C'est un titre de gloire, un titre tout court, celui d'un livre paru en juin dernier... Intitulé The Sister (non traduit, Éd. PublicAffairs, New York, 2023), la sœur, l'ouvrage de l'universitaire coréen Sung-Yoon Lee, professeur rattaché à plusieurs grandes universités américaines dont Harvard, est complété en couverture de cette précision : "The Most Dangerous Woman in the World."

En observant le visage en apparence très doux, souvent orné d'un fin sourire, de Kim Yo-jong, comment se douter qu'il s'agit d'elle, cette fameuse "femme la plus dangereuse du monde" ? Et pourtant, le qualificatif semble à peine exagéré...

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L'ascension de Kim Yo-jong

Korean news agency/AP/Sipa

Personne n'y est jamais allé, mais tout le monde a entendu parler de ce pays de 26 millions d'habitant·es coupé du monde. Dirigée d'une main de fer par Kim Jong-un, la République populaire démocratique de Corée, née de la partition entre les deux Corée après la guerre en 1948, fait régulièrement parler d'elle pour ses essais nucléaires ou ses tirs de missiles intempestifs. Un pays à part, détenteur de l'arme nucléaire et régenté par une famille qui interroge beaucoup par ses intentions et sa dangerosité pour le reste du monde.

Depuis quelques années, au moins une chose semble changer du côté de Pyongyang, la capitale. L'influence grandissante d'une femme, la fameuse Kim Yo-jong, sœur de l'actuel chef de l'État. Née le 26 septembre 1987, elle aurait été, selon certaines rumeurs, la préférée de ses parents. Scolarisée dans une institution privée en Suisse, en compagnie de ses frères Kim Jong-un et Kim Jong-chol, elle se rapproche à cette époque du premier. Elle aurait ensuite étudié à l'université à Pyongyang, en ressortant diplômée en informatique.

"Apparue aux yeux du grand public aux côtés de son frère Kim Jong-un à l'occasion de l'enterrement de leur père en décembre 2011, elle a émergé sur la scène politique de la Corée du Nord quelques années après l'accession au pouvoir de son frère pour occuper progressivement des postes de plus en plus importants", explique Françoise Nicolas, directrice du Centre Asie/ Indo-Pacifique à l'Institut français de recherches internationales (Ifri).

Première politique à se rendre en Corée du Sud

La jeune femme se trouve bientôt à la tête de l'une des fonctions les plus hautes dans ce pays pas comme les autres : la direction du département de la propagande et de l'agitation, en clair l'endoctrinement des Coréen·nes du Nord ; mais aussi le culte de la personnalité de son frère. Qu'elle ne quitte pas d'une semelle : c'est elle qui pose à ses côtés lors des trois sommets avec Donald Trump, alors président des États-Unis, et bien plus grand fan de la Corée du Nord que Barack Obama et Joe Biden. Ou encore avec Vladimir Poutine en septembre dernier...

À un moment, le monde a pu croire qu'un soupçon d'espoir pourrait venir d'elle. Que le pays le plus militarisé du monde allait peut-être, enfin, s'adoucir. En 2018, c'est cette jeune femme aux traits fins, portant souvent un tailleur gris strict, un blazer noir assorti d'un chemisier blanc ou un long manteau noir, qui est envoyée pour représenter le pays à la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de PyeongChang.

Elle devient la première personnalité politique d'ampleur à se rendre en Corée du Sud depuis la fin de la guerre, en 1953. À ce moment-là, se souvient Françoise Nicolas, "elle offre une image plus engageante du pays. Elle s'était lancée dans une véritable offensive de charme..."

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Un sourire dont il faut se méfier

ANKE WAELISCHMILLER/SVEN SIMON/ZUMA/REA

Mais on a vite déchanté. Benoît Hardy-Chartrand est un chercheur canadien. Professeur auxiliaire à la Temple University de Tokyo, il est expert des questions de sécurité et géopolitique en Asie du Nord-Est. Kim Yo-jong, agent de la paix et du rapprochement entre les deux pays ? Il n'y croit pas : "À court et à moyen termes, une pacification des relations intercoréennes est très improbable. Si Kim Yo-jong veut bâtir son capital auprès des conservateurs et des "durs" qui soutiennent son frère, il serait actuellement risqué pour elle de tendre la main au Sud."

La trentenaire semble avoir bien compris le message... Il y a un an, Kim Yo-jong sort l'artillerie lourde face à des menaces de sanctions de la Corée du Sud, qualifiant publiquement ses dirigeants d'"idiots", estimant que ces déclarations constituent un "acte dégoûtant" de la part d'un pouvoir qualifié de "chien fidèle, larbin des États-Unis" ou de "chien sauvage courant derrière un os jeté par les États-Unis". Les canidés apprécieront. Dans la même veine, on dit que Barack Obama traité de "méchant singe noir", ou Joe Biden de "sénile", c'est elle encore.

