Le 8 avril dernier à l’Assemblée nationale, la députée Isabelle Santiago (PS, Val-de-Marne) présentait son rapport sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance. Ce ne sont pas moins de 400 pages d’enquête et de 92 recommandations afin de réformer cette politique publique, déléguée aux départements depuis les lois de décentralisation en 1983.
Aujourd’hui en France, près de 400 000 enfants - 56% sont placés -, sont concernés. Isabelle Santiago appelle à un "électrochoc" face aux défaillances et aux dysfonctionnements d’un système à bout de souffle.
Depuis des années, Lyes Louffok, ancien enfant placé et militant pour les droits des enfants, auteur de Dans l’enfer des foyers (J’ai lu) et Si les enfants votaient : Plaidoyer pour une politique de l’enfance (HarperCollins) dénonce le continuum de violences subi au sein de leur foyer puis dans le cadre de leur placement par de trop nombreux mineurs, et combat l’inertie des politiques. Nous l’avons fait réagir.
"Une première étape de la reconnaissance officielle des dysfonctionnements de l'ASE"
Marie Claire : Vous avez déclaré que le rapport de la Commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, présenté le 8 avril dernier, était une reconnaissance historique. Pourquoi ?
Lyes Louffok : Contrairement à tous les autres rapports publiés ces dix dernières années - ils sont très nombreux -, celui-ci reconnaît pour la première fois le caractère systémique des violences institutionnelles. Et appelle à la création d'une Commission nationale de réparation. C'est une première étape de la reconnaissance officielle des dysfonctionnements de l'ASE et de leurs conséquences sur des milliers d'enfants placés.
C’est fondamental parce qu'on ne peut pas avoir la prétention de réformer le système actuel si on ne tire pas les leçons des erreurs du passé.
Cette réparation sera-t-elle financière?
La Suisse et le Danemark, par la voix de leur Premier ministre ou de leur ministre de la Justice, ont présenté des excuses à tous les enfants placés. C’est déjà une première étape. Ensuite, il faut mettre en place une commission avec des chercheurs, des historiens, des universitaires afin d’établir des faits historiques sur les violences institutionnelles avec leurs degrés et leurs répétitions dans le temps. Après cela peut prendre la forme, en effet, de réparations financières. C'est tout à fait possible, il y a exemples en Europe mais aussi Outre-Manche et au Canada.
De plus en plus de mineurs bénéficient de l'ASE
Quelles sont, selon vous, les mesures les plus importantes préconisées dans ce rapport ?
La création d'une autorité administrative de contrôle indépendante, la désignation systématique et obligatoire d'un avocat pour chaque enfant placé, quel que soit son âge, la création d'un droit de visite inopiné des parlementaires dans les lieux d’accueil et puis, évidemment, la prolongation de la protection des enfants qui deviennent majeurs jusqu'à l'âge de 25 ans.
Ce qui est très difficile quand on travaille sur la protection de l'enfance ou qu'on milite pour améliorer les droits des enfants placés, est d’être toujours remis en question par les institutions, que cela soit les travailleurs sociaux, les associations gestionnaires d'établissement ou même les présidents de département qui nient le caractère systémique des violences. On nous répond : "Vous généralisez, ce n'est pas partout pareil, il y a de bons établissements…"
Le seuil d'intolérance de la population à l'égard des violences faites aux enfants augmente. Le fait de signaler des enfants en danger devient socialement acceptable.
Aujourd’hui, près de 400 000 mineurs bénéficient d’une protection de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Comment expliquez-vous ce chiffre en augmentation?
Le seuil d'intolérance de la population à l'égard des violences faites aux enfants augmente. Le fait de signaler des enfants en danger devient socialement acceptable. À une époque, souvenez-vous, dès qu'on disait, "Il faut appeler le 119", on nous répondait, "Je ne vais pas aller dénoncer mon voisin". C’était associé à de la délation.
Il ne faut pas non plus oublier que la place des enfants dans la société dépend aussi de la place socio-économique des parents dans la société. Or, nous avons un appauvrissement de la population qui entrave de plus en plus de parents à satisfaire aux besoins fondamentaux de leurs enfants. Des cellules familiales se désagrègent avec des difficultés matérielles, économiques, sociales, et de l’isolement parfois pour les familles monoparentales, cela aggrave des situations problématiques.
Des nouvelles revendications "no kids" inquiétantes
En fait, les enfants restent un impensé de la société…
Oui, un discours aussi tend à se généraliser, et je le trouve très inquiétant, ce sont toutes les revendications sur les espaces "no kids", interdits aux enfants. Restreindre l’accès à la voie publique, à certains espaces publics à des enfants du fait qu'ils sont des enfants, il n’y a rien de plus discriminant. Si on disait cela pour des handicapés, cela soulèverait les foules.
La députée Isabelle Santiago, autrice de ce rapport, a promis que la poussière ne retomberait pas sur celui-ci. Vous y croyez?
On sera vigilant comme on l'est depuis malheureusement très longtemps. Quand on voit comment les préconisations de la Ciivise (Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, ndlr) ont été reçues… Il y a une chose qu'on ne peut pas contrôler, c'est la volonté politique. Ce rapport remet chacun devant son miroir. Mais nous ne sommes pas naïfs, rien ne se fait sans rapport de force dans ce pays…
Cela fait plus de dix ans que vous militez pour les enfants de l’ASE, pensez-vous que les politiques s’emparent enfin du sujet ?
On parle beaucoup plus des dysfonctionnements de l’ASE parce que les journalistes ont fait le boulot, et des élus essayent de s'approprier le sujet pour répondre aux interrogations de leurs concitoyens. Mais on peut avoir des discours, des communiqués de presse, sans les mesures tant attendues.
C'est la limite de ce rapport. Selon moi, il n'interroge pas suffisamment la chaîne de responsabilités et plus spécifiquement, celles des départements. C’est assez paradoxal : ce rapport dit avec des termes très durs, très crus que le système de protection d'enfance aujourd'hui brise des vies, littéralement, et d'un autre côté, le pilotage par les départements n’est pas remis en cause. Si les départements sont à la tête d'un système qui brise des vies, la première des choses à faire est de leur retirer la compétence sur le sujet.