Leur fille ou fils a dû aller vivre chez le père ou a été placé. Les associations, certaines personnalités et même l’ONU dénoncent un système d’impunité en France. Qu’en est-il ?

Par Katia Pecnik, illustrations Gessica Maio

Cynthia, Hinda, Sophie... Ces mères, dévastées ont perdu la garde de leur enfant ou d’une fratrie entière après que ceux-ci ont dénoncé l’inceste dont ils étaient victimes. Ces mères sont dites « protectrices », ou « en lutte », car elles mènent d’épuisantes démarches judiciaires pour protéger leur enfant. Un jour, leur enfant leur a confié : « ça me pique... et c’est à cause de Papa », « je voudrais qu’il arrête de me faire mal là... ».

Affolées, elles ont fait le tour des psys, médecins, gendarmes, juges, pour des examens, des auditions... elles ont pensé que leur enfant allait être cru et mis en sécurité. Sauf que rien ne s’est passé comme elles imaginaient : elles sont tombées dans une mécanique qui les a broyées. « Ma fille souffrait de douleurs aux fesses, elle a accusé son père. L’hôpital a fait un signalement. Quand on s’est rendu au commissariat, on m’a dit : « Si vous vous rebellez, la justice va vous massacrer », explique Alice*. La Justice n’a pas pour vocation de défavoriser les mères et d’appuyer les pères, elle doit statuer sur des délits et crimes éventuels. Toutefois, les cas de mères éprouvées par le système judiciaire s’étant multipliés, ce type de mise en garde peut jalonner leur parcours.

La fille de Lina*, adolescente, a porté plainte contre son père pour agression sexuelle et a refusé de retourner le voir
, malgré les termes du jugement. Après une longue procédure, Lina doit aujourd’hui 600 000 euros à son ex-mari pour non-présentation d’enfant.

La fille de Julie*, Inès*, 5 ans, s’est plainte des violences de son père, et de l’application quotidienne d’une crème sur les parties intimes, sans raison. « Lors d’une audience, elle a dit aussi au juge que son père la pinçait, il a demandé à mon ex d’arrêter, et rien de plus », s’étonne Julie qui a également perdu la garde.

Depuis quatre ans, l’association Protéger l’enfant suit à elle seule 700 dossiers de mères protectrices. « Elles s’adressent à la justice en toute confiance. Quand elles portent plainte sans preuve, et même avec d’ailleurs, elles ne savent pas à quelle déconvenue elles vont s’exposer ! », alerte Hélène R., représentante de l’association.

L’ONU dénonce la discrimination des mères protectrices


Ces mères sont-elles des cas isolés ? En France, des magistrats ont souligné la complexité de ces dossiers et l’importance de la présomption d’innocence. Cécile Mamelin, la vice-présidente de l’Union Syndicale des Magistrats, avait même affirmé qu’elle n’avait vu que très peu d’affaires dans lesquelles la garde avait été retirée à la mère après des accusations de violences sexuelles contre le père.

Mais les associations de la protection de l’enfance et de nombreux professionnels tirent la sonnette d’alarme. Selon eux, la présomption d’innocence, si elle est évidemment nécessaire, ne doit pas entrer en contradiction avec l’urgence impérative de la protection de l’enfant. Le premier avis de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), en octobre 2021, dénonçait une suspicion généralisée envers les mères protectrices, et faisait des recommandations pour protéger les petites victimes.

En janvier 2024, des experts de l’ONU ont jeté un pavé dans la mare dans un communiqué : « La France doit agir de toute urgence pour (...) s’attaquer aux traitements discriminatoires et aux violences subies par les mères qui tentent de protéger leurs enfants de la prédation sexuelle ». Edouard Durand, ancien co-président de la Ciivise, actuellement premier vice-président chargé des fonctions de juge des enfants au tribunal de Pontoise, estime même qu’un système d’impunité est présent à tous les stades de la procédure : « Qu’est-ce que la société attend d’une mère à qui l’enfant révèle que son père a commis une agression sexuelle ou un viol incestueux ? La société affiche un discours qui est il faut protéger les enfants. Mais dans la réalité, elle a tendance à discréditer la mère ou prétexter ne pas savoir ce que l’enfant a dit. Et estime que dans le doute, la mère doit se taire ».

Pluie de classements sans suite faute de preuve


Quand l’enfant parle, les mères protectrices décident en général de porter plainte contre leur ex-compagnon. Emeline Chauvet, assistante sociale en gendarmerie, employée par le Conseil départemental de Loire-Atlantique, les aide à travailler leur dépôt de plainte. Mais dans la majorité des cas, un classement sans suite les attend. « C’est à cause du manque de preuves, car le juge trouve souvent que l’infraction n’est pas caractérisée. Cela ne veut pas dire qu’on ne croit pas ce que la personne dit, mais que malheureusement, on n’a pas assez d’éléments », regrette-t-elle. C’est pourquoi elle conseille la plaignante pour qu’elle trouve des éléments à l’appui des paroles de l’enfant.

