Il y a clairement eu un avant et un après 26 juillet 2024 dans la carrière de Jeanne Friot. En 2020, cinq ans avant les JO, son nom avait déjà bonne presse dans le microcosme de la mode alors qu'elle fondait tout juste sa marque de vêtements disruptive. Journalistes et initié-e-s se targuaient d'avoir découvert ce profil à suivre, en qui iels voyaient la relève française. Après le succès d'estime vint le coup de projecteur au lendemain de la cérémonie d'ouverture de Paris 2024. Car c'est elle qui a créé la tenue de la cavalière d'argent, objet de fascination international.

Le début d'une consécration qui l'emporte aujourd'hui vers des projets excitants, dont un intitulé "Les Uniques". Cette collaboration design et solidaire initiée par La Redoute convoque la créativité de huit artistes parmi lesquel-le-s figure la créatrice que Marie Claire a rencontrée à cette occasion. 

Marie Claire : Impossible de commencer cette interview sans revenir sur un tournant de votre carrière : les Jeux olympiques de Paris 2024. Que retenez-vous de cet événement ?
Jeanne Friot : Beaucoup de joie, car c'est assez rare d'avoir de telles opportunités dans une vie de designer. Encore plus pour une jeune marque en développement. C'était un moment très symbolique, parce que les valeurs que je défends depuis le lancement de ma griffe ont été représentées à travers cette cavalière. Et bien sûr, cela a donné un gros coup de boost et de projecteur sur le label. Tout d'un coup, tout le monde connaissait le nom "Jeanne Friot". Le monde entier a vu les images de ma création [l'armure de la cavalière d'argent, ndlr] lors de la cérémonie d'ouverture de Paris 2024, ce qui a permis d'extraire la marque de l'entre-soi de la mode et de son industrie.

Cette exposition nous a aussi aidé à nous développer, nous avons davantage de partenaires et plus de collaborations se présentent à nous. En parallèle, nous avons agrandi l'équipe, ce qui était, à mes yeux, nécessaire alors que l'économie autour du secteur du prêt-à-porter n'est pas forcément florissante. Nous avons un peu sorti la tête de l'eau et nous allons pouvoir vraiment aller de l'avant.

L'armure de la cavalière d’argent est d'ailleurs exposée au Palais Galliera en ce moment. Comment avez-vous appris la nouvelle et qu'est-ce que cela signifie pour vous ?
C'est Alexandre Samsonlui-même [le responsable des départements Haute couture et Mode du musée, ndlr] qui m'a appelé, juste après les JO, pour discuter de cette idée. Ça a été assez compliqué à mettre en place, car il fallait l'accord de tout le monde, y compris de Paris 2024. L'organisation était en train de disparaître, cela a pris du temps. C'était donc encore une bataille, mais je suis très contente d'avoir réussi à intégrer le fonds du musée. Pour moi, c'est forcément une immense reconnaissance, d'autant qu'il existe trois modèles similaires de la cavalière : le comité Paris 2024 en a gardé une, Sanofi en a acheté une avec le cheval et le musée Galliera conserve le troisième exemplaire. Je suis honorée qu'elle fasse partie des collections de cette institution culturelle où je suis souvent allée voir des expositions quand j'étais étudiante.

Parlons des projets qui s'offrent désormais à vous. Vous signez une collaboration design avec La Redoute. Comment cette occasion s'est-elle présentée ?
Sylvette Lepers, en charge des collaborations de La Redoute, m'a appelée et m'a tout de suite expliqué le projet en me disant que l'idée était de venir dans Les Aubaines [la boutique outlet de La Redoute située à Roubaix, ndlr] et d'y récupérer des pièces de mobilier qui me parlent pour les transformer à ma manière. Cela avait du sens parce que c'est tout le principe de l'upcycling, une pratique que j'emploie au quotidien dans mon travail. C'était aussi cohérent parce que j'adore le design d'objets depuis toujours. D'ailleurs, bien qu'ils ne sortent pas de notre sphère privée, j'en fabrique chez moi avec ma compagne. Sans oublier que La Redoute est une institution que j'ai toujours aimée.

Je suis donc allée à Roubaix choisir ma pièce avec en tête les chaises de Marcel Breuer [architecte et designer de mobilier du XXe siècle, ndlr]. J'adore cette époque du design au cours de laquelle l'acier tubulaire servait à structurer visuellement les meubles. L'idée que j'avais était de transposer, sur les sièges que j'ai chinés, les robes ceintures que je confectionne dans toutes mes collections.

