On ne pourrait oublier la peur au fond de ses yeux bleu ciel. Ce jour de 1894, Fanni se présente à l’hôpital de la Salpêtrière d'une "façon très innocente, avec un regard très pur, en ne s'imaginant pas qu’une telle brutalité et qu’une telle violence va lui sauter au visage", nous raconte Mélanie Thierry, qui campe avec bouleversante justesse ce grand rôle.
Dans Captives, drame d'Arnaud des Pallières dévoilé dans les salles obscures mercredi 24 janvier 2024, l'actrice incarne cette provinciale bourgeoise qui s'est laissée enfermer volontairement dans cet asile parisien, afin de retrouver sa mère disparue. Celle-ci serait détenue depuis des décennies entre ces murs épais : Fanni en est persuadée.
Internées contre leur gré par les hommes de leur famille
En même temps que ce personnage fictif, à travers son regard qui transmet tant, le spectateur découvre l'enfer, bien réel, lui, - du service psychiatrique de la Pitié-Salpêtrière à la fin du XIXème siècle.
Dans cet hôpital-prison "immense", cette "ville dans la ville" - formule Mélanie Thierry - réservée aux femmes accusées d'"hystérie", ces dernières étaient en fait internées contre leur gré, souvent par les hommes de leur famille : leur père, leur époux, un frère... Et contraintes d'obéir aux ordres de médecins hommes.
"Dans les dortoirs, se côtoyaient des femmes qui avaient tué, des femmes violentes et des femmes violées, des bipolaires, des mélancoliques, des dépressives… et même des femmes avec des scolioses, des maladies qu'on n'expliquait pas. Elles se retrouvaient toutes là, forcées de vivre ensemble. C'est cela qui rend vraiment folle", partageait à Marie Claire en 2021 Mélanie Laurent, réalisatrice du thriller Le Bal des Folles (Amazon Prime), adapté du roman éponyme de Victoria Mas (Prix Renaudot des Lycéens 2019).
"On pouvait y rencontrer des délinquantes, comme des alcooliques, ou des femmes qui souffrent réellement de maladies mentales. Il y avait aussi tout autant des putes que des marginales, des femmes dont il 'fallait' se débarrasser", nous énumère quelques années plus tard Mélanie Thierry.
Sévices et silence imposés
"Ces femmes-là étaient parfois internées pour des raisons qui n’étaient pas dues à une folie quelconque, mais ont passé les trois-quarts de leur vie en asile psychiatrique parce que ça arrangeait la famille. Camille Claudel en est l’exemple", abonde lors de notre rencontre Josiane Balasko, alias Marguerite Bottard dans Captives, infirmière en cheffe et assistante du professeur [Jean-Martin] Charcot. Ce dernier supervisait le service de neurologie de la Pitié-Salpêtrière à partir des années 1870.
Faire des expériences sur ces femmes déjà un peu fragiles ou traumatisées, c'était jouer à la poupée.
Afin de guérir la folie supposée de ces femmes, plusieurs "traitements" étaient testés sur elles : séances d'hypnose, coups d'électricité... "Bains glacés pendant des heures, douches très puissantes, camisoles de force...", complète l'actrice, époustouflante dans la peau de ce terrifiant personnage.
"Faire des expériences sur ces femmes déjà un peu fragiles ou traumatisées, c'était jouer à la poupée", dénonçait Mélanie Laurent sur France Inter.
Dans Captives, Carole Bouquet incarne, elle, Hersilie Rouÿ, internée à la demande de son demi-frère pour capter son héritage. La pianiste, à qui sa famille reprochait aussi son célibat, fut enfermée pendant quatorze ans. Elle avait publié ses Mémoires d'une internée, si précieux document tant "peu d’informations sur les conditions d’internement de l’époque" n'ont filtré, comme l'expliquait l'écrivaine et journaliste Victoria Mas en 2019 à La Presse. Et Mélanie Laurent de résumer : "On essayait de faire taire celles qui dérangent."
Le bal du sexisme et de l'indécence
Rapidement, le professeur Charcot a décidé d'organiser un bal costumé. Il se tenait chaque année, pendant la période du Carême. Durant cet événement mis en scène dans Le bal des folles et Captives, se côtoyaient les femmes jugées malades, que l'on obligeait à dander, chanter ou jouer de la musique, dont les "épiléptiques, alors appelées les 'hystériques'" - comme le rappelle France Culture dans un documentaire consacré à cette fête - et la haute société parisienne présente pour se divertir. Politiques, artistes, mondains "venaient un petit peu comme on va au zoo, pour voir et s'exhiber avec ces femmes apparemment folles", déplore Josiane Balasko.
"Rien de plus paisible, de plus calme, de plus doux, rien qui soit d'un aspect plus débonnaire et plus rassérénant que ce bal de folles, écrivait-on pourtant en1887 dans le journal Le Petit Parisien. On se croirait dans une de ces fêtes familiales et bourgeoises, comme il s'en organise souvent par souscription entre voisins et amis, à l'occasion des Jours-Gras, dans certains milieux parisiens."
C'est dire la regard avec lequel on observait, de loin, avec indécence et misogynie, les captives de cet antre obscur, énième symbole de l'oppression des femmes.