"Bien, c'est pas suffisant." Jackie, le personnage d'Adèle Exarchopoulos, le hurle au visage de son père, interprété par Alain Chabat, dans cette scène où elle lui annonce avoir quitté son époux Jeffrey, joué par Vincent Lacoste. La tirade tourne en boucle sur TikTok. Les jeunes internautes qui se sont précipités dans les salles obscures rejouent la scène. Ils réclament le droit à vivre un amour aussi "ouf" que celui de Jackie et Clotaire, incarné par Malik Frikah à l'adolescence et par François Civil dix ans plus tard, à sa sortie de prison. "Au minimum un homme qui t'aime Clotaire aime Jackie", espère l'une.
Ils se filment dans les salles obscures où ils accourent en nombre rare, comparent aussi cette "love story" à leur vécu, partagent leurs expériences. "Tout le long du film, j'ai pensé à elle en pleurs en me disant qu'elle était ma Jackie, mais je me suis rendu compte que pour elle j'ai juste été son Jeffrey", écrit un TikTokeur, quand d'autres internautes souviennent de "leur" Clotaire, dans des vidéos aux milliers de vues, qui souvent, romantisent ce personnage et sa violence.
"Car oui, il a quand même pris le temps d'appeler Jackie alors que la police le poursuivait", admire une jeune spectatrice, qui récolte pour cette observation 43 000 likes. "Parce qu'on mérite toutes un Clotaire", estime une autre, tandis qu'une suivante regrette n'avoir "jamais recontré [son] Clotaire". "Donnez-moi un Clotaire", manifeste cette autre adolescente, loin d'être la seule à publier du contenu en ce sens, au rythme des notes de The Cure, BO du film, aussi rapidement devenue une référence auprès de ce public. "Je n'oublierai jamais cette nuit où après une bagarre, mon Clotaire a sonné chez moi vers 2 heures du matin, le tee-shirt déchiré. Pour la première fois, il a pleuré dans mes bras, en me disant qu'il ne voulait plus jamais me quitter, alors qu'on ne s'était pas parlés depuis des mois", détaille une autre encore, dans une vidéo likée 11 000 fois.
Chloé Thibaud, journaliste et autrice de l'essai Désirer la violence : Ce(ux) que la pop-culture nous apprend à aimer (éditions Les Insolentes), nous partage son regard sur ce phénomène générationnel, d'une Toile à l'autre.
"Mon Clotaire", "Être sa Jackie"
Marie Claire : Les personnages principaux de L’Amour Ouf sont déjà des références populaires chez les plus jeunes, notamment sur TikTok. Sur des courtes vidéos publiées par des utilisateurs, on peut lire en commentaires "J’aurais aimé être sa Jackie", ou encore, "Quand tu pensais être son Clotaire mais tu réalises être son Jeffrey"... Comment analysez-vous cette identification auprès de ce jeune public ?
Chloé Thibaud : Le succès de ce film auprès des plus jeunes m’inquiète. Si les personnages s’imposent déjà comme des références auprès des jeunes, c’est parce que ce sont des archétypes - la belle et le bad boy - qui, malheureusement, fonctionnent et fascinent. Quand des jeunes filles disent "J’aurais aimé être sa Jackie", cela signifie qu’elles aimeraient être celles pour qui le mauvais garçon change, s’adoucit... Celles qui transforment la bête en prince charmant, comme dans un dessin animé Disney.
De leur côté, quand les jeunes hommes affirment vouloir être Clotaire et non Jeffrey, ils insinuent qu’ils veulent incarner une virilité puissante, affirmée, protectrice, et non avoir le rôle du mec sympa, rangé, qu’on ne désire pas.
Autrement dit, nous sommes en plein stéréotypes de genre et cela correspond à une réalité qui a été pointée du doigt par le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes : selon le dernier état des lieux du sexisme en France, datant de janvier 2024, un quart des hommes âgés de 25 à 34 ans pensent qu’il faut parfois être violent pour se faire respecter. J’ose ajouter qu’il y en a beaucoup pour qui "se faire respecter" est synonyme de "se faire aimer".
Nous avons besoin de voir "L’amour sain" sur nos écrans.
D’autres vidéos, très likées et partagées sur TikTok, montrent que ces jeunes spectateurs sont séduits précisément par le personnage de Clotaire et son comportement. ("Au minimum un homme qui t’aime comme Clotaire aime son Jackie", "Je t’aime, alors qu’il lui a écrit une liste de 457 mots pendant qu’il était en prison", "Il a quand même pris le temps d’appeler Jackie, alors que la police le poursuivait"…) "L'Amour Ouf" aurait-il pu être l'un des exemples de votre essai Désirer la violence ?