Pour ce faire, nous avons démonté toutes les parties en velours des chaises et reproduit le même jeu de puzzles que nous appliquons aux robes. C'est-à-dire en ajustant le serrage des ceintures à tel moment et tel endroit pour que cela tienne, glisse ou soit stable. Une fois l'harmonie trouvée, nous avons couché à la main chaque ceinture. C'était vraiment la métamorphose d'une robe Jeanne Friot en un objet, ce que je trouve chouette.

Là aussi, les ceintures sont issues de vos deadstocks. Pouvez-vous nous parler de l'importance de l'upcycling dans votre travail ?
C'est fondamental. J'ai lancé ma marque avec l'envie de proposer une mode écoresponsable. À mes débuts, je me demandais comment faire pour qu'elle soit recherchée et éthique dans cette industrie alors qu'en France, le sujet n'était pas vraiment d'actualité. C'est seulement quand je suis arrivée à l'Institut français de la mode (IFM) que j'ai entendu ce mot. J'ai alors compris qu'il avait une portée politique et la possibilité de changer l'industrie.

Comment produire en France ? Ne pas surproduire ? C'est grâce à ces réflexions que nous avons choisi de ne faire que des pièces à la demande. Au total, nous avons trois procédés : l'usage de fibres recyclées sur des produits comme la maille et les hoodies. C'est une usine en France qui tricote ces fibres recyclées, raison pour laquelle nous avons plus de largeur sur la production. L'upcycling, soit la transformation de pièces vintage, remises en forme selon nos critères avant d'être injectées à l'intérieur de certaines pièces. 

Et enfin, l'utilisation de stocks dormants. Nous avons eu la chance que Nona Source monte sa société un peu avant que je crée ma marque. Nous nous sommes tout de suite allié-e-s avec cette entreprise, parce qu'elle revend tous les stocks de tissus des maisons de LVMH [à qui la structure appartient, ndlr] et d'autres grands noms de luxe. Cela avait du sens, parce qu'en choisissant leurs matériaux, nous disposons d'un suivi sur la qualité. Nous savons de quelles usines proviennent ces étoffes qui ont passé des contrôles qualité exigeants, nous connaissons leurs compositions. Toutes ces particularités nous mettent en confiance.

Les pièces réalisées à partir de ces rouleaux-là sont des séries limitées, parce qu'une fois que toute la matière est utilisée, le vêtement n'existe plus comme telle. 

Cette collaboration est le tampon d'une époque

Il y a d'autres designers au casting de cette collaboration avec La Redoute dont les stylistes Charles de Vilmorin et Kevin Germanier, entre autres. Que pensez-vous de ces invités ?
Nous faisons partie de la même génération et nous défendons plus ou moins les mêmes valeurs. Kevin Germanier et moi partageons une vision commune sur l'upcycling. Je trouve intéressant de voir que nous avons pris chacun des objets très différents et que nous avons réussi à les transposer dans nos univers respectifs. Cela crée un ensemble cohérent, d'une certaine façon. Cette collaboration est le tampon d'une époque, celle de designers qui étaient là à un moment précis. Dans une dizaine d'années, il serait intéressant de refaire la même chose avec la nouvelle jeune création.

Le mois dernier, vous dévoiliez "Visions". Ce cinquième défilé a mis en avant des vêtements à l’esthétique punk avec un choix de couleurs obscures et dessinait une silhouette Jeanne Friot plus intrépide que jamais… Que racontait cette collection ?
C'est vrai qu'après le temps fort des Jeux olympiques, je me suis demandé ce que nous allions présenter au prochain rendez-vous. Assez logiquement, je souhaitais vraiment retravailler sur Jeanne d'Arc, car c'est une figure importante pour moi. Je désirais donner ma vision d'elle dans une collection entière, parce qu'aux Jeux, même si c'était super, ce n'était qu'un seul look. 

Ma question de départ pour cette collection était : "Qui sont les Jeanne d'Arc de 2025 ?" Bizarrement, en ce moment, beaucoup d'extrêmes sortent de l'ombre. Simultanément, les voix qui n'ont pas porté pendant des années résonnent grâce à des personnes comme Adèle Haenel et Judith Godrèche.

Pour moi, ce sont les Jeanne d'Arc dans notre société. Je trouvais intéressant de reprendre cette figure pour la transposer dans notre monde contemporain. Côté vêtement, nous avons beaucoup étudié l'armure comme symbole, mais aussi les différentes structures d'armures. Comment est-ce qu'un jean ou une robe peut devenir une armure ? Comment retraduire sa structure à l'intérieur d'un vêtement du quotidien ?

