frJulia Faure a une vie bien remplie. Elle est la cofondatrice de la marque de prêt-à-porter durable Loom, lancée en 2017. Mais aussi la présidente d'En Mode Climat, un lobby monté en 2021 avec d'autres griffes éthiques qui essayent d'avoir suffisamment de poids pour aligner le secteur textile avec les accords de Paris et faire changer les lois pour qu’elles comprennent tout le secteur. Enfin, depuis 2023, elle est la coprésidente d’Impact France, qu'elle définit comme une sorte de Medef des entreprises engagées. Un profil multi-casquette qui lui permet d'appréhender le secteur et les problématiques socio-environnementales afférentes. Rencontre.

Maire Claire : La mode, c’était une vocation ?
Julia Faure : Pas spécialement. Je n’ai pas de background dans le secteur, c’est l’angle business qui m’y a amené. Jusque-là, j’avais travaillé pour des entreprises très différentes comme Amazon et La Ruche qui dit oui. Mon parcours d’ingénieure m’a forgé des certitudes. Je suis par exemple persuadée qu'il y a des entreprises qui font plus ou moins de bien aux gens et à la planète.

Comment votre passage chez Amazon a influencé la suite de votre carrière ?
C’était mon tout premier job. À l’époque, je n’avais pas de très fortes convictions. Mais j’y ai appris deux choses. L’une sur le business : l’entreprise doit être efficace. L’autre sur mon éthique : certaines sociétés se développent très bien, mais n'œuvrent pas pour l’intérêt général. J’ai réalisé que je ne voulais pas mettre mon énergie dans ce genre de firmes.

Comment avez-vous monté Loom ?
Un peu par hasard. C’était un projet qu’avait celui qui est aujourd’hui mon associé [Guillaume Declair, ndlr]. Il partait du constat que ce n'est pas évident de reconnaître un produit de qualité au premier regard. Il voulait donc proposer des vêtements de bonne facture à un prix justifié. C'est à force de travailler dans l’industrie que nous avons tous-tes les deux forgé notre engagement. 

Et cela vous plaît, d’être à la tête d’une marque de prêt-à-porter ?
Je crois qu’il faut se prendre de passion pour son métier. Moi, j’adore le textile, alors qu’il y a sept ans, j’étais sapée n’importe comment. Je trouvais la mode futile et superficielle, mais je me suis rendu compte que derrière les biais que j’avais, se cachent des produits techniques. Je me suis intéressée au fils, aux fibres et j’ai commencé à comprendre la profondeur du sujet. D’autant qu’aujourd’hui, chez Loom, nous sommes libres. Nous sommes majoritaires au capital de l’entreprise et le reste est détenu par une partie de notre communauté, ce qui signifie que personne ne nous interdit de dire ou de faire quelque chose. C’est plus facile d’être honnête, dans le textile, avec les mains libres.

C’est possible d’être écoresponsable et de participer à la production de nouveaux vêtements ?
Ce qui fait notre force, c’est que nous arrivons à réconcilier les choses dont nous parlons dans la mode avec notre business model. L’éthique de notre marque est compatible avec une décroissance de la consommation. Parce que la surconsommation d’habits n’est pas causée par les pièces de bonne qualité.

C'est un phénomène qui commence dans les années 80-90, une période au cours de laquelle les prix des vêtements ont radicalement baissé, ce qui signifie que les consommateur-rice-s pouvaient en acheter plus pour la même somme. Cette baisse du montant des vêtements a été obtenue par la délocalisation de la production dans des pays où elle coûte peu cher, assortie de conditions terribles pour les ouvrier-ère-s et avec des conséquences désastreuses sur l’environnement. En résumé, la surconsommation de vêtement, c’est la baisse du prix des vêtements, c’est la délocalisation et ce sont les incitations à consommer.

