Elle est incontournable, aujourd'hui tout le monde la connaît, la plupart de loin, et une majorité non silencieuse éprouve une haine farouche envers elle. Kim Kardashian est adulée autant qu'elle est détestée, ce qui participe à son mythe médiatique. "Je suis tellement plus qu'un joli visage", lançait-elle avec grande autodérision dans un sketch pour le Saturday Night Live Show en 2021, très lucide sur l'image qu'elle renvoie au plus grand nombre. Si cette phrase peut faire sourire lorsque c'est la reine des apparences qui la prononce, elle n'en est pas moins véridique. N'en déplaisent à ses très nombreux détracteurs, Kim Kardashian est tellement plus, mais faut-il encore accepter de la regarder autrement qu'à travers des prismes misogynes.
Quand Nesrine Slaoui, journaliste féministe et anti-raciste, autrice de Illégitimes et Seules (Éd. Fayard), a été approchée par les équipes d'Arte et le docteur en sociologie, également chroniqueur, Guillaume Erner pour s’attaquer au phénomène de société Kim Kardashian, elle dit avoir sauté sur l’occasion. Celle de raconter l'influenceuse célèbre à travers ses yeux de jeune femme engagée et connectée, mais aussi avec le regard plus extérieur et académique du co-réalisateur, qui admet considérer l'influenceuse comme une femme "sans talent". Une caractéristique subjective, variant selon qui regarde le sujet et dépendrait de beaucoup de dispositions sociales selon Nesrine Slaoui.
Kim Kardashian décortiquée dans un documentaire "Arte"
La réalisatrice confronte donc cette idée et démontre dans son premier documentaire Kim Kardashian Theory (titré en référence à l’essai féministe majeur de Virginie Despentes sur le conditionnement sexiste des femmes), dont Marie Claire est partenaire, que Kim Kardashian est un objet sociologique fascinant et plus complexe qu’il en a l’air. "Le postulat de base était de s'appuyer sur la théorie sociologique mélangeant Durkheim et Mauss, selon laquelle il existe des personnages sociaux qui, lorsqu'on les analyse, permettent en fait d'analyser toute leur époque. J'aime bien le fait de prendre un objet de pop culture très mainstream et décrié comme Kim K., et de l'étudier sociologiquement".
On l'oublie mais sans elle, Instagram n'existerait pas, et vice-versa.
L’idée de ce film de 52 minutes, diffusé le 10 janvier 2024 pour la première fois sur Arte, est de penser la businesswoman la plus influente de la planète avec plus de sérieux, elle qu’une partie de la population, surtout les hommes et les classes élitistes, considèrent comme futile et vulgaire. Et de démêler ce qui, dans tous les maux sociétaux qui lui sont reprochés, relève finalement du simple fait qu'elle soit une femme puissante et que cela dérange. "En France, et on le voit notamment avec la télé-réalité, il existe un de mépris de classe de la part du milieu intellectuel, un rejet de ce qui est issu de la pop culture, de ce qui est ultra populaire et très regardé", souligne Nesrine Slaoui.
Pure allégorie du capitalisme, pin-up hypersexualisée, femme d’affaires aguerrie, féministe insoupçonnée, "mère et putain" à la fois, Kim Kardashian représenterait tout cela. Décryptage d'une figure moderne ambigüe et ce qu'elle raconte de nous tous et toutes.
Marie Claire : Kim Kardashian peut-elle être considérée comme une icône de notre époque ?
Nesrine Slaoui : L'impact qu'elle a eu et qu'elle a toujours est massif, sur le rapport au corps et aux réseaux sociaux notamment. On l'oublie mais sans elle, Instagram n'existerait pas, et vice-versa. C'est vraiment une application qui s'est formatée avec elle. Le métier d'influenceur non plus, c'est la première à avoir fait des placements de produits et de l'argent avec ses posts. Elle est à la croisée de tous nos enjeux : la mise en scène de soi, les réseaux sociaux, l'argent qui en découle...
Elle a aussi, et c'est à la fois fascinant et révoltant, inventé un nouveau corps : le slim thick body, aka "le corps mince épais". En 2014-2015, les standards de beauté sont passés de Kate Moss, c'est-à-dire une femme très longiligne, blanche de peau, avec les cheveux très clairs, à Kim Kardashian et ses robes très moulantes. Hanches très développées, grosses fesses sans les grosses cuisses qui vont avec, taille marquée... sa silhouette n'existe que très peu de manière naturelle, ou alors pas de manière aussi exagérée qu'elle. Elle a décomplexé les formes, mais celles-ci sont inatteignables sans passer par la chirurgie, ou alors par énormément de sport.