Mon travail est toujours politique. Il part d'endroits politiques où mon corps queer, mon corps de femme, est sans cesse remis en question depuis que j'ai créé la marque. Cela fait cinq maintenant et il y a des extrêmes qui pointent le bout de leurs nez à chaque collection. C'est un peu la réponse que je leur adresse. Il s'agit d'une collection virulente, parce que je sens que nous avons de plus en plus besoin d'armures.

Il y avait une autre femme très importante dans ce défilé-là, c'est Farida Khelfa, qui a ouvert le show. Racontez-nous les coulisses de ce happening...
Farida Khelfa est pour moi une idole. J'ai grandi en la voyant photographiée par Jean-Paul Goude, je l'ai vu travailler avec Jean Paul Gautier, avec Azzedine Alaïa. Elle était l'une des rares femmes racisées de l'époque à être présente et à être le visage de cette communauté. C'est aussi une écrivaine qui a parlé de l'inceste et de son histoire de femme plus largement. J'estime que c'est une Jeanne d'Arc pour toutes ces raisons.

Moi, j'ai grandi avec des femmes qui viennent à peu près du même endroit qu'elle et je sais que cela a été une vraie libération pour elles de lire son récit Une enfance française, pour réaliser, encore une fois, que l'intime est politique. Ce qu'elles pensaient avoir vécu seules, finalement, grâce à ce livre, elles se sont rendu compte que c'était un récit commun. Farida Khelfa occupe une place très importante dans mon histoire, je la respecte et l'idolâtre profondément.

Ça m'a réjoui de pouvoir accueillir cette muse d'une autre époque et de la placer au plus près de la jeune création actuelle. C'est grâce à elle et à toutes les autres muses que moi, aujourd'hui, j'ai ma parole, ma voix, ma liberté de créer. C'était important qu'elle ouvre le show, comme pour dire que ces femmes-là, qui ont joué un rôle si important dans la mode, soutiennent la scène émergente et que nous, en retour, nous les soutenons aussi.

Farida Khelfa ouvrait la voie dans les années 80 en tant que première top model arabe, en France. Quarante ans plus tard, les mannequins arabes sont encore très peu représentées...
ll y a toujours des cloisons et j'essaie de combattre cela avec nos choix de casting. Nous avons des mannequins de tailles et de corps très différents, car c'est essentiel pour moi que chacun-e puisse se reconnaître dans une silhouette à un moment du show. C'est primordial d'avoir des gens de la vraie vie, bien que les mannequins professionnel-le-s le soient. Mais 50 nanas qui font 12 kilos et 1,90 m, ce n'est pas ce que l'on voit dans la rue tous les jours.

Il faut que la mode et les standards changent. De la même manière, j'observe qu'il y a très peu de personnes trans dans les cabines des shows, or il est vraiment important pour moi de rendre ma communauté visible. Un défilé, c'est un moment de liberté créative, de liberté tout court et de safe space. Malgré tout, j'ai du mal à recruter des hommes trans, parce qu'ils sont quasi absents dans les agences de mannequins. Cela pose aussi plein de questions sur cette société et sur les gens qu'elle souhaite mettre en avant.

Jeanne Friot, une créatrice qui lutte à cor et à cris pour plus d'inclusion

Il y a un sentiment très instinctif qui émane de vos collections, elles semblent être un exutoire. Qu’avez-vous en tête quand vous imaginez ces vêtements ?
Je suis souvent en colère, mais je suis quelqu'un de très calme. Ce sont les moments politiques forts que nous avons vécus depuis quatre ans qui m'exaspèrent. Le système aussi.

J'ai créé ma marque parce que je ne me retrouvais pas dans le système de la mode tel qu'il était conçu. Je ne trouvais pas ma place en tant que femme lesbienne. Aujourd'hui, l'importance des rôles modèles est connue. C'est donc problématique qu'il n'y ait pas une femme lesbienne à la tête d'une grande maison de mode qui puisse le dire et dont ça fasse partie vraiment de l'ADN. Parce que moi, je n'ai personne à qui m'identifier sur ce spectre-là. À mes débuts, je me disais que si ce poste n'existait pas, il fallait le créer, car les jeunes filles et les jeunes garçons doivent pouvoir se dire que c'est possible.

Je me bats tout le temps pour cela. Il n'y a rien de facile. L'énergie naît du fait que je me heurte constamment au plafond de verre. Mon histoire de femme, mon combat quotidien avec ma marque et dans la société en général se retrouvent dans mes créations. Ma griffe est le seul endroit où je peux le conscientiser et transformer ma colère en quelque chose de positif.