Pouvez-vous expliquer comment ces dernières se manifestent ?
Dans la mode, c’est le fait de créer de la nouveauté pour donner envie aux gens d’acheter toujours plus. C’est aussi l’usage de la promotion, les 99 centimes derrière la virgule pour ne pas passer le cap symbolique des 20 euros, le paiement en trois fois sans frais… L’exploitation des gens et l’incitation à consommer entraînent la surconsommation. Loom, par exemple, produit au Portugal et en France. Nos T-shirts ne pourront jamais être vendus 4 euros, parce qu’à nous, ils coûtent déjà 11 euros. Par ailleurs, d’un point de vue marketing, nous nous passons de toutes incitations à consommer. Pas de soldes, pas de publicité, pas de newsletters, pas de ventes privées.

Quelle est votre démarche, aujourd’hui, chez Loom ?
La transparence. Quand nous racontons l’histoire de nos créations sur notre blog, nous parlons de nos tests, de nos échecs, de nos itérations, nous détaillons le type de filature que nous choisissons… Lorsque nous sommes arrivé-e-s dans cette industrie, nous pensions qu’il suffisait de demander aux usines des T-shirts de bonne qualité. En réalité, il faut leur dire : "Nous voulons un T-shirt tricoté avec telle longueur de fils, tel grammage de coton, etc.".

Nous publions aussi des analyses qui sont très lues. C’est génial si elles permettent à d'autres de produire des vêtements de meilleure qualité ! Nous référençons également toutes les usines avec lesquelles nous travaillons pour que les acteurs du secteur intéressés puissent s’adresser à elles. Et puis nous avons un onglet "Origine" dans lequel nous précisons que notre produit n’est pas 100 % fabriqué au sein de l’Hexagone, mais où nous listons les griffes qui proposent des articles équivalents made in France.  

Pourquoi un tel effort de pédagogie ?
Toute l’industrie de la fast fashion repose sur l’ignorance des gens, qui ne savent pas que derrière le made in China ou le made in Bangladesh se cache souvent un salaire mensuel de 100 euros. Notre seule puissance, notre seule manière d’exister, c’est de dire la vérité pour que le grand public en sache plus sur le secteur du textile.

Vous avez ouvert votre boutique dans le Marais en 2022 et son chiffre d'affaires annuel est d'un million d’euros. Pourtant, vous ne faites pas de promotions. Comment ça marche ?
Ce qui est particulier, avec les vêtements, c’est que c’est important de les essayer. C’est pour cette raison que nous voulions avoir notre espace. Les trois quarts de nos ventes se font toujours en ligne, mais c’était important de disposer d’un magasin, qui, au contact de la clientèle, nous permet d’améliorer quotidiennement nos produits.

C’est aussi la vision de société que nous défendons : une France de petites boutiques plutôt qu’une France de livraisons et d’entrepôts. Nous préférons créer des emplois de vendeur-euse-s.  

Et puis c’était un bon pari, ce magasin. Il fonctionne très bien, les architectes l’ont parfaitement agencé et nos conseiller-ère-s de vente sont super. La particularité, c’est qu’iels n’ont pas d’objectif sur le chiffre d'affaires, mais sur la note Google de Loom.

C’est un système un peu particulier, non ?
Avoir de bons avis sur Google et Trustpilot, c’est super important pour une petite entreprise. Ce qui limite les dérives, c’est que ce n’est pas l’individu qui est noté, mais la marque. Et ça permet de récompenser le fait que notre boutique est différente des autres. D’ailleurs, la clientèle est super sympa avec nous [la marque affichait 5 étoiles pour 319 avis au moment de la rédaction de cet article, ndlr].