Kim Kardashian a ainsi réussi à créer un nouveau standard de beauté dans lequel elle seule rentrait. Ce corps, presque bionique, est monté de toutes pièces et bizarrement, il a fait du mal autant qu'il a fait du bien aux femmes. Les formes sont "redevenues à la mode", certaines femmes ont commencé à assumer leurs fesses, leurs rondeurs. Mais aussi, elle a modelé l'idée d'une beauté artificielle plus accessible, alors qu'avant la chirurgie avait toujours été très consommée de façon élitiste, réservée à la haute société et communément admise chez eux.
J'ai vraiment vu le basculement et l'impact encore plus important sur les corps des milieux plus populaires et des femmes racisées. Dans le film Meredith Jones, professeure en études de genre à l'Université Brunel de Londres, qui se proclame d'ailleurs comme "Kimologue", assure que l'on a toutes du Kim Kardashian en nous, dans notre manière de consommer, de nous habiller, de nous comporter. Et ce, peu importe notre milieu social.
Une femme qui réussit sans les hommes
Pourquoi agace-t-elle principalement les hommes ?
Elle prend de la place en tant que femme, déjà avec son corps, qui n'est pas fin, qui s'impose. C'est aussi une businesswoman, tout est stratégie en termes d'image, elle est belle et elle est là sans hommes. Eux qui ont tendance à mépriser les femmes de télé-réalité parce qu'elles sont enfermées dans des rôles très sexués, très genrés, par les productions. Ce qui est bizarre, c'est que les hommes désirent ce qu'ils méprisent et méprisent ce qu'ils désirent.
En plus, sa télé-réalité est un succès mondial, qu'on le veuille ou non Kim Kardashian est partout, elle est devenue un mème. La famille Kardashian-Jenner c'est un matriarcat, comme le souligne encore Meredith Jones : les femmes y réussissent et les hommes y sont ultra secondaires. Certains sont mêmes devenus célèbres par le simple fait d'être sortis avec des membres de la fratrie. C'est intéressant ce pouvoir, presque féministe en fait.
D'un point de vue divertissement, elles ont des talents et sont très intelligentes.
Ce qui dérange chez elle, c’est aussi qu’elle amasse beaucoup d’argent, contrairement aux milliardaires hommes à qui l’on ne reproche pas ça et qui sont même érigés en génie des affaires. Qu’est-ce que cela veut dire de notre perception du succès et de l'indépendance financière des femmes ?
Parce qu'elle fait de l'argent et de façon très ostentatoire, ce qui en fait qui est très masculin. On va avoir des Elon Musk, des Jeff Bezos qui vont faire des sommes d'argent colossales, et on va dire qu'eux c'est grâce à leur force de travail, leur mérite. Pourtant ce ne sont pas eux qui travaillent comme petites mains d'Amazon ou de Tesla. Mais Kim Kardashian fait de l'argent qui se voit, elle se filme en le faisant. Il faut noter qu'elle a réussi à créer un mythe autour d'elle, de s'être fait "toute seule" alors qu'elle faisait déjà partie de l'élite américaine via son père qui était l'avocat de O. J. Simpson.
Cette crispation concernant sa richesse montre bien le rapport des hommes compliqué aux femmes belles et de pouvoir au sens large, parce que le pouvoir est un attribut masculin, et Kim Kardashian a surjoué la féminité et son côté sexy, tout en étant très puissante en affaires.
Kim Kardashian existait avant Kanye, et elle existera après lui.
Comme pour le harcèlement de rue, quand un mec vous aborde et que vous lui dites que vous n'êtes pas intéressée, il vous insulte. Je pense que les hommes sont très frustrés des femmes qu'ils ne peuvent pas avoir, et qu'ils ont très bien compris qu'une fille comme Kim Kardashian, ils ne l'auront jamais et surtout qu'elle n'a pas besoin d'eux. Ils éprouvent une espèce de fascination-répulsion.
C'est le paradoxe des sex-symbols : elles le savent et elles en jouent, mais en même temps, elles restent inaccessibles, on peut les voir nues dans tous les sens, ça reste leur corps, et les hommes n'y ont pas accès, ne peuvent pas la toucher, ne peuvent pas coucher avec elle, elle reste dans le fantasme.
Comment expliquer cette manie de ses détracteurs à considérer que son ex-mari Kanye West l'a en quelques sortes sortie du ruisseau, que sans lui elle n'était rien ?
