Simone Biles, Alice Milliat, Marie-José Pérec, Billie Jean King, Laure Manaudou… Combien de grandes sportives pouvez-vous citer ?
Dans leur nouvel ouvrage Championnes !, en librairie le 23 février 2024, les journalistes engagées Cécile Grès et Laurie Delhostal mettent en lumière 90 grandes sportives qui ont marqué leur discipline et plus généralement l’histoire, en faisant à leur échelle, bouger les lignes.
Une manière de rendre hommage à ces femmes d’hier et d’aujourd’hui, trop longtemps effacées des archives sportives. Rencontre.
Marie Claire : Vous publiez l’ouvrage Championnes ! 90 sportives exceptionnelles (Ed. de la Martinière). Pourquoi était-ce important pour vous de mettre en lumière ces femmes ?
Cécile Grès : "Même s’il y a des noms assez connus de l'histoire du sport dans ce livre, on s’est rendu compte avec Laurie, qu’il y avait un grand nombre de sportives que même nous, en tant que journalistes dans le milieu du sport, on ne connaissait pas. Ou alors, même quand on connaissait leurs noms ou leurs exploits, on ne savait presque rien de leur histoire, de leurs vies ou de ce qu'elles avaient dû affronter comme clichés, comme résistance, comme parfois même comme acte de malveillance pour certaines. On s'est dit que cet ouvrage pouvait être une manière assez chouette de réhabiliter un petit peu leurs exploits et leurs histoires qui sont pour la totalité, phénoménales, extraordinaires.
Comment avez-vous choisi les 90 femmes présentes dans votre livre ?
Laurie Delhostal : "C'était complexe parce que justement, l'idée, c'était de raconter l'histoire de femmes dont on n'a jamais trop parlées, donc il fallait aller les rechercher. On avait aussi la volonté de présenter des femmes de toutes les époques, de tous les sports, de tous les pays... C'était un peu ambitieux, mais je crois qu'on a réussi. Évidemment, il a fallu faire des choix. Mais on n'a rassemblé que des portraits de femmes qui nous tenaient à cœur. Ça a été de longues réunions de travail pour établir cette liste de 90 pionnières.
Parmi toutes ces grandes championnes, qui est celle qui vous inspire le plus ?
Cécile Grès : Durant l'écriture, on s'est rendu compte que l'histoire de ces sportives, c'était aussi l'histoire des femmes tout court, à travers les époques qu'elles ont traversées. Celle qui m’a particulièrement marquée, c'est Anne France Dautheville, pilote de moto. À chaque fois qu'elle faisait un exploit, les hommes de son milieu trouvaient un moyen de dire qu'elle avait triché, qu'elle ne l'avait pas vraiment fait... En fait, à chaque fois qu'elle réalisait quelque chose d'extraordinaire, on refusait de valider sa performance, ses compétences, son grand talent... Je trouve que c'est assez symbolique de nombreuses sportives dont on parle dans le livre, de ce qu’elles ont pu éprouver au quotidien, d'être toujours confrontées à cette injonction au double exploit : celui de la performance, mais aussi celui de devoir faire exister leurs performances dans le regard des hommes qui sont généralement au pouvoir des institutions et des organisations.
Ce portrait-là est assez symbolique de ce qui a pesé ou pèse encore sur les épaules des sportives. Évidemment, aujourd'hui, il y a énormément d'avancées, de progression, mais il y a encore de nombreux combats à mener, notamment celui de la maternité. Le portrait d’Allyson Felix est aussi très pertinent en ce sens là. Très actuel.
Laurie Delhostal : C'est amusant parce que c'est aussi une motarde qui m'a marquée le plus : c'est Beryl Swain. C’est la première femme à participer à un Grand Prix moto. Mais dès le lendemain, on a changé les règles pour qu'elle ne puisse plus participer. C'est vraiment un symbole de ce que le sport a pu inventer de plus retors pour empêcher les femmes de performer.
Et c'est également d'une tristesse infinie parce qu'elle ne va jamais pouvoir refaire de grand prix moto. On avait fixé un poids minimum, donc elle va essayer de prendre du poids, elle va essayer plein de choses, mais elle ne va jamais réussir à concourir de nouveau. Les histoires qui m'ont le plus marquée, ce sont aussi les plus injustes.
L’injustice, c’est malheureusement un point commun à beaucoup de trajectoires dans l’histoire du sport féminin…
Laurie Delhostal : En effet, on ressent de la colère en lisant certaines histoires.