Pour les consommateur-rice-s, acheter des vêtements upcyclés ou recyclés apparaît comme une solution miracle. Mais En Mode Climat explique que l’impact de cette consommation est très limité. Vous nous expliquez pourquoi ?
Aujourd’hui, faire de nouveaux vêtements à partir d’anciens, c’est extrêmement coûteux et compliqué, cela ne concerne même pas 1 % des textiles. À l’exception des matières onéreuses comme le cachemire, c’est moins cher d'utiliser des matières vierges que recyclées

En admettant qu’il y ait suffisamment d’infrastructures pour recycler la matière, cela n’enlèverait qu’une seule étape de production. En contrepartie, il faudrait organiser la collecte des vêtements, leur tri, leur broyage, leur teinture... Et donc remplacer une étape industrielle par des procédés qui ne sont pas forcément moins énergivores. Alors théoriquement, si nous arrivions à recycler 40 % de vêtements — ce qui est, soit dit en passant, complètement inatteignable, car 2 % relèverait déjà du miracle —, l’économie en CO2 serait de 6 %.

Par ailleurs, les matières recyclées sont généralement moins solides, donc la fréquence de consommation risquerait d’être plus intense. En résumé, actuellement, tel que c’est présenté, le recyclage, c’est de l’enfumage. Cela nous permettrait de maintenir le système actuel sans toucher à son cœur. C’est une technosolution. Imaginez une baignoire qui déborde et quelqu’un-e qui propose d’installer une station d’épuration pour nettoyer l’eau qui coule… On veut recycler des vêtements qui sont à peine portés !

Dans ce cas, quelles sont les solutions qui s’offrent à nous ?
Fermer le robinet ! Il y a une explosion de la quantité de vêtements en circulation depuis les années 80, parce que la production a été délocalisée dans des pays où la population et les ressources naturelles sont exploitées. Si les gens étaient payés dignement et que les normes environnementales étaient les mêmes partout, il n’y aurait pas cette explosion de vêtement. Il faut réguler les modèles de fast fashion.

Est-ce que vous avez l’impression d’être toute seule, dans cette lutte ? Vous ne souffrez pas d’une sorte de fatigue militante ?
Je suis cheffe d’entreprise, donc je consacre 80 % de mon temps au développement de mon site Internet, au recrutement etc. Ma vie, ce n’est pas le militantisme. Et puis il y a beaucoup de groupes qui pâtissent de la fast fashion : les marques éthiques, les industriels, les gens qui ont des boîtes dans la réparation parce qu’avec la fast fashion, plus personne ne répare ses vêtements, les acteurs du tri et de la collecte parce que ce qu’ils reçoivent dans les bennes, c’est de la camelote...

Nous sommes énormément à souffrir de la mode rapide, mais nous ne sommes pas des gens de pouvoirs et nous n’avons pas beaucoup d’argent. En revanche, la fast fashion a les moyens de s’acheter des personnes censées protéger l’intérêt des entrepreneur-euse-s français-es, comme Christophe Castaner, Nicole Guedj et Bernard Spitz [respectivement ancien ministre de l’Intérieur et actuel président du conseil du grand port de Marseille, avocate et ancienne secrétaire d’État, et président du pôle international et Europe du Medef, recruté-e-s par la marque d’ultra fast fashion Shein pour siéger à son comité régional, ndlr]. À la fin, qui paye le prix de la surproduction, du déficit commercial, du chômage ? Les Français-es, entre autres.

L’État a notamment essayé de mettre en place un bonus de réparation des vêtements sur le modèle de l’électronique. Pensez-vous que c’est suffisant ? 
En moyenne, les consommateur-rice-s réparent leurs vêtements quand le prix de la réparation est inférieur à un tiers du prix du vêtement neuf. Tant qu’un produit coûtera moins cher qu’un repas, il ne sera pas réparé. Alors certes, le bonus permet de maintenir un tissu d’artisans, mais il ne change pas le fond du problème. Cette culture de la réparation, en France, a été détruite alors qu’il y a quelques générations, tout était retapé. On ne pouvait pas se permettre de mettre des fringues à la poubelle.

