Quand le traumatisme est inexprimable, alors, la chanson peut venir à notre secours. 

Dans un show intitulé "Nos Voix Pour Toutes”, diffusé le 11 décembre 2024 sur TMC*, la Fondation des Femmes a convié des artistes à reprendre des chants historiques et féministes. “L’objectif : célébrer en musique les femmes et leurs droits, tout en plaçant au cœur de la scène leurs combats pour l’égalité”, relate l’association

Un concert solidaire et engagé durant lequel les chanteuses Camille Lellouche et Nej' ont repris la mélodie et les paroles de L’Aigle noir de Barbara. "Son plus grand succès", rappelle à Marie Claire Sébastien Bost, chargé de cours à l’Université de Tours et détenteur d’une thèse devenue un livre, Barbara : la morsure et la caresse (Ed. La Simarre 2023). 

Derrière l’un des titres préférés des Français.es depuis plus de cinquante ans - "une référence", "un standard absolu" - se cache une histoire terrible : Barbara raconterait l’inceste dont elle a été victime enfant, perpétré par son père. Une révélation à demi-mots et en notes de la Dame en noir, presque un demi-siècle avant l’avènement de #MeToo

Une chanson imprévue, élaborée en 15 jours 

"C’est la chanson qui lui a permis d'accéder au grand public. Après L’aigle noir, Barbara a rempli des salles beaucoup plus grandes. Cette chanson constitue un tournant pour elle", reprend Sébastien Bost. 

Pourtant, lorsque l’autrice, compositrice et interprète écrit cette chanson en 1970, elle traverse une période complexe. "En 1968, Barbara a rempli l’Olympia et acquis une vraie notoriété. Mais en 1969, elle a l’impression d’être arrivée au bout et annonce qu’elle va s’éloigner de la musique pour tenter autre chose, se renouveler", détaille le biographe.

Ça tourne !

Pour se réinventer, Barbara décide de jouer Madame au Théâtre de la Renaissance. Sans succès. "Elle passe des acclamations à un échec retentissant. Donc elle décide de composer un nouveau disque. Mais ce titre, L’Aigle noir, n’aurait jamais dû y apparaître. Sa maison de disques l’appelle un jour et lui dit que son album est un peu court, qu’elle a quinze jours pour élaborer une autre chanson."

Naît alors son plus grand succès… Non sans douleur. "Barbara composait ses chansons de façon lente, personnelle, il lui fallait du temps. Là, elle n’avait pas trop d’idées. Alors, elle est partie d’une musique classique, La Sonate au Clair de Lune de Beethoven. Elle a donné une orchestration symphonique à sa chanson, qui change de son répertoire", détaille l'interrogé. 

Du "récit d’un rêve" à la révélation d'un cauchemar

"Cette chanson se veut comme le récit d’un rêve. Elle se rêve petite fille endormie au bord d’un lac. Et elle voit arriver un aigle, qui descend du ciel pour se loger dans sa main, pour prendre contact avec elle, avant de repartir d’où il est venu", explique l'auteur de Barbara : la morsure et la caresse

Ce rêve s’avère finalement être un cauchemar : elle y confesserait les violences sexuelles dont elle a été victime dès l’âge de 10 ans. 

"On pensait que c'était en lien avec les nazis et l'Allemagne. Du vivant de Barbara, la chanson n’a pas été interprétée comme ayant un rapport avec son enfance et avec ce qui s’est passé avec son père. Car elle n'avait jamais publiquement évoqué les incestes qu’elle a subis." Jusqu'à l'approche de sa mort, et la parution de ses mémoires. Bien qu’inachevé, le livre de la chanteuse, Il était un piano noir... Mémoires interrompus, est publié à titre posthume (Fayard, 1999) et révèle l'impensable.

Barbara confie pour la première fois les sévices subies dès 1940. Elle écrit : "Un soir, à Tarbes, mon univers bascule dans l’horreur, j’ai 10 ans et demi, j’ai de plus en plus peur de mon père, il le sait, il le sent mais comment faire pour lui parler et que lui dire ? Que je trouve son comportement bizarre."

