Directrice exécutive de l'ACLU de Floride, Bacardi Jackson supervise l'orientation stratégique de l'organisation. Sa mission ? "Protéger, défendre, renforcer et promouvoir les droits constitutionnels et les libertés de tous les habitants de Floride". Nous avons pu échanger via zoom.
Marie Claire : Quel a été votre parcours avant de diriger l’ACLU de Floride ?
Bacardi Jackson : J’ai grandi à Memphis, Tennessee, haut lieu de la lutte pour les droits civiques. (Martin Luther King y a été assassiné le 4 avril 1968, ndlr). La lutte pour la défense des libertés civiques fait partie de mon histoire et de ce que je suis.
Mon père a travaillé avec le Dr King, ma mère était la principale organisatrice des manifestations pour arrêter la guerre du Vietnam. Mais pour clarifier, je vis en Floride depuis 19 ans. J’y suis profondément enracinée, mon fils aîné y a grandi, et mes deux cadets y sont nés.
La censure des livres qui a cours aux États-Unis, est particulièrement intense en Floride…
Effectivement, la Floride est en tête de la vague de censure qui touche le pays. Les livres interdits dans nos écoles et nos bibliothèques ont pour sujet des personnages ou des figures historiques LGBTQ+, ou noirs ou à la peau brune. Bref, issu.es de communautés qui ne sont pas blanches et cisgenres.
Comment la censure est-elle mise en place ?
Il suffit qu’une seule personne, même s’il ou elle n’est pas parent d’élève, conteste la présence d’un livre dans une classe ou une bibliothèque scolaire pour qu’il soit immédiatement retiré.
La majorité des livres censurés en Floride sont le fait de deux personnes qui ont fait le tour des écoles pour contester les livres. C’est une attitude méprisante, intentionnelle, ciblée et haineuse. Que deux personnes aient ce pouvoir, dit à quel point le système est défaillant.
Parmi les livres interdits, quels sont ceux dont l’élimination vous a le plus choquée ?
"The hill we climb" (poème écrit par Amanda Gorman après l’assaut du Congrès par des partisans de Donald Trump le 6 janvier 2021, ndlr, et dit par la poétesse lors de la cérémonie d’investiture de Joe Biden le 20 janvier 2021, ndlr). En Floride, 54 livres de mathématiques ont été interdits parce qu'ils faisaient référence à des mathématiciens noirs ayant travaillé à la NASA, par exemple.
Un membre du gouvernement de Floride trouvait cela offensant, il a fait interdire ces livres. Nous assistons à un effort concerté pour cibler et effacer l'histoire de certaines personnes. Avant de travailler à l’ACLU de Floride, je travaillais au Southern Poverty Law Center (Fondation qui défend les droits des minorités ndlr), dans le domaine des droits de l’enfant. Nous avons combattu le fait que les parents demandant la réintroduction des livres interdits ne puissent pas faire appel.
Mais vous savez, ce qu’il se passe actuellement en Floride va plus loin que la censure, les programmes scolaires sont également modifiés.
Qu’est-ce qui a changé dans les programmes scolaires ?
Par exemple, les cours AP d’Histoire africaine-américaine (cours de première année d’université dispensés au lycée, ndlr) ont été supprimés au lycée. Le mot "démocratie" a été retiré de certains manuels sur les Droits civiques et les Sciences sociales. Il a été remplacé par "République représentative" ou "République constitutionnelle".
La censure des livres cache-t-elle un projet politique plus vaste?
De là où je me place, je pense que beaucoup de réponses à cette question sont dans le Projet 2025 (Programme extrémiste rédigé par la Heritage Foundation en vue du second mandat de Trump en 2025, ndlr). Ce programme défendu par le gouverneur de Floride, et appliqué par l’actuel président des Etats Unis, est de faire progresser la suprématie blanche, et de promouvoir le nationalisme chrétien, qui n’est qu’un autre terme pour désigner la suprématie blanche.
L’endoctrinement qui passe par la censure des livres et des documents, vise à ne pas laisser les filles, les personnes LGBTQ et les personnes noires et brunes savoir qu’ils et elles ont du pouvoir
Dans le Projet 2025, il y a des choses très insidieuses dont la promotion de la "fécondité maritale". La science montre que plus les filles sont éduquées, moins elles ont d'enfants. L’idée du Projet 2025 est de pousser les filles à se marier et à avoir des enfants plutôt que faire des études. L’endoctrinement qui passe par la censure des livres et des documents, vise à ne pas laisser les filles, les personnes LGBTQ et les personnes noires et brunes savoir qu’ils et elles ont du pouvoir. Tout cela fonctionne de concert, dans le cadre de l'agenda de la suprématie blanche.
Comment réagissent les enseignants face à cette réécriture de l’Histoire ?
