Dans une industrie de la mode fantasmée, mais féroce, la création se fait parfois en famille.

Les exemples de success stories de fratries ou de générations entières ne manquent pas. Les frères Laurent, Raphaël et Alexandre Élicha ont donné naissance à The Kooples, les sœurs Milgrom et Chetrite sont à l'origine du groupe SMCP (Sandro, Maje, Claudie Pierlot), les familles Prada, Fendi et Versace ont bâti de sérieux empires...

Souvent, l'histoire débute avec un-e audacieux-euse qui inspire ses descendant-e-s ou sa fratrie à marcher dans ses pas.

Se lancer dans la mode en famille, une évidence

Justine Flachaire est directrice artistique du label swimwear Banana Moon. "Je suis comme née avec la marque, puisque mon père a créé Banana Moon, accompagné de ma mère et d’un associé en 1984. J'ai vu le jour l'année suivante."

Elle découvre dès son plus jeune âge les ateliers de confection et rencontre les membres de l'équipe créative dont les stylistes et les modélistes.

Son regard sur la marque est crucial, puisque la fille de Daniel Flachaire a toujours été encouragée à donner des impulsions pour les collections. Malgré cela, elle a d'abord suivi une formation en droit et a officié en tant qu'avocate aux États-Unis avant de revenir en France pour rejoindre la griffe familiale.

Daniel Flachaire, fondateur de Banana Moon, et sa fille Justine Flachaire, directrice artistique de Banana Moon

Se lancer dans la mode semble naturel lorsque l'on est plongé-e dans le bain dès la naissance. Olivia Seitz connaît, elle aussi, ce sentiment, puisqu'elle a grandi dans une famille spécialisée dans le négoce de perles de culture depuis trois générations.

Son quotidien gravitait autour de Maison Porchet, société de négoce fondée par son arrière-grand-père. Sa mère l'embarquait dans tous ses déplacements professionnels, d'Hong Kong à Bâle jusqu'à Las Vegas. Pour autant, une fois adulte, Olivia Seitz n'a pas fait le choix d'intégrer les rangs du leader du commerce de perles de culture en France.

"J'ai fait un doctorat en pharmacie. Finalement, à l'aube de mes 30 ans, j'ai lancé ma marque D1928 en parallèle de l'activité de Maison Porchet, en m'appuyant toutefois sur le savoir-faire de la famille", explique la créatrice de bijoux.

D1928 : "D" comme Denise, le nom de sa grand-mère, née en 1928, qui travaille aujourd'hui avec Olivia Seitz et la mère de cette dernière.

Charmi est une marque de vêtements en tricot en vue dont le lancement remonte seulement à décembre 2022. Elle est la création de Tom Aymerich et de Perrine Delfortrie, un duo mère-fils qui au départ n'avait pas vocation à devenir designers de mode. "C'est un projet qui est devenu une entreprise", appuie celui qui est diplômé de l'école de commerce EM Lyon.

Sa mère, journaliste de profession encore en activité, est passionnée de tricot : "Je ne suis pas née avec une aiguille dans les mains, mais presque. L'hiver dernier, Tom me pose une problématique : "J’ai froid sous mon casque de moto, peux-tu me faire une cagoule ?" J'accepte et [la cagoule] plaît autour de lui."

"Charmi, c'est un projet qui est devenu une entreprise"

Perrine Delfortrie profite d'une semaine de congés pour confectionner six modèles pour son fils et ses copains. L'intérêt pour ses créations explose, ce qui l'encourage à lancer une société. 

Ce n'est pas tant parce qu'iels sont du même sang que cette marque a été une évidence, mais plutôt parce que leurs profils sont complémentaires : "J'ai une technicité tricot, lui a une technicité commerciale/marketing et à nous deux, nous avons Charmi", commente la mère.

Les avantages de créer en famille

Choisir de créer en famille comporte son lot d'avantages. À commencer par le fait de collaborer avec des personnes avec qui la confiance est totale. Un niveau d'intimité difficilement atteignable avec un-e employeur ou à un-e collègue.

Eran Elfassy n'a que 12 ans lorsqu'en 1990, ses frères montent la société de mode APP Group, spécialisée dans la conception et la production de vestes en cuir.

