-être au compte Instagram parce qu’elles aiment l’esthétique de The Aesthetic Club. Par la suite, qui sait, elles auront peut-être envie de s’offrir des pièces pour faire partie du crew".
Serge Carreira, maître de conférence à Sciences Po, confirme : "Chaque marque a un univers, des valeurs qui lui sont propre. Ces collections sont l’expression d’une certaine forme d’art de vivre que chacun-e peut s’approprier en les achetant. Cela permet de s’adresser à des audiences plus larges, car ces produits à la forte charge émotionnelle sont accessibles en termes de prix. C’est une forme d’extension de l’expérience qui ramène à chaque fois au lieu".
Ce qui crée des vocations. Luca Delombre s’apprête ainsi à commercialiser LY Gifts, une ligne de prêt-à-porter inspirée par sa ville de naissance, Lyon. De son côté, Giftshop envisage de se tourner vers la gastronomie. Car après tout, quelle meilleure manière de prolonger son dîner dans un restaurant étoilé qu’en trouvant une place dans les placards de sa cuisine à la sauce tomate signature de la maison, l’huile d’olive du ou de la cheffe, le miel qui sucre les desserts. Ou comment exploser les frontières de l’expérience, concrétiser ses souvenirs et glisser un peu de luxe dans son quotidien.