"À partir de là, on a commencé à écouter L’Aigle noir différemment. On s’est rendu compte que dans la chanson, dans son rêve, c’est une enfant qui demande à l’aigle de la ramener au pays d’autrefois, à un moment où elle avait une enfance merveilleuse. Elle demande à un animal menaçant un geste de tendresse et d’humanité", analyse Sébastien Bost. De lui rendre son innocence qu'il lui a volée, en somme.

"Après sa mort [le 27 novembre 1997, à la suite un choc toxi-infectieux d'évolution foudroyante, ndlr], les chercheurs et les psychanalystes ont confirmé que dans ce rêve, elle voit son père revenir sous forme d’aigle, qui est là, sans doute, pour se faire pardonner de ce qu’il lui a fait. Et Barbara lui demande de lui rendre ses rêves d’enfant." 

Des paroles subtiles qui dénoncent l’horreur

Barbara n'a jamais confirmé que L'Aigle noir est une évocation de l'inceste dont elle fut victime. Mais pour de nombreux chercheurs, dont Sébastien Bost, certains détails rendent cette interprétation très crédible. "L’écrivaine Marie Chaix, la soeur d’Anne Sylvestre, l’assistante de Barbara dans les années 60, publie un livre dans les années 80 dans lequel elle note que le texte de L’Aigle noir a un point commun avec une autre de ses chansonNantes, dans laquelle elle raconte le jour où elle a appris la mort de son père." 

"De son bec, il a touché ma joue, dans ma main, il a glissé son cou. C'est alors que je l'ai reconnu, surgissant du passé, il m'était revenu", chante-t-elle dans L'Aigle noir, tandis qu'elle fredonne dans Nantes : "Voilà qu'il m'était revenu". 

En 1959, Barbara reçoit un coup de téléphone de l'hôpital de Nantes, qui lui annonce que son père est en train de mourir. Barbara n’avait plus de ses nouvelles depuis des années. Son père décède avant qu’elle n'arrive. C'est alors qu'elle écrit Nantes.

D’autres chansons de Barbara évoqueraient l’inceste, comme les bouleversantes Mon enfance et Au cœur de la nuit ou encore, Amours incestueuses

Son engagement discret pour les droits des femmes

Si Barbara n'avait jamais témoigné publiquement des violences sexuelles dont elle fut victime avant ses derniers écrits, elle les avait dénoncées à la gendarmerie à seulement 16 ans, en 1946, lors de vacances en Bretagne.

Les policiers la traitent d'affabulatrice. "Ils appellent ses parents et l’affaire ne va pas plus loin. Mais quelques mois plus tard, son père abandonne sa famille", retrace Sébastien Bost.

"Les enfants se taisent parce qu’on refuse de les croire, écrit la chanteuse dans Il était un piano noir… Mémoires interrompus. Parce qu’ils ont peur. Parce qu’ils se sentent coupables. De ces humiliations infligées à l’enfance, de ces descentes au fond du fond, j’ai toujours resurgi. Sûr, il m’a fallu un sacré goût de vivre, une sacrée envie d’être heureuse, une sacrée volonté d’atteindre le plaisir dans les bras d’un homme, pour me sentir un jour purifiée de tout, longtemps après. J’écris cela avec des larmes qui me viennent. C’est quoi, ces larmes ? Qu’importe, on continue." Quelques lignes qui datent des années 40, encore terriblement actuelles.

"La révélation de son inceste ne se fait que parce qu’elle sait que des enfants sont en danger, elle veut être leur porte-parole, selon Sébastien Bost. Elle parle aussi aux femmes, leur dit qu’elles peuvent remonter la pente, surmonter ce traumatisme, qu’elles ont la force en elles pour ne pas être définitivement terrassée." Témoigner, pour ouvrir la voie. Permettre aux autres de le faire, de ne plus se sentir seul.es.

"Barbara ne se présente pas comme une femme engagée, pourtant elle l'a été. Elle n'aimait pas descendre dans la rue, se mettre en avant, avec des pancartes", assure l'auteur. Et de résumer : "Elle n’était pas une militante dans la lumière, mais ce qui touchait aux enfants et aux femmes étaient des causes qui lui tenaient à cœur."

* Émission enregistrée deux jours après La journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, le 27 novembre dernier.