Mais Kim Yo-jong peut aller, hélas, beaucoup plus loin que les mots. En 2021, elle aurait ordonné l'exécution de plusieurs fonctionnaires pour la simple raison qu'ils lui "tapaient sur les nerfs". On ne s'étonnera pas que dans un article publié sur le site The Conversation, Sojin Lim, spécialiste de la Corée du Nord à l'université de Lancaster en Angleterre, rappelle que "quand elle donne un ordre, il est exécuté sans attendre". Il ne faut décidément pas se fier à son sourire. Le grand quotidien japonais The Mainichi Shimbun, qui lui a consacré un long portrait, qualifie son regard de "parfois glacial et qui nous reste en mémoire".

Selon Sung-Yoon Lee, l'auteur de The Sister, la dirigeante doit être prise très au sérieux. Elle apporte, écrit-il, une "image plus douce à la façade brutale et chauvine incarnée par les hommes de sa nation". Elle peut aussi, ajoute-t-il, "décider qui surveiller, rétrograder, promouvoir, punir, récompenser, bannir ou même exécuter". Sa vie privée, comme tant d'autres choses en Corée du Nord, reste un mystère. Il se dit qu'elle serait mariée depuis 2015 à un dignitaire du régime, Choe Song. Elle aurait avec lui un fils âgé d'une dizaine d'années. Aucune photo ni apparition en public ne sont venues confirmer officiellement ces rumeurs.

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Une succession incertaine

AP/SIPA

De temps à autre, son grand-frère disparaît de la scène, parfois pendant plusieurs semaines, relançant les spéculations sur son état de santé, voire sa mort. Entre deux réapparitions, la succession de Kim Jong-un est un sujet qui revient souvent, alimentant une autre rumeur : et si sa sœur de 36 ans lui succédait un jour ? En France, les chercheuses interrogées sont partagées. "Elle est souvent qualifiée de numéro deux de fait du régime et il est vrai qu'elle assume des tâches de toute première importance, estime Françoise Nicolas. Il faut évidemment se montrer extrêmement prudent dans les projections que l'on peut faire sur l'avenir du régime nord-coréen. Toutefois, compte tenu de l'expérience que Kim Yo-jong a désormais accumulée, il semble parfaitement envisageable qu'elle puisse accéder à la magistrature suprême si son frère venait à disparaître. Le régime nord-coréen s'est mué en un régime dynastique familial et les liens de sang qui l'unissent à son frère compteront."

De son côté, Valérie Gelézeau, directrice d'études du Centre Corée à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et notamment coautrice de Faire du terrain en Corée du Nord (Éd. L'Atelier des Cahiers, 2021), se montre prudente : "Je suis une chercheuse, pas une voyante, je ne puis prédire l'avenir. Je sais simplement que les dirigeants s'appuient sur les fratries tant que leurs enfants sont trop jeunes pour exercer le pouvoir. Ce sont donc plutôt les enfants qui succèdent à leurs parents."

Valérie Gelézeau ne ferme toutefois pas la porte à une accession au pouvoir de la mystérieuse trentenaire. Rappelant qu'elle a aussi été la première personnalité à employer dans un discours officiel la vraie appellation de la Corée du Sud au lieu de celle nord-coréenne, qui revient à nier l'existence de ce pays.

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Kim Yo-jong présidente dans un pays où les femmes sont invisibilisées ?

AP/SIPA

Une femme à la tête du pays ? Voilà qui constituerait un véritable paradoxe, tant le féminisme et les considérations sur une égalité femmes-hommes n'ont jamais franchi la frontière nord-coréenne. "La position de la femme en Corée du Nord est paradoxale, reprend Valérie Gelézeau. Cette société, qui se dit socialiste, valorise le travail féminin pour tout type d'emploi, a mis en œuvre une réelle politique familiale, avec des crèches, un mode de fonctionnement collectif de soutien des femmes actives réel. En même temps, l'héritage culturel coréen donne à la femme une place peu visible à l'extérieur du foyer. Par exemple, encore aujourd'hui, en Corée du Sud, bien des femmes restent dans l'ombre et sacrifient leur propre destinée à leur famille. Cet héritage de longue durée s'exprime également en Corée du Nord. En politique, très peu de femmes sont présentes dans les cercles du pouvoir. Ce qui fait de Kim Yo-jong une figure d'autant plus visible."

Reste que, plus encore qu'ailleurs, l'avenir demeure très incertain du côté de Pyongyang. Même si les astres s'alignent pour Kim Yo-jong, que son frère meure en la nommant à sa place, comment ne pas penser au sort de Jang Song-taek, oncle de Kim Jong-un, éliminé par son neveu après l'avoir tant aidé à prendre le pouvoir au sein de la famille, puis du pays ?

Si la femme "la plus dangereuse du monde" dévoile trop ses ambitions, quel accueil lui réserveront ses propres neveux ou nièces ? Aucune hypothèse ne peut être exclue dans ce pays avec ce régime marqué par la brutalité, où tout reste dans l'ombre, même les pires horreurs. Y compris celles commises à l'égard de celles et ceux qui, par le passé, se sont servi·es des mêmes armes pour éliminer leurs propres rivaux·ales.

 Ce décryptage a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 857, daté février 2024.

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