Pourquoi la vague MeToo a-t-elle mis autant de temps à atteindre le cinéma français ? Comment notre pays a-t-il construit le mythe de réalisateurs encensés devenus intouchables ? Qui sont réellement ces auteurs longtemps perçus comme des "génies" qui ont détruit pendant des décennies la carrière et la dignité de jeunes actrices ?

À l’heure où les idoles préfabriquées d’hier sont (re)mises en cause dans le sillage de femmes telles qu'Adèle Haenel, Judith Godrèche ou Charlotte Arnould, le processus de starification et les messages qui sont délivrés dans leurs films sont décortiqués dans l’ouvrage Le culte de l’auteur – Les dérives du cinéma français, paru cette rentrée littéraire aux éditions La Fabrique.

Entretien avec son autrice, Geneviève Sellier, professeure émérite en études cinématographiques à l’Université Bordeaux Montaigne et directrice de publication du site Le genre et l’écran.

La Nouvelle Vague et le culte de "l'auteur"

Marie Claire : Dans votre livre, vous analysez la manière dont nous en sommes arrivés, en France, à une forme de déification des réalisateurs, appelés auteurs, notamment à partir du cinéma de La Nouvelle Vague au tournant des années 60. Mais d’abord, c’est qui, "l’auteur" ? 

Geneviève Sellier : Sa première caractéristique est d’être un homme. Socialement c’est un bourgeois, qui considère avoir fait un pas de côté par rapport aux fils de bourgeois, en évitant des études de droit par exemple. Et alors qu’à cette époque le cinéma est encore considéré comme un loisir populaire, il y a pour lui une forme "d’encanaillement".

Ces auteurs, nombreux, vont alors chassés la génération précédente de cinéastes, mais reproduire la domination masculine sous une forme "modernisée", en délaissant la figure du patriarche pour celle de jeunes hommes bien nés qui s’insèrent culturellement dans la tradition du romantisme, avec souvent une posture de don Juan. Ils s’inscrivent dans une revendication d’originalité, de marginalité, de refus des normes morales "bien-pensantes". Mais ce n’est au final qu’une rébellion de petit-bourgeois de droite, il n’y avait rien de révolutionnaire au sens communiste ou marxiste. Ils pensent même l’engagement comme contradictoire avec la liberté créatrice.

Dans Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard, l’engagement politique lui-même est combattu comme une forme d’aliénation. Les générations de réalisateurs post-Nouvelle Vague conserveront cette revendication d’autonomie par rapport à un engagement politique quelconque, mais aussi un certain narcissisme et leur désir de mettre en avant leur subjectivité. Tout cela relève d’une posture très individualiste. 

Dans les films de Benoit Jacquot et Jacques Doillon, l’homme, toujours décrit comme fragile et vulnérable, est même "victime" d’une jeune fille "sexuellement agressive". Alors même que dans la réalité, ces réalisateurs sont socialement dominants. 

Comment la Nouvelle Vague, qui a engendré de nombreux auteurs de films où, presque toujours, un homme d’âge moyen se retrouve semble-t-il "sous le joug amoureux" d’une très jeune femme, a-t-elle pu en produire autant ? 

À ce refus de l’engagement vient s’ajouter la mise en place de la politique d’État d’André Malraux (alors ministre des Affaires Culturelles, ndlr) en 1959 qui va permettre de pérenniser cette posture d’auteur avec l’avance sur recettes, autrement dit le financement par l’État de projets vus comme artistiquement ambitieux. Se met alors en place un cinéma à deux vitesses, l’un de "l’élite cultivée" subventionné par l’État, de l’autre un cinéma perçu comme commercial et populaire. 

Du cinéma d'auteur à la pop culture

Vous expliquez aussi dans votre livre le rôle des institutions cinématographiques, et de la critique, qui a porté aux nues ces auteurs et leurs films.

Ce cinéma d’auteur, en se revendiquant comme l’héritier de la littérature, va acquérir une forme de légitimité qui va donner lieu à une sorte de connivence, de complicité, entre une nouvelle génération de critiques de cinéma et les auteurs de la Nouvelle Vague.

Les critiques, sensiblement du même âge que les cinéastes et presque toujours des hommes issus des mêmes milieux sociaux, deviennent alors les "passeurs" des œuvres en s’identifiant à la figure de l’auteur.