Mais ça c'est assez commun pour toutes les femmes publiques, malheureusement, elles deviennent très rapidement "la femme de". Cela fait partie des raisons pour lesquelles les femmes publiques, je pense à des influenceuses ou des actrices, ne se montrent jamais en couple.
Kim Kardashian existait avant Kanye, et elle existera après lui. Ce n'est pas faux de dire que Kanye lui a donné un élan incroyable, mais elle était déjà très connue avant lui, notamment via la télé-réalité. Ce n'est pas sexiste si on le dit comme ça, dans le sens où il était quasiment son styliste. Dans la dernière saison de Keep Up with Kardashians sur Disney+, il y a un épisode entier consacré à son questionnement qui est : "comment je vais faire pour m'habiller maintenant sans Kanye". Elle y admet avoir perdu confiance en elle, en ses goûts, en ses capacités à choisir ses propres vêtements parce qu'elle ne l'aurait pas fait pendant années. C'est d'ailleurs un peu inquiétant, il faudrait se demander dans quelle mesure il ne s'agissait pas d'une situation d'emprise.
Si stylistiquement parlant donc, il l'a beaucoup façonnée, les deux stars se sont en réalité un peu nourries l'une de l'autre. Kanye West a utilisé son image et sa popularité pour sa marque à lui, Yeezy, lui a fait porter ses vêtements, a fait du nude, dont Kim Kardashian était un peu la reine, la couleur phare de sa griffe à ses débuts. Dans le même temps, il lui a donné une validation dans l'entre-soi qui règne dans la mode, la musique et plus largement le milieu artistique américain. Sans lui, elle ne fait pas la couverture de Vogue en 2014.
Pour autant, Kanye West n'a pas créé le personnage public de Kim Kardashian, il n'est pas à l'origine du coup de génie qu'a été le fait de transformer la sextape [d'elle et Ray-J qui avait été dévoilée sans son consentement sur internet, ndlr] en entreprise familiale. Ils ont chacun été un boost pour la carrière de l'autre, même pour Kanye West d'une certaine manière...
Ce qui est fort, c'est que chacun des deux représentait l'époque à sa manière, Kanye était le renouveau du rap et Kim Kardashian venait carrément d'inventer un métier, celui d'influenceuse. Leur alliance elle a été incroyable, c'était l'un des couples les plus puissants de la pop culture américaine, même si Kanye West il était perçu comme plus légitime qu'elle parce que justement c'était un artiste.
Elle a people-isé Kane West en fait ?
C'est exactement ça, elle a apporté un côté plus intimiste à son image. C'est quelqu'un qui a l'air très inaccessible dans sa vie personnelle et dans son récit. Pendant leur mariage, il apparaissait de temps en temps dans Keeping up with the Kardashians, le rendant un peu vulnérable. Ce fut le cas aussi avec la famille qu'ils ont fondée.
L'incarnation des contradictions du patriarcat
Quand elle a été cambriolée à Paris de façon violente, elle a été principalement moquée sur les réseaux sociaux.
J'avais trouvé ça très fou, parce quand même l'empathie, peu importe le degré de célébrité en face, ça devrait être un sentiment humain. Elle avait été séquestrée, menacée avec une arme. L'un de ses ravisseurs a participé a fait un livre en Suisse, il avait même été invité sur un plateau télé.
Oui, on peut avoir une critique du capitalisme à outrance, du fait qu'il y ait des personnes qui s'enrichissent bien plus que la normale, sauf qu'il y a là comme une joie de reprendre sa richesse à cette femme parce que celle-ci n'était pas méritée, tout comme sa visibilité. Et donc pour ça, on devrait pouvoir lui prendre de n'importe quelle manière parce qu'en fait, on considère que c'est un peu une arnaque en fait.
Je pense que c'est pour ça que beaucoup de gens se sont réjouis de façon très sexiste et classiste même. C'est parce que pour eux c'est une arnaqueuse, son argent n'est pas "propre". Il y a pourtant des hommes qui sont influenceurs eux-aussi, tous les métiers se sont influencisés en faisant fructifier son savoir-faire sur un réseau social et d'en faire de l'argent : photographe, footballeur, journaliste, streamer...
J'ose espérer que Kim Kardashian n'a pas exploité des gens pour faire cette fortune-là. Normalement sa fortune ne se base pas sur l'exploitation d'individus, les gens ont payé volontairement ses marques, ses produits.
Il est assuré régulièrement que Kim Kardashian ne serait pas "un bon modèle" pour les jeunes filles. Qu'est-ce qui lui est reproché au fond ?