S'il rejoint l'entreprise dans un premier temps, il décide de fonder Mackage neuf ans plus tard. Une marque sur laquelle APP Group mise immédiatement, puisque c'est "sous leur mentorat et leur infrastructure" qu'est lancée la griffe, se souvient le créateur de mode.

Olivia Seitz, de la marque joaillière D1928, peut quant à elle piocher dans l'inventaire de perles de Maison Porchet pour confectionner ses propres bijoux. Elle est consciente que ce privilège est dû au fait que la société appartienne à son arrière-grand-père, Jean Porchet : "Je n'aurais jamais pu avoir ces produits, du moins pas à des prix remisés, en me lançant seule en tant que jeune entrepreneuse."

"La famille épargne bien des problèmes, parce que l'on relativise en se disant que nous ne sommes pas des associé-e-s à l’origine."

Travailler avec ses proches revient aussi à avoir des rapports moins froids avec ses partenaires.

"Lors du premier cours dans ma formation en commerce, les professeurs nous ont dit que la première cause d’arrêt d'une entreprise, c'est l’association", se souvient Tom Aymerich, de Charmi. "La famille épargne bien des problèmes parce qu'on relativise en se disant que nous ne sommes pas des associé-e-s à l’origine."

Même en famille, chacun son rôle dans l'entreprise

Mais travailler en famille n'est pas un prétexte pour s'octroyer des libertés. Même entre fratrie ou avec ses parents, chacun occupe un rôle bien défini dans l'entreprise.

Chez D1928, Olivia Seitz gère les réseaux sociaux, l'image de marque, la partie commerciale et le montage des bijoux. Sa mère s'occupe, elle, de la production tandis que sa grand-mère est en charge des appairages des perles, étape importante pour que les sphères nacrées aient toutes la même teinte.

Du côté de Banana Moon, Daniel et Véronique Flachaire sont à l'âge de la retraite, mais le couple reste impliqué. Le père travaille sur les tissus avec sa fille, Justine, tandis que la mère et son fils se concentrent sur l'export et la production.

Chez Charmi, il y a deux équipes. Ce que Tom Aymerich, gérant de l'enseigne, appelle "la team tricot" composée de celles qui confectionnent les modèles en laine, à savoir Perrine Delfortrie, sa mère, "Patricia, Mado et Emma", liste-t-il. Et puis la "team pas tricot" dont il fait partie avec sa collègue Louane, dédiée aux tâches administratives, marketing, stratégiques et à la communication.

En se cantonnant à leurs missions prédéfinies, aucun d'eux n'empiète sur les missions d'un autre. C'est peut-être ce qui explique que ces labels prospèrent.

Travailler avec son frère, sa mère ou son fils, c'est avant tout côtoyer un proche dans l'environnement professionnel, là où certains traits de caractère peuvent parfois se révéler.

Une nouvelle manière de redécouvrir ses êtres chers.

Une industrie qui peut briser ou souder des familles

Et si la famille permet parfois de construire des entreprises pérennes, d'autres fois, ce mélange des genres peut mener au désastre. 

En 2014, les frères Demna et Guram Gvasalia donnent vie à la griffe Vetements. Alors que le premier quitte l'aventure pour assurer la direction artistique de Balenciaga l'année suivante, Guram Gvasalia mène désormais une guerre unilatérale contre son frère. Il lui reproche, entre autres, de copier ses designs et de ne pas l'avoir invité au défilé Balenciaga printemps-été 2024.

"Je prie pour l'âme de mon frère. Que Dieu le sauve", a ainsi écrit Guram Gvasalia sur son compte Instagram, suivi par plus de 598 000 abonnés.

Demna tient aujourd'hui à ce que l'on ne mentionne pas son nom de famille lorsque l'on parle de lui ou de son travail dans la presse. En 2021, Guram Gvasalia a quant à lui lancé Vtmts, comme pour tirer un trait sur sa collaboration passée avec son grand frère.

Au New York Times, il justifie sa rivalité avec son aîné en expliquant que "Demna et Balenciaga publient systématiquement leurs grandes annonces lors des dates clés pour Vetements. [...] Ils ont annoncé la nomination de Demna le jour de mon anniversaire", peste le benjamin.