Ce film est la mise en image de tout ce que je dénonce dans Désirer la violence. À titre personnel, cela fait plusieurs années que je n’utilise plus l’expression "amour fou" pour parler d’un grand amour. L’amour fou est un oxymore, tout comme le titre de mon essai.
La fiction - littéraire, cinématographique - a créé ce mythe puissant de l’homme violent qui change par amour, mais nombreuses sont les femmes qui ont payé de leur santé mentale, physique, et parfois de leur vie, le fait d’avoir "aimé comme des folles".
Dans la réalité, les hommes violents ne deviennent pas doux comme des agneaux. Donner à voir un film dans lequel l’héroïne est continuellement confrontée à la violence masculine et prétendre qu’il s’agit d’amour, c’est s’inscrire précisément dans la culture des violences faites aux femmes.
Écrire le mot "fou" en verlan, comme s’il s’agissait de l’adoucir, de le moderniser, de saisir un "air du temps" ne doit pas nous duper : le propos de ce film est, selon moi, dépassé. Nous avons besoin de voir "L’amour sain" sur nos écrans, et nous avons besoin de réalisateurs et réalisatrices capables de nous faire vibrer en nous racontant qu’il est possible de nous aimer sans nous insulter et nous frapper. Actuellement, le succès d’une série telle que Nobody Wants This en témoigne.
À chaque génération d'adolescents, sa romance toxique à succès
Avons-nous davantage tendance à fantasmer les relations toxiques à l’adolescence ?
À l’adolescence, nous n’avons pas encore vécu grand-chose sentimentalement. La plupart du temps, nos références en termes de couple sont celles de nos parents, de nos grands-parents, des adultes autour de nous. Malheureusement, il n’est pas rare que ces relations soient inégalitaires, voire violentes.
Alors, nous nous tournons vers nos livres, séries, chansons, films pour rêver à de belles et grandes histoires d’amour. Le piège, c’est qu’on nous a longtemps fait croire que ces belles et grandes histoires d’amour pouvaient commencer par un baiser non-consenti, donc une agression sexuelle, un jeu de séduction qui repose sur le harcèlement, le rabaissement, le "qui aime bien châtie bien".
J’accuse le cinéma de nous avoir appris à désirer la violence masculine en mettant constamment en scène des hommes qui maltraitent les femmes mais obtiennent le statut de "héros". Les films ne sont pas que des films. Ils transmettent des modèles, défendent des valeurs, influencent avec force nos imaginaires et notre inconscient.
Quand nous prenons l’habitude de romantiser et érotiser les relations toxiques dès l’adolescence, nous nous dirigeons droit vers les violences conjugales qui - je le rappelle ! - existent aussi au sein des couples adolescents.
Chaque génération d’adolescents a-t-elle eu "sa" romance toxique culte, à succès ?
Bien sûr ! J’en cite plusieurs dans Désirer la violence, notamment Twilight, N’oublie jamais ou encore Grease.
Avec Twilight, des millions de femmes ont érotisé le fait que Bella accepte de renoncer à sa vie humaine pour Edward donc, disons les termes : qu’une femme accepte de "mourir par amour". Dans N’oublie jamais, le héros incarné par Ryan Gosling obtient son premier rendez-vous amoureux après avoir menacé l’héroïne de se suicider en se laissant tomber d’une grande roue ! Et dans Grease, le célèbre Danny agresse Sandy sexuellement et joue ensuite les ouin-ouin parce qu’elle l’a repoussé...
Cette fascination pour le couple Clotaire/Jackie semble être indifféremment partagée par le jeune public, féminin et masculin. Qu’en pensez-vous ?
Gilles Lellouche filme des voitures qui vont vite, des jantes en gros plans, des bastons ultra violentes avec des barres de fer… et j’ai lu beaucoup de commentaires disant "L’image est si belle !". Oui, la violence est très esthétisée dans "L’amour Ouf" et c’est aussi là le piège.
Les garçons et les hommes sont éduqués à apprécier ce spectacle viril qui leur murmure : "Voyez ce que c’est d’être un vrai bonhomme ?" J’entends peu parler du père de Clotaire, qui est un homme violent également mais fait preuve d’un peu de tendresse quand il apprend que son fils est amoureux. Même à cet endroit-là du film, nous sommes en plein cliché : si Clotaire est violent, ce n’est pas de sa faute ! C’est parce que son père l’a été aussi ! Et il y a fort à parier que le père du père était violent et malheureux… Pendant ce temps, les femmes autour d’eux souffrent, et le réalisateur ose encore nous faire croire que toute cette violence est nécessaire, légitime, et laisse suffisamment de place à un amour sain.
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