Une information préoccupante. Le jeudi 23 janvier 2025, le New York Times révélait que le groupe Meta (Instagram, Facebook, WhatsApp, Threads) avait supprimé certains comptes de fournisseurs de pilules abortives aux États-Unis, dont les ventes explosent depuis la victoire de Donald Trump.
La page Facebook d'Aid Access, l'un des plus gros, était suspendue depuis novembre 2024. Et son compte Instagram depuis une semaine. Idem pour les comptes Facebook et Instagram de Women Help Women et Just the Pill. Parce qu'ils ne "suivaient pas les normes communautaires sur les armes à feu, les drogues et d'autres biens restreints", a réagi auprès de journal américain un porte-parole de Meta.
Ces comptes informatifs - d'autant plus importants que le site gouvernemental de conseils sur l'accès à l'IVG aux États-Unis reproductiverights.gov est inaccessible depuis l'investiture de Donald Trump - ont depuis été remis en ligne, mais ce timing questionne et inquiète. Quinze jours avant l'alerte du New York Times, Mark Zuckerberg annonçait réduire drastiquement les partenariats du groupe avec plusieurs plateformes de fact-checking, supprimant ainsi la modération des contenus haineux en ligne.
Que comprendre de ces suspensions de publications liées à la pilule abortive, alors que Mark Zuckerberg vient de prendre ces nouvelles directives, semble prendre un virage viriliste et se rapprocher du gouvernement de Trump à l'offensive contre l'avortement (déjà banni dans 14 États américains) ?
Éclairage d'Elvire Duvelle-Charles, journaliste, réalisatrice, et activiste féministe, suivie par plus de 100 000 abonnés sur Instagram, aussi autrice de l'essai Féminisme et réseaux sociaux(Hors d’atteinte, 2022).
Une restriction inquiétante et stigmatisante
Marie Claire : Comment interprétez-vous la décision de Meta de suspendre des comptes des fournisseurs américains de pilules abortives ou de restreindre l'accès à leur contenu ? Quelles conséquences ces restrictions pourraient-elles avoir sur l'accès à l'information sur l'IVG, notamment pour les jeunes générations ?
Elvire Duvelle-Charles : Il n’est pas étonnant d’observer ces phénomènes aujourd’hui, ils existaient déjà depuis plusieurs années. De nombreuses études ont démontré que les comptes qui abordent des sujets comme l’éducation sexuelle, les droits des femmes, des personnes LGBT ou racisées, faisaient souvent face à des suspensions ou à des bannissements.
Il existe deux types d'invisibilisation : la suppression des comptes et le "shadow ban".
Nous avons été témoins de vagues de suspensions visant des comptes LGBT ou féministes. Mais face aux tollés médiatiques qu’elles provoquaient, une autre méthode a été privilégiée : le "shadow ban", qui consiste à limiter drastiquement la visibilité d’un compte tout en lui permettant de continuer à exister techniquement.
Ce procédé, plus discret, est également plus insidieux et complexe à contourner. C’est pourquoi, depuis plusieurs années, j’encourage les créateurs de contenu à s’éloigner des plateformes dépendantes des algorithmes. Les forums, les blogs ou les newsletters, par exemple, offrent une alternative moins sujette à ces restrictions.
Les normes véhiculées sur des plateformes comme Instagram ou TikTok reflètent un retour inquiétant à des valeurs réactionnaires, sexistes et conservatrices.
Il est important de souligner que cette censure algorithmique est bien plus pernicieuse qu’une simple modération. On comprend aisément qu’une plateforme comme Meta refuse les publicités pour des médicaments ou des interventions médicales. Mais il est plus surprenant de voir que, dans le même temps, des publicités pour des produits douteux (compléments alimentaires, pilules pour maigrir...) continuent de circuler sans problème. Cette orientation semble refléter une posture politique. Mark Zuckerberg ne cache pas son soutien à Donald Trump. Cela soulève des questions quant à l’avenir idéologique d'Instagram et Facebook.