Ces critiques rêvent de pouvoir faire pareil, d’occuper cette place, d’être dans ces postures soit de séducteur, soit d’homme vulnérable pris dans les souffrances de la passion ou d’attachement contradictoire avec plusieurs jeunes femmes, dans toutes ces histoires parfaitement hors-sol socialement où la figure centrale est un alter-ego de l’auteur. Or ces films ne sont que des témoignages de domination masculine, qui par ailleurs imprègne totalement la société.

L’absence de regards critiques sur ces films est problématique et on voit bien que tous ces hommes ne remettent absolument pas en question leur domination. Les œuvres sont même là pour esthétiser, romantiser, légitimer cette domination.

Dans les films de Benoit Jacquot et Jacques Doillon, l’homme, toujours décrit comme fragile et vulnérable, est même "victime" d’une jeune fille "sexuellement agressive". Alors même que dans la réalité, ces réalisateurs sont socialement dominants, ils se camouflent en homme fragile sans pouvoir !

Votre livre rejoint en quelque sorte celui de Chloé Thibaud, Désirer la violence – Ce(ux) que la pop culture nous apprend aimer car finalement, cinéma populaire ou cinéma d’auteur, même combat contre les femmes ? 

Oui, tout à fait. À ce propos, je pense que les deux cinémas ont une façon différente d’exclure, de dominer ou de minorer les femmes. Dans les films à grand succès, comme Intouchables, Bienvenue chez les Ch’tis, ou Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, l’exclusion des femmes est beaucoup plus franche.

Le casting favorise toujours les personnages masculins et les personnages féminins sont réduits à la portion congrue. Dans le cinéma d’auteur, qui va principalement parler d’histoire "d’amour", c’est plus subtil, on voit des personnages féminins qui ont certes de la présence, mais uniquement en tant que fantasme masculin, en tant qu’objet du désir du protagoniste masculin, qui souffre de cette passion qui l’aliène. 

Les figures du Pygmalion et de la muse

Ce cinéma d’auteur ne s’inspire-t-il pas au final de la figure de la muse, comme en peinture par exemple ? 

Oui effectivement, la figure du Pygmalion est très présente dans le cinéma d’auteur, mais il me semble qu’avec le cinéma d’auteur, ça a pris une nouvelle ampleur, devenu quasi systématique. Sous prétexte de pouvoir exprimer son génie, le cinéaste, "l’artiste" ne peut pas faire tourner de stars, qui ont trop d’aura, qui les empêchent d’exprimer leur ego.

Le réalisateur va donc créer un personnage féminin en choisissant une très jeune femme sans formation d’actrice dont il va faire son fétiche. Et puis ensuite il en change.

Ce processus va ensuite prendre un tournant encore plus problématique avec la révolution sexuelle des années 70-80. Là, le mouvement féministe des années 70 va être littéralement dévoyé par les hommes, qui vont détourner cette volonté d’émancipation des femmes en une injonction à devenir disponible au désir masculin. Et nous voilà alors avec des films remplis d’adolescentes dénudées qui excitent le désir du réalisateur et des spectateurs. Tout ça au dépend des actrices, qui disparaissent rapidement. 

Elles sont très jeunes, elles n’ont alors pas la capacité de résister à la manière dont elles sont choisies, "élues" par un homme influent qui a l’âge de leur père, elles sont donc dans une position totalement dominée.

Des actrices, écrivez-vous, qui pour la grande majorité disparaissent des écrans aussi vite qu’elles sont apparues… Vous en listez d’ailleurs un certain nombre dans le livre. 

Bien sûr. Elles sont très jeunes, elles n’ont alors pas la capacité de résister à la manière dont elles sont choisies, "élues" par un homme influent qui a l’âge de leur père, elles sont donc dans une position totalement dominée. Et elles payent le prix fort, notamment parce que la manière dont elles sont filmées les aliènent totalement. Il y a la question du pouvoir derrière.

On voit d’ailleurs aussi de rares femmes, comme Catherine Breillat, se couler dans le moule du cinéma d’auteur le plus abusif.  

Vous évoquez à la fin du livre le cinéma d’autrices pour le coup, et on voit bien que, même si le regard est différent parce que ce sont des femmes, il reste parfois, encore, imprégné de celui des hommes… 

Oui, mais c’est bien normal quelque part. Étant donné que le cinéma d’auteur demeure un modèle dominant, comme tout modèle hégémonique il est très compliqué de s’en débarrasser du jour au lendemain. D’autant plus que si elles souhaitent faire carrière, il faut qu’elles soient adoubées par le milieu. Sans compter le pouvoir économique, qui appartient aussi aux hommes.

La domination masculine est toujours là, même si les derniers événements liés au milieu du cinéma laissent présager, je l’espère, une vague de conscience collective.