C'est ce qui est fascinant, c'est vraiment la dichotomie du patriarcat qui nous piège de la mère et de la putain. Les femmes respectables, ce sont les femmes qu'on peut épouser. Et les putains, c'est les femmes qu'on n'a pas envie d'épouser. Et vu que sa carrière a commencé par une sextape, les hommes l'ont très vite rangée dans cette case-là.
Forcément, c'est une mauvaise influence parce que les femmes doivent toutes être des bonnes mamans, des filles bien, des filles sages, ne pas savoir ce qu'est la sexualité. Sans être trop prudes. Comme le dit si justement Léane Alestra dans son livre Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ?, on demande à des hommes de respecter des femmes qui méprisent et on demande d'avoir un rapport avec elles très sain, alors qu'ils rêvent de coucher avec elles, et en même temps ils les détestent pour ce rêve-là.
C'est comme si le corps des femmes annulait leur cerveau.
Mais ça, Kim Kardashian l'a bien compris. Elle a repris les codes du patriarcat, de la sexualisation des femmes, à son compte et a capitalisé dessus. En réalité, toutes les femmes, à leur échelle, jouent des codes du patriarcat. On navigue comme on peut, on n'a pas le choix, on bricole avec ces injonctions-là.
Moi, je suis féministe et je ne renonce pas au maquillage, parce que je pense que ça fait partie aussi de ma prise de force. C'est un rituel où je vais me sentir puissante. Sans minimiser l'hypersexualisation à l'oeuvre sur les réseaux sociaux, le fait de poster son corps en ligne, comme c'est le cas de beaucoup de femmes, c'est une manière de dire : je m'assume comme je suis, c'est mon corps, je me trouve belle. C'est juste que les hommes pensent que les femmes font des choses par rapport à eux. Ils sont donc persuadés que Kim Kardashian fait pareil, sauf qu'elle a juste très bien compris comment faire parler Internet.
Si on suit leur raisonnement, ça reviendrait à dire que sans Kim Kardashian, l'hypersexualisation des femmes n'existerait pas...
Ce qui est complètement aberrant. Avant elle, il y avait déjà des pubs où les femmes étaient nues, mises en scène. En fait, ce qui n'est pas un "bon modèle", c'est le patriarcat. Kim Kardashian est juste un produit de son époque, de notre société qui est patriarcale. Donc, en fait, si ce n'était pas elle, ce serait une autre à sa place. Les femmes, peu importe le métier qu'elles exercent, sont sexualisées. Donc Kim Kardashian a fait l'inverse, elle s'est sexualisée en créant des métiers. Il y a un renversement du patriarcat qui est dérangeant et catalyse justement toutes les contradictions dans lesquelles on vit.
Y a-t-il du positif à tirer de son phénomène ?
Il y a quelque chose de très inspirant dans sa résilience. On l'a vue se faire lyncher X fois sur Internet, être moquée, décriée dans tous les sens. Pourtant elle jamais douté de ce qu'elle faisait, même si elle parle toujours à cœur ouvert des choses qu'elle aurait fait différemment.
Le regard des autres ne semble pas l'atteindre. Il s'agit certainement d'une posture de communication, mais elle n'a pas cédé à la critique extrêmement virulente, même quand elle a annoncé vouloir devenir avocate. On dit aux femmes, soit vous êtes belles et sexy donc vous êtes des objets, soit vous êtes des sujets, là pour donner vos avis, produire du savoir, mais vous ne pouvez pas être les deux.
Vous l'avez vous-même vécu en tant que jeune femme engagée et médiatisée...
Je commence à m'amuser de tout ça en fait. Sincèrement, à chaque fois que je poste un selfie, ou je suis une robe un peu sexy dans des galas, je me fais allumer. En tant que femme racisée en plus, je suis d'autant plus perçu à travers mon corps, puisqu'il est minoritaire dans l'espace médiatique, sauf dans la télé-réalité où les productions ont tendance à nous fétichiser.
Je fais des choses, je fais des livres, je fais des documentaires et c'est vrai qu'on me renvoie en permanence à mon corps. Comme si le corps des femmes annulait leur cerveau. On nous demande de faire un choix entre être la pompom-girl ou l'intello à lunettes. Mais j'ai envie d'être les deux à la fois, toutes les femmes ont cette complexité.
Les hommes, eux, ne se posent pas la question. Ils peuvent aller à la salle de sport poster leurs biceps et leurs abdos et le lendemain nous faire un top 10 de leur lecture de développement personnel. Personne ne va leur dire que c'est contradictoire.