Ils sont désorientés, terrifiés. Beaucoup sont partis. L’an dernier, nous avons commencé l'année scolaire avec plus de 9 000 postes d'enseignants vacants. Des professeurs sont venus me voir pour me dire qu'ils avaient été menacés physiquement. L’une a montré un film en classe, sur l'histoire des Noirs, rien de radical. Quatre hommes blancs, très costauds, sont venues la voir pour la menacer physiquement. Les gens ont peur. Nos éducateurs ont peur. Nos enfants ont peur.
L’an dernier, ma fille de 15 ans a eu à lire "La Ferme des animaux" de George Orwell pendant l'été. Nous parlions du livre, et elle m'a regardée : "Maman, est-ce que c’est illégal de lire ce livre ?" Imaginez ce que cela signifie dans la tête d’une enfant, mon enfant, qui en plus s'inquiète des ennuis que son enseignante pourrait à avoir recommandé de lire ce classique. (Bacardi Jackson nous montre en souriant la bibliothèque derrière son bureau). Regardez, je n’ai que des livres interdits.
La Floride est-elle, comme certains activistes l’affirment, le laboratoire de la politique à l’œuvre sous l’administration Trump ?
J’appelle souvent notre État le bastion des mauvaises idées. La Floride est la base expérimentale des idéologies et politiques répressives, le modèle et le schéma directeur de ce que nous voyons aujourd'hui au niveau national. J’ai adopté un mantra : Libérer la Floride, c'est libérer la nation. Si nous pouvons sauver notre démocratie ici, nous aurons aussi un modèle pour le faire au niveau national.
Y a-t-il eu un événement dans l’histoire récente qui explique que la Floride ait emprunté ce chemin liberticide ?
Le meurtre de George Floyd par un policier blanc le 25 mai 2020 a été décisif. Nous avons assisté à son assassinat à la télévision. Le monde entier a réagi et a pris conscience de l'ampleur du racisme systémique de notre système. Les jeunes, de toutes origines ethniques se sont réveillés dans tout le pays, le voile est tombé.
DeSantis veut endormir nos enfants en priorité, parce qu’il sait que le meurtre de George Floyd est un événement générationnel.
Cette prise de conscience a, je pense, effrayé ceux qui comptaient sur le maintien de la suprématie blanche dans un pays où une majorité blanche détient le pouvoir. Ici en Floride, c'est à ce moment-là que nous avons vu les attaques contre la liberté de manifester. Puis une loi littéralement appelée Stop Woke a été promulguée (déclarée inconstitutionnelle depuis, ndlr). Arrêtez l'éveil. Arrêtez l’éveil de nos enfants et des gens qui vous voient. Quand vous voulez mettre au pouvoir une génération de suprémacistes blancs, il faut vous concentrer sur les enfants. DeSantis veut endormir nos enfants en priorité, parce qu’il sait que le meurtre de George Floyd est un événement générationnel.
Où en est la résistance ?
Je mène exactement les mêmes combats que mes parents dans les années 60, et dans des circonstances très similaires, où cela peut coûter la vie à des gens. Des gens ont quitté cet État après avoir reçu des menaces de mort. Nous avons perdu un membre du personnel de l'ACLU parce qu'il ne se sentait pas en sécurité. Le basketteur Dwayne Wade, a quitté la Floride parce que sa famille y était en danger. Nous sommes à un moment où s'exprimer a de réelles conséquences. Nous devons vraiment nous demander si nous aurions eu le courage de marcher avec King.
Quel rôle joue l’ACLU Floride dans cette résistance ?
L'ACLU existe depuis 105 ans au niveau national, et 60 ans en Floride, nous sommes en première ligne de la résistance. Nous utilisons tous les outils à notre disposition, lançons des poursuites judiciaires. Notre bureau national a déjà intenté cinq procès contre l'administration Trump. Ici en Floride, nous avons d'innombrables procès contre l'administration DeSantis, et nous continuons de soutenir quiconque a le courage d’en intenter. C'est une part importante de notre travail.
Nous avons aussi des équipes de terrain et des organisateurs qui se rendent dans les communautés pour les inciter à se mobiliser : à Tallahassee (capitale de l’Etat ndlr), aux réunions du conseil scolaire, du conseil municipal et des commissions des comtés. Nous devons faire comprendre aux gens qu'ils peuvent se présenter aux élections de ces conseils et commissions, qu’ils ont un pouvoir. Mais nous ne sommes pas les seul.e.s.
La résistance, c’est aussi ces gens qui créent des programmes d'histoire africaine-américaine pour les jeunes. Je viens de lire l'histoire d'un enseignant qui cherche le moyen d’enseigner aux élèves qui ne viennent plus à l'école, terrifiés à l'idée que l'ICE (Immigration and Customs Immigration) vienne les y chercher pour les expulser. La résistance est bien là, peu visible peut-être, car une partie doit rester invisible. Elle mène une lutte acharnée pour notre démocratie, aujourd'hui menacée. Il faut persévérer.