Cécile Grès : Exactement. Par exemple, les courses de fond qui ont été interdites aux femmes pendant des années, notamment celles qui faisaient plus de 400 mètres parce que c'était “inesthétique”. D’ailleurs ça aussi c’est un point commun qui peut mettre en colère : la volonté des hommes que les femmes soient “belles” même quand elles pratiquent le sport. Dès qu'une femme arrivait sans coquetterie, juste avec son short et son t-shirt, c'est-à-dire dans une tenue absolument normale qu'on ne questionne pas quand il s'agit d'un homme, elle dérange, elle pose problème. C'est une femme, il faut qu’elle reste belle, même quand elle souffre, même quand elle endure quelque chose de difficile sportivement.
Et en fait, on se rend compte qu'il y a beaucoup de choses qui sont assez contemporaines finalement : l'accès au tatami pour les judokates, l'accès à certaines épreuves d'escrime, l'accès à la boxe olympique pour les femmes… C’était en 2012, à Londres… Je me souviens avoir halluciné quand je me suis rendu compte de ça.
En parlant des Jeux olympiques, quels sont vos souvenirs les plus marquants liés aux JO ?
Cécile Grès : J'ai un souvenir, mais c'est bizarre parce que c'est un souvenir olympique et en même temps ce n'est pas un souvenir d'exploits. C’est en 2000, aux J.O. de Sydney : Marie-José Pérec qui s'échappe, qui quitte en catimini l'événement. Parce qu'elle a trop de pression, parce qu'elle ne supporte pas l'attention médiatique autour d'elle… Et je me souviens du traitement qu'on en avait fait à l’époque, des procès en hystérie… On l’a vraiment fait passer pour une fille qui allait mal, un peu folle, etc. J'avais douze ans à l’époque et je pense que ça correspond à mes premières conscientisations des événements extra-sportifs.
Et aujourd'hui, quand on repense à tout ça, c'est finalement une grande preuve de force, de courage, d'avoir su dire “non”. Évidemment, elle m'a aussi marquée pour tout ce qu'elle a fait d'immense sportivement....
NDLR : Nous avons rencontré Marie-José Pérec à la fin du mois de novembre 2023 et nous étions alors revenues avec elle sur cet épisode et sur la violence de cette période. Elle nous avait alors confié qu’après les Jeux de Tokyo (2021) et le retrait de Simone Biles, de nombreuses personnes semblaient avoir compris, 20 ans plus tard, ce qu’elle avait enduré et l’avait recontactée.
Laurie Delhostal : C’est franchement horrible ce qui lui est arrivé. Je suis contente d’apprendre que même si cela a mis vingt ans, elle ait eu une forme de reconnaissance sur ce qu’elle avait pu endurer à l’époque. Simone Biles, ça pourrait être un de mes souvenirs olympiques forts aussi. C'est à la fois la performance absolue comme Marie-José Perec, et puis la fragilité. Ce sont des personnalités hyper intéressantes qui ont su se protéger au moment où il le fallait.
Vous êtes toutes les deux engagées sur la place des femmes dans le sport (sur et hors des terrains) : pouvez-vous nous en parler ?
Cécile Grès : Cette année olympique, c'est l'occasion pour nous de rappeler que si les jeux sont paritaires en terme du nombre d'athlètes, ils ne le seront certainement pas dans les rédactions. Et au-delà de la mixité qu'on essaie de mettre en place comme une norme - parce que c'est une norme -, il y a aussi tout un travail de fond à faire dans les rédactions pour que les femmes se sentent bien, qu'elles soient aussi accueillies, qu'on les considère, qu'on ne leur coupe pas la parole, qu'on prenne leurs idées au sérieux et qu'on ne les cantonne pas à des rôles cosmétiques. En résumé, qu'elles aient une vraie place et qu'elles ne soient pas juste là pour remplir le fameux quota que certaines rédactions et directions se vantent de remplir aujourd'hui.
Laurie Delhostal : C’est là que ça a du sens avec le livre : s'il y a plein d'histoires qui n'ont pas été racontées, c'est parce que ce sont toujours les mêmes personnes qui racontent le sport depuis toujours et qui oublient de raconter certaines histoires. Nos destins sont liés avec les sportives qu'on met en lumière dans le livre. Parce que s'il n'y a pas plus de journalistes différents, il n'y aura pas plus d'histoires différentes racontées.
Non pas que les journalistes femmes ne racontent que des histoires de femmes, mais on a besoin de plus de diversité dans notre métier et de plus de femmes".
Cécile Grès : En effet, comme le dit Laurie, si dans les conférences de rédaction, il y a toujours les mêmes personnes et les mêmes profils, on ne questionne jamais un sujet, on n'avance jamais sur certaines thématiques. Des gens qui pensent pareil ensemble n'avancent pas et n'évoluent pas avec le monde dans lequel ils sont. Donc je trouve que pour ça, la présence des femmes est indispensable".
Championnes ! 90 sportives exceptionnelles, de Laurie Delhostal et Cécile Grès (Ed. De la Martinière). Préface de Nathalie Péchalat - Illustrations de Louison.