En 2004, l’architecte et chercheuse allemande Jana Revedin est la commissaire du premier concours européen de l'architecture durable pour les étudiants. Elle raconte : "Le thème de la première édition était la "Minimum House". La maquette est devenue un pavillon exposé à la Biennale, ici à Venise. C’était une maison déjà éco-active, elle produisait plus d'énergie qu’elle n’en consommait. Cela a eu un tel retentissement dans la presse internationale que je me suis dis : "Si je peux faire cela pour des étudiants, pourquoi ne pas le faire pour des collègues architectes, et à niveau mondial ?""
Le Global Award for Sustainable Architecture qui récompense des pratiques responsables et des solutions innovantes tout en relevant les défis climatiques et sociaux de notre époque, était lancé deux ans plus tard.
Le 6 mai 2025, à quelques jours de la 19e biennale d’architecture de Venise (du 10 mai au 23 novembre 2025), on a découvert les architectes, urbanistes ou paysagistes internationaux lauréats de l’édition 2025 dont le thème était L’Architecture Est Construction* : Hoang Thuc Hao (Vietnam), Salima Naji (Maroc), Andrea Gebhard (Allemagne), et les duos formés par Marie Combette et Daniel Moreno Flores (Equateur), et par Marie et Keith Zawistowski (France).
Vingt ans après sa création, Jana Revedin peut s’enorgueillir d’avoir été visionnaire, le prix a acquis une réputation mondiale, cinq de ses lauréats ont obtenu le prestigieux prix Pritzker, l’équivalent du prix Nobel dans le domaine de l’architecture, et les questions environnementales sont désormais incontournables dans nos espaces de vie. Entretien.
Accompagner des jeunes architectes engagés
Marie Claire : Parmi les lauréats 2025 figure l’architecte Salima Naji que Marie Claire a suivie au Maroc. Comment l’avez-vous connue ?
Jana Revedin : Salima Naji est une des grandes figures du monde de la construction locale et vernaculaire. Une de nos jurées de l’an dernier, la grande architecte libano-iranienne, Salma Sama Damluji, qui pendant trente ans a reconstruit les belles architectures en terre du Yémen, connaissait très bien son travail.
Chaque année, notre jury choisit le bon mélange entre de grands pionniers qui se battent sur le front de l'architecture et du développement durables depuis longtemps, et de jeunes équipes parfois même inconnues dans leur pays, que nous exposons sur la scène mondiale comme des modèles à suivre.
Il faut rappeler que notre profession n’est ouverte aux femmes que depuis 100 ans.
Vous avez toujours veillé à ce que des femmes architectes soient récompensées. Pensez-vous qu'il existe une approche féministe de l'architecture ?
Je pense que le féminisme doit s'appliquer à toute science et à tout métier. Je suis une architecte, mais je ne dirai jamais qu'une femme a une approche différente de l’architecture. Je suis avant tout humaniste.
Mais il faut rappeler que notre profession n’est ouverte aux femmes que depuis 100 ans. C’est Walter Gropius du Bauhaus qui leur a ouvert les portes de son école d'architecture. C’est quand même étonnant que l’humanité présente depuis des milliers d'années nous ait fermé l'accès à cette profession.
Vous avez déclaré que depuis les années 1940, "l'industrie de la construction en béton, suivant les dogmes de la tabula rasa de Le Corbusier, a installé un colonialisme architectural dans le monde entier"…
Regardez la lutte que mène Salima Naji au Maroc mais aussi celle menée par Francis Kéré à ses débuts au Burkina-Faso. L'industrie du béton n’a pas seulement colonisé, mais presque apprivoisé l'humanité. Dans tous les pays occidentaux, mais aussi dans ceux du sud global, la première réponse que donne un client à un architecte est que le béton est plus sûr, plus économique, dure plus longtemps. Ce n’est pas vrai, ce n’est ni plus économique, ni plus durable, ni plus beau.