Parmi les fautifs des dégâts de l'industrie du prêt-à-porter sur l’environnement, Shein est beaucoup pointé du doigt. Pourtant, c’est tout le système qui est à revoir. Si vous étiez ministre de la mode en France, que mettriez-vous en place ?
Shein et Temu ont simplement poussé plus loin les curseurs de la fast fashion, avec des prix très bas et des incitations à consommer constantes. Aujourd’hui, pour faire la différence, il faut jouer sur ce qui permet de produire dans des conditions déplorables et ce qui incite à consommer. La loi anti fast fashion parle d’interdiction de l’incitation à consommer de manière éhontée et de bonus-malus écologique. Moi, j’ajouterais un bonus-malus social. Un bonus si dans le pays de production, les employé-e-s sont payé-e-s au-dessus du salaire vital, un malus si ce n’est pas le cas. Cela rendrait inintéressante la fabrication et donc vente à bas prix.

Je vous ai entendu parler de "lobbys de la fast fashion". Pouvez-vous expliquer leur influence ?
Les lobbys de l’ultra fast fashion s’organisent depuis peu de temps. La députée Anne-Cécile Violland les a pris de court avec la proposition de loi anti fast fashion [adoptée en première lecture à l'unanimité à l’Assemblée nationale en mars 2024, avant d’être "détricotée" par le Sénat le 19 mars 2025, ndlr].

Shein a d’abord recruté un ancien directeur de cabinet LR, Fabrice Layer, puis Günther Oettinger [membre du CDU, le parti de droite allemand, ndlr]. Et puis, plus récemment, Christophe Castaner, Nicole Guedj et Bernard Spitz.

En réalité, les lobbys existent à plein d’endroits. C’est juste que nous ne voyons pas les déjeuners avec les députés, les rendez-vous avec les ministres…

Quel est leur impact sur la loi anti fast fashion ?
Ils agissent sur la partie qui concerne l’affichage environnemental et essayent d’empêcher cette loi de passer. Les lobbys s’exercent au niveau du gouvernement avec des menaces de ripostes commerciales, mais aussi en repoussant le plus possible le passage de la loi au Sénat et en essayant de vider le texte de sa substance [cet entretien a été mené le 20 janvier 2025, ndlr]. Ils tentent également de détruire l’affichage environnement, sur lequel le ministère de la Transition écologique mène actuellement des travaux.

Enfin, il y a des stratégies autour de l’éco-score pour l’affaiblir et le rendre inconstitutionnel. Sans oublier qu'ils mènent une bataille médiatique. En s’offrant Christophe Castaner, Shein s’achète une respectabilité.

Par ailleurs, il faut se rendre compte que la loi anti fast fashion impactera toute l’industrie du low cost. Or, la plupart des acteurs veulent qu’elle cible Shein, pas les Français comme Kiabi et Decathlon. Nous avons l’occasion d’obtenir une législation qui remettrait l’industrie textile sur les rails, mais les forces qui tirent dessus sont énormes et celles qui soutiennent la loi ne sont ni les plus puissantes, ni les plus armées.

Vous y croyez quand même ?
À mort, parce qu’ils ont l’air d’avoir peur. En prenant un peu de recul, la France a tout intérêt à réguler la fast fashion qui détruit de l’emploi et accentue le déficit commercial. Ce qu'il nous faut, c'est du courage politique.

Je vous ai beaucoup entendu dire que les marques éthiques sont une façade pour les dérives de la mode. Vous pouvez expliciter ?
Les marques éthiques sont la caution d’un système. Loom, Patine, 1083… Nous sommes une goutte d’eau dans l’océan de la fast fashion, mais notre existence est importante, parce que nous érigeons des standards, nous alertons sur des sujets… En ce moment, par exemple, de nombreuses usines françaises ferment leurs portes. Donc il faut dire que si le modèle n’est pas transformé, il n’y aura bientôt plus rien entre le luxe et la mode ultra rapide.