Protéger sa marque et sa famille des conflits 

Comment se protéger des conflits quand les questions d'égo ou encore d'héritage peuvent entrer en jeu ?

"Ce qui est essentiel, avec n'importe quel collaborateur d'ailleurs, c'est le respect", soutient la directrice artistique de Banana Moon. "Il faut respecter la hiérarchie. Dans notre cas, à mon frère et moi, Banana Moon reste l’entreprise de nos parents, donc nous nous devons de leur laisser le dernier mot, même si cela ne nous empêche pas de nous battre pour certains sujets."

Perrine Delfortrie qui travaille chez Charmi avec son fils, explique que dans leur équipe, il n'existe pas de hiérarchie : "Le fait que je sois sa mère et que je sois plus âgée n'est pas un prétexte pour que je m'impose. Nous sommes à égalité, chacun-e avec ses compétences."

Eran Elfassy, quant à lui, a justement bénéficié de la différence d'âge avec ses frères et de leur expérience dans la mode pour pouvoir monter Mackage.

Bien que sa fratrie ait intégré le milieu avant lui, il assure n'avoir "jamais eu l'intention de rivaliser avec [ses] frères. Au contraire, j'ai cherché à compléter et à diversifier la présence de notre famille dans l'industrie de la mode, en ajoutant une nouvelle dimension à ce qu'elle réalisait déjà", explique-t-il.

Preuve en est, il s'est fait une place en tant que référence de l'outerwear de luxe et a ainsi apporté ce savoir-faire à l'entreprise familiale spécialisée dans le cuir.

Si les tensions sont inexistantes dans les sociétés de nos intervenant-e-s, tous-tes pointent un même fardeau : le manque de déconnexion.

Aux dîners, en vacances, à chaque coup de téléphone, l'affaire familiale est un sujet de conversation inévitable.

Fierté, transmission et épanouissement

Si l'accomplissement professionnel est un objectif de vie largement partagé, nos témoins, eux, évoquent d'une même voix l'aspect enrichissant de la création en famille.

Tom Aymerich a toujours vu sa mère tricoter et le lancement de Charmi le pousse à se renseigner sur l'art du tricot. Il s'informe sur les matériaux utilisés par son équipe - uniquement de la laine française - et va même jusqu'à transmettre son nouveau savoir à la communauté de la griffe sur les réseaux sociaux.

Ce faisant, il fait découvrir à une multitude de personnes la passion que sa mère a appris, petite, auprès des femmes de sa famille et qu'elle considère comme une espèce de yoga qui l'a "sauvé à certaines étapes de [sa] vie".

Le créateur de Mackage, Eran Elfassy, doit sa passion pour la mode à ses frères. Il se dit fier de leur relation qui a "magnifiquement évolué au fil des ans".

Créé par l'arrière-grand-père et repris par le grand-père d'Olivia Seitz, Maison Porchet a longtemps été une affaire d'hommes. Grâce à D1928, qui s'appuie sur le savoir-faire séculaire de Maison Porchet, leur héritière a renversé la vapeur. Avec sa grand-mère et sa mère, elles forment un puissant trio de femmes issu de trois générations distinctes spécialisées dans les bijoux en perles de culture.

La question de la transmission est, elle aussi, cruciale pour celle qui gère D1928 : "Avec le temps, la Maison Porchet est amenée à s'arrêter. C’est aussi pour cela que je tiens à ce que ma marque prenne le relai et permette à notre famille de continuer dans ce domaine qui nous plaît tant."

Du côté de Banana Moon, expert du maillot de bain basé à Monaco, la relève semble d'ores et déjà assurée. Alors qu'elle a grandi au milieu des rouleaux de tissus et des ateliers, Justine Flachaire, aujourd'hui mère de deux enfants, profite de chaque occasion pour faire découvrir les ateliers de la marque à sa descendance.

Justine Flachaire, directrice artistique de Banana Moon, et sa fille

De nos jours, 58 % des Français-es considèrent le travail comme étant avant tout une "contrainte nécessaire pour subvenir à leurs besoins" (sondage IFOP, février 2023). Pour Justine Flachaire, Eran Elfassy, Tom Aymerich ou encore Olivia Seitz, créer en famille est une source d'épanouissement personnel inestimée. Peut-être bien, aussi, la recette du succès.