C'est là où il faut se battre. Il faut avoir la patience de convaincre un client, de lui dire que cela peut de la même façon se faire en briques ou en terre ou en bois ou en métal et verre. Le béton a certaines qualités irremplaçables, on ne l’a pas inventé pour rien, mais on doit l’utiliser là où il est irremplaçable.
Vingt ans après la création de votre prix, les jeunes architectes ont-ils évolué par rapport à leurs ainés ?
Aujourd’hui, les jeunes architectes sont plus radicaux que moi ! Ils arrivent dans les écoles d’architecture en disant : "D'abord, il ne faut plus rien construire''. Ça, c'est déjà très beau.'' Nous, nous allons faire avec ce qui est déjà là." Ils veulent exercer un métier où ils peuvent transformer.
C’est d’ailleurs le thème du Global Award de l'année prochaine : L'Architecture Est Transformation. Construire quelque chose de nouveau est bien sûr encore nécessaire, mais aussi densifier, améliorer, et surtout utiliser ce qui est déjà là. C'est une révolution comme celle vécue il y a 100 ans, quand après la Première Guerre mondiale dans l’Europe dévastée, les étudiants se sont inscrits au Bauhaus en déclarant : "Il faut maintenant reconstruire sur les bases de nos belles villes détruites, les transformer pour d'autres usages de la vie contemporaine, avec un mélange d’inclusion, de beauté et de qualité d'architecture pour tous."
Avec l'architecture, "créer pour demain"
La lauréate allemande Andrea Gebhard, sociologue et urbaniste, se mobilise pour la réintroduction de la nature dans les espaces habités. Face à un espace de plus en plus cher, elle s’inquiète de ce que seuls les riches vivront dans des milieux moins chauds. Votre combat est aussi démocratique…
J’aime beaucoup le travail d’Andrea Gebhard. Aujourd'hui et demain, l’architecture pour tous implique de créer des espaces accessibles et inclusifs.
En Occident, la solitude est grande. On sépare les anciens, les malades, les enfants. Il faut lutter, l'inclusion est le grand mot d’ordre. C'est ce que défend Andrea Gebhard : dans nos sociétés plus riches, plus exigeantes aussi, on ne va pas développer des villes plus agréables, plus climatisées, plus vertes seulement pour les quartiers les plus aisés.
Nous, les Allemands, les Autrichiens ou les Danois, vivons dans des États régionalisés. Une région ou une ville peut changer ses lois indépendamment de l'organisation centrale de l'État. Les petites révolutions y sont possibles. En France comme d'autres pays centralisés, le changement arrive plus lentement. Avec Andrea Gebhard, vous avez vu quelqu'un qui lutte pour sa ville, Munich, et sa région, la Bavière. Et quand une région a du succès, les autres vont copier ses méthodes, ses lois, ses façons de faire.
Ce qu'elle dit est essentiel pour nos pays où le marché immobilier devient de plus en plus cher, où les villes sont déjà très densifiées. On ne peut que densifier en hauteur mais avec des espaces verts ajoutés, des espaces publics offerts à tous les habitants et pas seulement aux plus aisés dans des quartiers déjà gentrifiés.
Que vous a apporté l’architecture ?
Je viens d'une famille où il n’y avait jamais eu d’architecte mais des métiers en dialogue avec la nature et les sciences. J'avais deux talents, l’empathie pour le vivant, et une bonne compréhension de l’espace.
J'ai demandé à mon père qui était médecin ce qu’il pensait de ce métier d’architecte. Il a dit une très belle chose : "Je pense que c'est une excellente idée parce que les clients viennent à toi encore en bonne santé." C’est un métier où on crée pour demain, après-demain, pour dans 100 ans, ou 1000 ans parfois. Et en tant qu’enseignante, je vois ces jeunes chaque semestre se présenter devant moi avec la passion du vivant. C’est une profession unique.
*À lire pour aller plus loin : "Architecture Is Construction", co-écrit par Marie-Hélène Contal et Jana Revedin. (Ed. ArchiTangle)