Mon endroit d'activisme politique, c'est la mode, ce sont mes créations et c'est ma marque

Chacune de vos collections défend un message militant, qui se lit d'ailleurs généralement sur vos T-shirts. Cette saison, ils clamaient “A Woman Is Somebody Not Some Body”. Pourquoi est-ce important de signaler votre militantisme ?
C'est important parce que mon médium, c'est la mode et que pendant très longtemps, il a été montré comme un endroit futile, glamour, un peu superficiel. Ce n'est pas la réalité. Des femmes ont écrit des livres entiers pour expliquer comment la longueur des jupes dictent les mouvements économiques de la société. Nous savons très bien que la mode est politique et mon endroit d'activisme politique, c'est la mode, ce sont mes créations et c'est ma marque.

Nous avons toujours eu besoin de porte-étendards. Jean Paul Gaultier en a été un, Vivienne Westwood aussi. Nous avons tendance à l'oublier ou à dire : "Ah là, non, il ne faut surtout pas faire comme ça, au risque de faire chuter les ventes." Je pense qu'au contraire, aujourd'hui, nous avons besoin de personnalités engagées et que c'est à travers leurs luttes que nous faisons changer les choses petit à petit.

J'espère que la mode que je fais ouvrira les yeux à certaines personnes, leur permettra de se confronter à des images qu'elles n'ont pas l'habitude de voir ou qui déclenchent d'ordinaire la violence. Plus ces images sont projetées, plus elles rentrent dans l'imaginaire commun et plus il y a de chances de faire cesser la violence. Plus on voit un homme en jupe ou une personne transgenre en robe à paillettes, plus on s'habitue à ces images. J'espère qu'à un moment, elles seront tellement ancrées dans la tête des gens que cela ne sera plus un problème.

N'est-ce pas difficile, tout de même à porter, cette étiquette de créatrice engagée, dans une industrie de la mode où les engagements sont devenus des outils marketing ?
Oui, c'est dur parce qu'être militante, c'est dur de toute façon. Ce poids, cette bataille, la colère constante... Ça mange des points de vie et c'est beaucoup d'énergie qui n'est pas placée ailleurs.

Pour côtoyer beaucoup de militantes et de féministes engagées, je confirme que c'est fatigant. Si je créais simplément de belles robes à fleurs, je ne serais pas aussi épuisée. Économiquement, ce serait plus facile. Le déploiement de la marque le serait aussi. Tout serait plus simple, mais je ne changerais rien, je vis pour que ma mode ait un impact politique et qu'elle puisse changer une partie de la société.

Étrangement, c'est difficile à plein de niveaux, mais la presse, elle, a très vite porté ma voix. Je ne m'y attendais pas, mais je pense que beaucoup de femmes et d'hommes avaient besoin de cette parole. Parole qui, en plus, est légitime. Je n'ai pas monté ma marque pour faire de l'argent. L'argent est nécessaire à payer mes équipes et à continuer, mais je n'ai jamais eu l'ambition de devenir millionnaire. Aujourd'hui, la griffe est dans une situation ambivalente, car elle est très exposée, mais, économiquement, elle est encore toute petite.

La vision du public est déformée par rapport à la réalité du quotidien. Et ça, c'est dû à ce milieu de la mode qui est si particulier. Il faut avoir les reins extrêmement solides.

Malgré la concurrence et les questions économiques, en tant que designer émergente, comment parvenez-vous à rester concentrée sur vos rêves et à ne faire aucune concession ?
C'est dû à mon caractère, je ne me vois pas faire autrement. Cela fait aussi partie de l'ADN de la marque. À aucun moment, je ne fais des concessions sur ma création. Je peux en faire sur plein d'autres choses, accepter des jobs à côté pour  chercher de l'argent et l'injecter dans le label, mais c'est hyper important pour moi d'être cohérente.

C'est une bataille de chercher de l'argent. Nous sommes confronté-e-s à un marché du wholesale qui est en train de s'écrouler, à des retailers et des boutiques qui n'essayent pas de pousser ou de soutenir les nouveaux designers. C'est aussi ça, la réalité. En conséquence, c'est à nous de trouver d'autres solutions comme des pop-up organisés plusieurs fois par an où justement, mes client-e-s parisien-ne-s viennent voir et essayer les vêtements. Cela rétablit aussi une sorte de lien avec le consommateur et la consommatrice.

