Qui a dit que la mode était cantonnée aux génériques de fin ? Certainement pas les maisons de luxe, qui, depuis l’âge d’or de Hollywood et la démocratisation du cinéma, s’appliquent à tisser des liens privilégiés avec cette industrie placée, elle aussi, sous le signe du rêve fantasmé et du glamour outrancier.

Viennent à l'esprit Catherine Deneuve en total look Yves Saint Laurent devant l’objectif de Luis Buñuel dans Belle de Jour, Audrey Hepburn dans sa mythique petite robe noire signée Givenchy dans Breakfast at Tiffany’s ou encore Marlene Dietrich, qui avait conditionné sa participation au film d’Hitchcock à celle de Christian Dior. "No Dior, no Dietrich", avait-elle décrété en amont du tournage, dans une déclaration restée célèbre.

Marlene Dietrich en 1950

Les grands couturiers au service de la pop culture

Réservée à une poignée de grands couturiers, cette liaison confidentielle prend des allures d’affaire publique à l’aube des années 1980, lorsqu’un certain Giorgio Armani habille Richard Gere dans American Gigolo. Désir, pouvoir, allure : le film lance la carrière de l’acteur et propulse le roi du costume made in Italy dans la pop culture.

Six ans plus tôt, c’était Ralph Lauren qui réussissait sa première incursion dans un film hollywoodien, en habillant Robert Redford dans The Great Gatsby. Dès lors, les liens entre mode et cinéma s’intensifient : Jean Paul Gaultier signe les tenues futuristes de Cinquième Élément, Prada collabore avec Baz Luhrmann sur Roméo + Juliette et Gatsby le Magnifique

Fini de jouer les habilleuses et les petites mains, l’industrie de la mode se saisit du premier rôle sous les projecteurs, imaginant des vestiaires de caractère pour des personnages qui entrent immédiatement dans l’imaginaire collectif. Plus récemment, c’est Jonathan Anderson qui a su se démarquer grâce à une stratégie éloquente visant à faire du vêtement un acteur narratif à part entière. Entre tension érotique et ambiguïté des corps, il s’est distingué pour les costumes de Challengers de Luca Guadagnino (2024), porté par Zendaya, puis ceux de Queer, long-métrage du même réalisateur adapté du roman de William S. Burroughs.

Zendaya en Loewe

La mode devant (et derrière) la caméra

En bref, ce n’est plus le cinéma qui convoque la mode, mais la mode qui investit le cinéma. Et aujourd’hui, certaines maisons n’hésitent plus à franchir une étape supplémentaire : elles s’improvisent productrices de films, financent des projets de jeunes cinéastes ou initient des œuvres portées par leur propre vision esthétique. C’est ainsi que Gucci, sous l’impulsion de son ancien directeur artistique Alessandro Michele, a créé en 2020 le Gucci Fest, un festival numérique de courts-métrages réalisés avec Gus Van Sant. Miu Miu s’était déjà lancé, dix ans plus tôt, dans le développement de Women’s Tales, une collection de courts-métrages réalisés par des cinéastes féminines – Chloé Zhao, Jiang Wang ou encore Ava DuVernay y ont participé. Des récits courts, visuellement puissants, qui prolongent l’univers des marques au-delà de la simple promotion de vêtements et d’accessoires.

En parallèle, Chanel – dont l’histoire n’est pas en reste de collaborations hollywoodiennes – poursuit, elle aussi, sa romance avec le septième art. Si Mademoiselle s’était distinguée dans les années 1930 en habillant l’actrice Gloria Swanson ou en collaborant avec Jean Renoir et Marcel Carné, sa maison de couture est désormais partenaire de plusieurs festivals dédiés au cinéma (Deauville, Biarritz ou encore Tribeca). En plus, elle soutient aujourd’hui directement la production comme la réalisation de longs-métrages, de Barbie de Greta Gerwig à Priscilla de Sofia Coppola, en passant par Chronology of Water, le premier film de Kristen Stewart présenté lors de la 78e édition du Festival de Cannes.

De maison de couture à société de production

En 2023, nouveau coup de théâtre : la griffe fondée en 1961 par Yves Saint Laurent, dès ses débuts plébiscitée par la Nouvelle Vague, franchit un cap et lance la création de Saint Laurent Productions. Comme le rappelle Sophie Abriat dans son ouvrage Danser sur le volcan (Grasset, 2025), la maison coproduit ainsi Strange Way of Life de Pedro Almodóvar, Les Linceuls de David Cronenberg, puis Emilia Pérez de Jacques Audiard, dont elle signe même les costumes via son directeur artistique, Anthony Vaccarello.

Son ambition ? Inscrire la maison comme actrice à part entière de la création cinématographique contemporaine. Et ça fonctionne : malgré les polémiques qui ont entouré le film du réalisateur d'Un Prophète, l’œuvre a reçu, entre autres, le prix du jury à Cannes en 2024, puis le César du meilleur film et l’Oscar de la meilleure chanson en 2025.

Anthony Vaccarello à Cannes

Les grands groupes de luxe entrent aussi en scène. En 2024, LVMH lance 22 Montaigne Entertainment, une division dédiée aux contenus audiovisuels originaux, tandis que Kering, qui a initié en 2015 le programme Women in Motion en partenariat avec le Festival de Cannes pour promouvoir l’égalité des chances au cinéma, prend une participation dans Creative Artists Agency (CAA) via sa holding Artemis, actant la fusion stratégique entre marques de luxe et agences artistiques hollywoodiennes. Parmi les personnalités représentées par l’entreprise ? Les acteurs Tom Hanks et Brad Pitt, sans oublier la comédienne Salma Hayek, dont le mari n’est autre que François-Henri Pinault, actuel président-directeur général du groupe de luxe tricolore.

Dernière illustration en date : Ami, la marque fondée par Alexandre Mattiussi en 2010, a annoncé au début du printemps qu’elle devenait le partenaire officiel de la Semaine de la critique, qui se tient en parallèle du Festival de Cannes et distingue les jeunes réalisateur-rice-s venu-e-s présenter leurs premières créations.

Le cinéma serait-il devenu, pour les maisons de luxe comme les marques de prêt-à-porter haut de gamme, un outil d’expression absolu ? Alors que les canaux de publicité traditionnels s’essoufflent et que la bulle de l’influence 3.0 semble prête à imploser, le grand écran permet effectivement d’élargir le storytelling, l’imaginaire des grands noms de la mode, d'incarner leur identité et d’installer leurs récits dans la durée. Une manière de "créer des cultures", comme le prédisait Naomi Klein dans son best-seller No Logo (1999), et de s’inscrire plus que jamais dans la postérité.