Notre justice fonctionne avec des preuves. Or une agression sexuelle a lieu dans la grande majorité des cas en huis clos, c’est très compliqué à prouver.

C’est toute la difficulté... », explique-t-elle. Et les dossiers restent trop minces. « La police n’a pas saisi l’ordinateur de mon ex, ni examiné les connexions Internet pour avoir de nouveaux éléments », regrette Tania*, une mère qui a failli perdre la garde de son enfant.

« Aujourd’hui, c’est parole contre parole, l’enquête se limite souvent à cela, alors qu’il s’agit de crimes d’une gravité extrême », explique le Juge Durand. « On aboutit alors au constat de l’incapacité de l’institution à vérifier, à établir ce qu’il s’est passé », se désole-t-il, exhortant à élever les standards de l’enquête, avec plus de moyens, d’auditions et de saisies. L’enquête se résume souvent à l’audition des concernés et rien d’autre, pas de saisie d’ordinateur ni de téléphone. Et les proches du mis en cause ne sont en général pas interrogés.

Etrangement, certaines affaires qui disposent de rapports de médecins légistes, des auditions accablantes de l’enfant, sont également classées sans suite par le procureur général. Puis le dossier arrive devant le juge aux affaires familiales. « Il ne pourra pas dire que Monsieur est auteur de violences, parce qu’au niveau pénal (devant le Procureur de la République ndlr) , il n’y a rien d’établi. Et on sent qu’à partir du moment où la mère continue à tenir le même discours, il y a des situations où tout se retourne contre elle car son discours reste inchangé alors même que rien n'est établi au niveau pénal», remarque Emeline Chauvet. Et le père conserve le droit de garde.

Accusées de fabuler par des associations de pères, les avocats de la partie adverse et certains experts judiciaires, certaines mères abandonnent les poursuites à ce stade par peur d’être « punies », terme souvent mentionné par les mères. « Quand j’ai dit à la juge que j’avais juste fait mon devoir en allant à la brigade des mineurs, elle m’a crié : « Taisez-vous Madame, sinon je place l’enfant » témoigne Alice.

Mais d’autres décident de se battre et de ne pas rendre l’enfant au père agresseur présumé. Parfois elles ont été conseillées par des psys, des médecins ou des policiers mais la situation se retourne quand même contre elle car la « non-représentation d’enfant » est hors la loi. Cette non-présentation aboutie souvent au placement de l’enfant qui - si il est victime d’inceste - est catastrophique.

Vouloir protéger l’enfant et tout perdre


Si un comité de soutien a organisé en mai dernier un rassemblement à Paris pour Cynthia, mère protectrice, c’est parce qu’elle subit toutes les affres de ce type de dossiers. En 2021, au retour d’un week-end, elle remarque l’oreille tuméfiée de son fils, qui accuse son père. La brigade des mineurs à Paris constate, puis lui intime  par injonction écrite de ne pas remettre l’enfant à son ex-compagnon. Celui-ci saisit le juge aux affaires familiales, qui ordonne le transfert de résidence chez lui. Quelques jours plus tard, Cynthia est arrêtée en pleine rue par des policiers, qui la mettent en garde à vue, ainsi que sa propre mère. Elle décrit des menaces, des humiliations, une privation de médicaments, un expert psychiatre qui sera plus tard épinglé dans Mediapart comme un usurpateur de diplôme, objet de plusieurs poursuites !**

Cynthia rapporte qu’un policier lui assène « qu’il espère que la leçon est bien rentrée dans (son) crâne ». « Il me dit que je dois renoncer à mes procédures, qu’il va veiller à ce que mes dossiers soient classés et que mon ex est un mec bien », affirme-t-elle. Quelques mois plus tard, le fils de Cynthia se plaint cette fois de faits de nature pédocriminelle. Le médecin légiste voit une lésion et des ecchymoses au torse. La police, avec un écrit à l’appui, lui dit de ne pas remettre l’enfant au père. Mais celui-ci saisit une juge qui ordonne cette fois le placement de l’enfant. En juin 2022, des policiers défoncent la porte de Cynthia et emmènent son fils dans un lieu inconnu, un foyer. Hélène R., de Protéger l’enfant, s’insurge : « Placer des enfants dont le lien avec l’adulte qui apportait la sécurité est coupé, est une catastrophe ! Les juges ont bien plus peur de faire du mal au père qu’à l’enfant ».