Le milieu de la mode bouge très vite, dans un sens comme dans un autre, alors, il faut être astucieux. Impossible d'inventer une seconde fois le pantalon, alors il faut explorer le reste : le digital, les défilés, trouver comment mettre en avant les vêtements, amener la clientèle à consommer différemment. Il faut sans cesse se renouveler, se questionner, avoir des réponses économiques, mais je suis hyper contente qu'en cinq ans de Jeanne Friot, nous ayons toujours trouvé des solutions.

C'est un fait, des femmes au sommet de la mode parisienne aujourd’hui, on en compte peu. Demain, Jeanne Friot, présidente de la fashion week parisienne : à quoi ressemblerait la scène mode pour les créatrices  ?
Je milite pour qu'il y ait plus de femmes dans la mode. C'est aussi pour cela que je n'ai jamais lâché, au prix de ma santé et de plein d'autres choses. Car si je lâche et que je ferme ma maison, qui y a-t-il pour être un modèle pour les étudiant-e-s en école mode ou juste pour les jeunes lesbiennes qui envisagent de pouvoir accéder à ce milieu-là en me voyant ?

Il y a peut-être aussi une raison à prendre en compte qui explique que les lesbiennes n'ont pas forcément accès à ce secteur. À part pour les personnes issues de familles riches, la mode est peu accessible. Cela se précise encore davantage sur le spectre du genre, notamment sur le spectre de la sexualité, car souvent, les lesbiennes se retrouvent dans des situations de précarité. Lorsque l'on est précaires, on ne peut pas dépenser de l'argent pour concevoir des collections, ni obtenir des banques qu'elles nous suivent. Pourtant, nous avons besoin d'accéder à ces places-là, sans forcément venir de milieux fortunés.

Je me bats en ce sens, car je viens d'un milieu bourgeois, mais mes parents ne peuvent pas me filer un million d'euros tous les six mois pour produire mes collections. Si elles ne se vendent pas, si je ne trouve pas de financements, je ferme. C'est important pour moi de dire que j'y suis parvenue malgré tout et que les jeunes filles et les jeunes garçons qui sont en études aujourd'hui peuvent y arriver à leur tour.

Je milite pour qu'il y ait plus de femmes dans la mode, car ce n'est pas normal qu'il y ait 90 % de femmes en école de mode contre seulement 12 % à la tête de maisons. Si des ratios et des quotas égalitaires sur le genre sont faits dans d'autres industries, il faut qu'on le fasse aussi dans la mode.

Ce n'est pas normal qu'il y ait 90 % de femmes en école de mode contre seulement 12 % à la tête de maisons

Après cinq défilés, l'esthétique Jeanne Friot est devenue assez reconnaissable. À choisir, quelle est, selon vous, la pièce Jeanne Friot la plus emblématique à ce jour ?
Il y en a pas mal, mais je dirais la robe ceinture. Madonna et Katy Perry l'ont portée et j'essaie de la transformer chaque saison. Ce qu'arborait la cavalière argentée, c'était une forme de robe ceinture que j'ai découpée en plusieurs morceaux. C'est vraiment une pièce iconique de la marque, très reconnaissable.

Il y a aussi les pantalons à plumes, le tartan et des teintes comme le rouge, des codes que je reconduis à chaque collection parce qu'ils font partie de mes valeurs et de mon ADN.

Vous fêtez cette année vos 30 ans. Est-ce que cette étape de votre vie personnelle vous offre un nouveau regard sur la mode et sur votre manière de créer ?
Sans doute, car j'ai lancé ma marque à 25 ans. J'étais quand même très jeune. Je le suis toujours d'ailleurs (rires), mais le fait d'être une jeune entrepreneure vous offre une insouciance, une joie, une compétitivité qui est plus forte aussi, dans le positif comme dans le négatif. J'imagine que c'est un cap. Je me suis également mariée cette année !

J'ai passé plusieurs étapes et plus j'avance, plus j'ai l'impression de commencer à être stable, ce qui est étrange parce que ce n'est pas forcément la réalité. Mais le fait de m'être battue et de réussir à être à cet endroit, même si c'est toujours un endroit de combat, m'offre de la stabilité. Je comprends mieux les vagues, les montées et les descentes que j'ai traversées et c'est plus agréable. Je commence vraiment à pouvoir apprécier le cœur du métier.

Que peut-on souhaiter à Jeanne Friot pour 2025 ?
Toujours plus de succès, économique et global. Ce que je veux, c'est pouvoir agrandir mon équipe et pouvoir créer sans m'inquiéter de devoir fermer boutique.