Les conséquences de ces décisions sont multiples. D’une part, elles limitent l’accès à des informations cruciales. Cette invisibilisation contribue à marginaliser l’avortement et d’autres thématiques. Elle participe à une "dénormalisation" de l'IVG et de l’utilisation de la pilule abortive, en les assimilant à des pratiques problématiques, voire violentes. Aujourd’hui, parler de santé sexuelle féminine est jugé inapproprié, souvent associé de à la pornographie ou à une menace pour les enfants. Une stigmatisation alarmante de sujets déjà sensible.
Un nouveau pouvoir "broligarchique"
Vous avez publié en 2022 un essai intitulé Féminisme et réseaux sociaux. Aviez-vous anticipé, il y a trois ans, de tels changements sur ces plateformes ?
Je préférais espérer le contraire, mais je voyais bien le potentiel problématique que cette situation pouvait avoir. Le fait que nous soyons devenus dépendants des réseaux sociaux, que nous utilisons comme principal canal de communication, pose un problème en soi. Ces plateformes sont éphémères et fragiles : en un instant, un compte peut disparaître, et avec lui, tout son réseau. Contrairement à des outils comme les newsletters.
C’est dans cette logique que j’ai décidé de créer mon ciné-club [Tonnerre, au @majesticbastille, ndlr]. Je souhaitais réfléchir à un moyen de faire migrer ces communautés vers des espaces hors ligne, ou vers des plateformes en ligne qui ne dépendent pas d’algorithmes. Cela permet aussi de sortir de cette pression constante de devoir produire toujours plus pour rester visible.
Que craindre de ce nouveau pouvoir "broligarchique" de Donald Trump, Elon Musk et Mark Zuckerberg ? Quel danger pourrait-il représenter pour les femmes et les minorités ?
Je ne serai pas surprise de voir d'ici quelques mois, une interdiction de la "propagande LGBT" aux États-Unis, totale ou qui viserait seulement les personnes trans. Ce qui correspondrait parfaitement au discours de Trump, qui a affirmé qu'"à partir d'aujourd'hui, la politique officielle du gouvernement des États-Unis sera qu'il n'y a que deux genres, l'homme et la femme". Trump pourrait alors prôner une soi-disant "liberté d’expression" pour ouvrir la porte aux propos transphobes et légitimer ces discours sous couvert d’opinions personnelles.
Tout ceci s’inscrit dans une dynamique plus large de décriminalisation des discours de haine. Ces plateformes disposent d’outils incroyablement puissants pour cibler et influencer les comportements. J’ai eu l’occasion de me familiariser avec la plateforme Facebook Marketing, qui permet de définir des critères de ciblage d’une précision effrayante. Une véritable machine à analyser les comportements, à anticiper les réactions.
L’âge d’or des réseaux sociaux comme outil de mobilisation pour les militants et militantes est derrière nous.
Ces outils, aussi performants soient-ils, posent de graves questions éthiques lorsqu’ils sont utilisés dans des contextes politiques. La collecte massive de données comportementales et leur exploitation à des fins de manipulation de l’opinion publique deviennent d’autant plus préoccupantes lorsqu’on sait que des figures comme Zuckerberg et Trump peuvent s’allier. Un rapprochement inquiétant, une concentration de pouvoir entre les mains de quelques personnes capables de contrôler les canaux d’information les plus utilisés au quotidien.
Ce danger ne concerne pas uniquement les femmes, mais toutes les minorités visées par les politiques de Trump, qu’elles soient de genre, ethniques ou autres. Cela rappelle les dérives observées avec l’affaire Cambridge Analytica (2018), où l’on a pu constater comment les algorithmes pouvaient créer des environnements biaisés, orienter l’opinion publique, influencer nos perceptions, normaliser des opinions hostiles. On repousse progressivement les limites de l’acceptable. Ce mécanisme bien connu en communication [la fenêtre d'Overton, ndlr] consiste à introduire une idée choquante, d’abord inacceptable, puis polémique, avant de la rendre acceptable. Ou comment ringardiser les discours féministes, antiracistes et progressistes en les tournant en dérision, tout en promouvant des idées réactionnaires.