Emeline Chauvet dit ne pas avoir connaissance de placements dans son département, quand des éléments de violence figurent dans le dossier. Mais elle explique : « Je peux observer des incohérences dans les décisions prises. Nous vivons dans une société où il est considéré qu’il est toujours nécessaire qu’un enfant ait besoin de ses deux parents pour se construire. Or certaines relations parents-enfants peuvent être toxiques et destructrices. Il est nécessaire que la société, et par conséquent la justice, puissent continuer à avancer sur ce sujet ». Le fils de Cynthia sera finalement transféré… dans un foyer de l’Yonne, avec absentéisme scolaire et graves problèmes dentaires à la clé. La jeune femme ne le voit désormais que très peu.

Les mères au rapport


Quand la procédure s’envenime comme pour Cynthia, difficile pour les mères d’inverser la tendance. Elles disent se faire étriller dans des rapports « d’experts ». Au retour d’un week-end chez son père dont elle est séparée, l’enfant de 3 ans d’Agnès* lui parle de « bisous sur le zizi » de « doigt dans les fesses ». Plainte classée, non-représentation d’enfant, amende, perte de la garde... Agnès tombe dans la spirale. Pour y voir plus clair, un juge commande une expertise à un psychiatre et une psychologue sur elle et son ex. Leur compte rendu, qui suit un rendez-vous de quelques heures, est pour le moins audacieux : analyse farfelue des dessins de l’enfant, affirmation qu’il ment parce qu’il regarde à droite plutôt qu’à gauche...

Et surtout, Agnès présenterait une « structure hystérique ». « C’est comme si l’équipe semblait uniquement investie par le fait de remettre notre fils chez son père ! », remarque-t-elle.

Marie-Yvonne Bihouée, ancienne assistante sociale, évoque ces rapports : 

« Lorsque ces experts rencontrent rapidement les mères, elles sont en situation de crise, elles risquent de perdre leur enfant, donc elles sont stressées. Poser des diagnostics me semble hasardeux.

Sans compter les experts et les intervenants sociaux qui manquent pour la plupart de formation, c’est une catastrophe », estime-t-elle. Les termes « hystérique », « fusionnelle », « syndrome de Münchhausen par procuration », abondent dans les jugements, venant d’experts non spécialisés dans le domaine des violences sexuelles. Sans oublier le « syndrome d’aliénation parentale », le SAP, dégainé pour affirmer que la mère manipule l’enfant alors même que le parlement européen dans une résolution d’octobre 2021 exhorte les Etats européens « à ne pas reconnaître (le SAP) dans leur pratique judiciaire et leur droit » car il est sans aucune base scientifique. Ou sa déclinaison, le « conflit parental », qui envahit le rapport et pénalise en majorité la mère. « On va finalement construire un discours alternatif.

La dénonciation d’inceste initiale se transforme en « conflit » et en « aliénation parentale ». Pour sanctionner la constance de la mère, on va transférer la résidence chez le père », analyse Edouard Durand. Et selon les associations, les enfants ne sont pas plus écoutés que les mères. Vu dans un dossier accordant le droit de garde exclusif au père : l’audition d’un enfant qui se dit agressé, entendu selon le protocole d’audition de référence des victimes et des témoins, le NICHD (National Institute of Child Health and Human Development), est déboulonnée par l’expert non spécialiste du sujet, désigné par le juge. En audience, les propos de l’enfant pèsent peu. « Ma fille réclame toujours de retourner chez moi, mais le juge pense que c’est parce que je la manipule » soupire Julie, la mère d’Inès.

Les mères protectrices s’épaulent


Aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, les mères « désenfantées » se mobilisent. Sihem Ghars, du collectif Incesticide, a monté l’opération « L’appel des 500 mamans, contre l’impunité de l’inceste ». « Le seul moyen de se faire entendre sur ce carnage judiciaire, est de mettre notre parole en commun pour que les Français comprennent que ce ne sont pas des cas isolés, mais un système », explique-t-elle. « On ne peut pas parler publiquement au risque d’être punies dans les jugements. Alors j’ai proposé aux mères de m’adresser une lettre anonyme à leur juge. Et j’ai mis en contact des artistes avec ces mamans ». Carla Bruni, Isabelle Carré, Anna Mouglalis, Judith Chemla, Zita Hanrot et bien d’autres, sous la houlette de la députée Sandrine Josso, ont lu ces missives à l’Assemblée nationale en mars dernier. Les vidéos palpitent sur le compte Instagram d’Incesticide France. Et les mères meurtries patientent jusqu’aux nouvelles audiences. « Depuis le début, il n’y a aucun élément contre moi. Je demande juste à redevenir une maman », soupire Cynthia.

Il faut agir à tous les niveaux de la société, de la police, de la justice et des services sociaux pour que ce système évolue. La protection des enfants doit être la priorité.

* Les prénoms des mères, actuellement en procédure, ont été ?modifiés à leur demande.

** mediapart.fr/journal/france/200923/violences-sexuelles-les-methodes-contestees-d-experts-psychiatres