Sur Instagram, un retour en arrière
Pourtant, à l'origine, Instagram semblait être un réseau social "inclusif", sur lequel fleurissaient des comptes engagés, féministes.
À l’origine, Instagram se distinguait par sa capacité à ouvrir la voie à des discours plus inclusifs, avec notamment le mouvement body positive. La plateforme mettait aussi en avant des ambassadeurs issus de la diversité, des personnes queer ou des drag queens. Aujourd’hui, on assiste à un véritable retour en arrière.
On observe actuellement une montée en puissance des contenus masculinistes. Cela passe souvent par des conseils en séduction ou en développement personnel, mais qui, en réalité, servent à promouvoir des idéaux comme le mâle alpha, censé subvenir aux besoins des femmes, ou encore, les discussions autour des fameux "bodycounts" [pratique sexiste qui consiste à compter le nombre de partenaires sexuels d'une femme, ndlr].
La cible de ces contenus sont des jeunes encore en phase de construction identitaire, qui cherchent à se définir en adoptant les normes perçues comme "cools". Or, ces normes véhiculées sur des plateformes comme Instagram ou TikTok reflètent un retour inquiétant à des valeurs réactionnaires, sexistes et conservatrices.
Comment expliquez-vous ce recul ?
Ce changement s’explique en partie par le modèle économique des réseaux sociaux, basé sur la publicité et le temps passé sur la plateforme. Les contenus qui suscitent l’indignation, la fascination ou créent des injonctions génèrent plus d’engagement et, par conséquent, plus de revenus publicitaires. Les utilisateurs, confrontés à ces normes oppressives, sont incités à consommer pour y répondre, ce qui perpétue ce cycle.
Le phénomène est d’autant plus inquiétant que les réseaux sociaux sont aujourd’hui la principale source d’information pour les jeunes. Or, il devient de plus en plus difficile pour eux de distinguer une information fiable d’un contenu produit par un influenceur. Mais il existe une lueur d’espoir : on observe un début de rejet de ce rythme effréné imposé par les plateformes. De plus en plus de créateurs de contenu, notamment dans le secteur du lifestyle, dénoncent la pression constante et le manque de liberté qu’exige leur présence en ligne. Ce mouvement pourrait annoncer un retour vers des pratiques plus saines et une prise de conscience collective.
Les réseaux sociaux ont souvent été un espace d'empowerment pour les femmes engagées et les mouvements féministes. Ces restrictions peuvent-elles créer un effet de dissuasion pour les militantes ?
Bien sûr. Cela fait déjà plusieurs mois, voire plusieurs années, que cette réalité s’est imposée : l’âge d’or des réseaux sociaux comme outil de mobilisation pour les militants et militantes est derrière nous.
Lorsque j’ai publié une story sur le compte Instagram @clitrevolution, à propos des annonces récentes de Zuckerberg, celle-ci a généré seulement 400 vues. Vous imaginez ? 400 vues sur une base de 114 000 abonnés. C’est dérisoire. Et ce n’est pas un cas isolé.
Ce n’est pas une question d’intérêt de la part de la communauté. Normalement, il existe un taux fixe d’audience pour la première story : un nombre stable de personnes voient la première, puis l’intérêt décroît naturellement à mesure que les gens choisissent ou non de regarder la suite de la story. Mais ici, on constate – de nombreux comptes militants l'ont remarqué sur leurs comptes – que les publications ne parviennent même plus à atteindre une partie significative de leur audience. Ce qui m'inquiète profondément.
Il est toutefois essentiel de rappeler que les mouvements sociaux n’ont pas attendu les réseaux sociaux pour mobiliser les foules. Des millions de personnes ont manifesté bien avant l’émergence de ces plateformes. Je pense au MLF [Mouvement de libération des femmes, ndlr] et à d’autres mouvements sociaux historiques. Peut-être faudrait-il revenir à des pratiques plus humaines et plus directes.
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