"One, two, three, four, five, six, seven ! And one, two, three, four, five, six, seven! Come on girls!".

En cette soirée glaciale de début d'hiver, le gigantesque gymnase du Riverbank State Park Ice Skating Rink de Harlem, quartier mythique aux confins de Manhattan, semble tout droit sorti d'une séquence de Fame, le film musical culte. À fond dans les baffles, la musique emplit l'espace tandis que la voix puissante de la prof, danseuse professionnelle à Broadway, scande la mesure.

Face à elle, un groupe d'une trentaine d'adolescentes ultra-concentrées répète au cordeau une chorégraphie aérienne. À quelques dizaines de mètres, un autre groupe, en plein entraînement musculaire, enchaîne des postures dynamiques éreintantes face à Ila et Kathie, leurs coaches, qui terminent la séance en nage, comme leurs élèves.

Une école de patinage pour filles noires et latinos

Il est 20 heures, mais la soirée ne fait que commencer pour ces adolescentes qui, à peine l'échauffement terminé, lacent leurs chaussures de patinage. Bienvenue au royaume des glaces de Figure Skating in Harlem, la seule école de patinage artistique pour filles noires et latinos issues à 90 % d'un milieu social économiquement défavorisé.

Elle est la seule ONG du genre au monde qui allie sport et éducation en fournissant, en plus de l'enseignement d'une discipline de haut niveau, des cours du soir qui préparent, avec la même exigence que sur des patins, leurs élèves aux meilleures universités et écoles américaines. La très prestigieuse Columbia University, réputée pour son excellence dans le monde entier, ne s'est pas trompée en devenant partenaire de Figure Skating in Harlem.

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Du talent et de la détermination 

Flo Ngala

Au bord de la patinoire, sous un dôme géant - mais ouvert en ses contours aux vents froids qui se sont abattus sur New York - , tandis que s'égaient, fluides et intenses, des dizaines de silhouettes d'ados, une femme sourit en observant une scène qu'elle a déjà vue des centaines de fois. Et pourtant, "à chaque fois", Sharon Cohen, la présidente de l'ONG, est "saisie par l'émotion, bluffée par le talent et la détermination de ces jeunes filles".

On pourrait l'être aussi, bluffé, par l'engagement de cette ancienne patineuse de haut niveau, ex-membre de l'équipe nationale américaine, qui est l'âme et le moteur de la fabuleuse aventure de cette école pas comme les autres.

Originaire du Delaware, devenue, après sa carrière sportive, réalisatrice et productrice (aux côtés notamment du légendaire Dan Rather), rien ne la prédestinait a priori à passer les trois quarts et plus de sa vie dans ce quartier défavorisé et longtemps oublié de Manhattan.

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Casser les codes sociaux 

Flo Ngala

Tout a commencé au début des années 90, quand Bernice DeAbreu et Gene Kitt, deux leaders de la communauté afro-américaine à Harlem, lui demandent de venir donner des cours de patinage artistique à des gamines du quartier.

Les filles de ce quartier précarisé et isolé, réputé violent, n'avaient pas accès à des filières d'études d'excellence.

"Les filles en sont sorties enthousiastes, fières, se souvient-elle, et moi j'ai réalisé que le monde du patinage que je connaissais bien était très 'blanc', fermé pour différentes raisons à la diversité. Les adolescentes de Harlem ne descendaient pas comme tous les autres jeunes de la ville l'hiver sur la patinoire de Central Park, c'était pour elles un autre monde. Parallèlement, les filles de ce quartier précarisé et isolé, réputé violent, n'avaient pas accès à des filières d'études d'excellence. Et moi, j'ai eu la chance d'être acceptée dans cette communauté".

Alors Sharon Cohen et Bernice DeAbreu se sont lancées dans un pari inédit : casser les codes sociaux en alliant à la discipline d'un sport exigeant l'ambition d'une réussite personnelle et professionnelle individuelle, quelle que soit son origine sociale ou raciale.

"Le volet éducatif de notre projet est aussi important que le sport en lui-même. Les efforts, l'assiduité, la discipline que requiert le patinage leur donnent le goût de se dépasser dans les études et d'envisager des parcours professionnels qui leur semblaient inatteignables pour elles, souligne Sharon Cohen. L'un ne va pas sans l'autre." Et l'un se nourrit surtout de l'autre.

Sur cette photo : de gauche à droite : Natalie, 17 ans, Ella, 16 ans, et Dilia, 15 ans, se sentent "libres comme jamais" sur la glace. Elles suivent le cursus de Figure Skating in Harlem depuis leurs 6 ou 8 ans.

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La discipline au cœur de ce sport

Flo Ngala

Ila Naomi Epperson, devenue coach officielle de l'équipe de Figure Skating in Harlem, dont les soirées de gala à New York et dans les grandes villes de la côte Est font aujourd'hui salle comble, en est une des preuves concrètes.

"Ma vie, ma personnalité, mes ambitions n'auraient pas été les mêmes sans cette expérience, assure la jeune fille de 22 ans qui a chaussé des patins pour la première fois à 6 ans. J'étais une enfant timide et renfermée ; sur la glace, j'ai appris à avoir confiance en moi. À être fière de moi. Je suis noire et je pratiquais un sport plutôt 'blanc'. Je montrais, comme toutes les filles qui passent par ici, qu'une fille de Harlem peut avoir les mêmes talents qu'une autre issue d'une communauté plus favorisée. C'est une philosophie qui t'accompagne aussi en dehors de la glace : elle t'apprend l'estime de toi autant dans ton corps que dans ton esprit".

Sur la glace, j'ai appris à avoir confiance en moi.

Le patinage est une discipline sportive difficile, qui nécessite de s'entraîner trois à quatre fois par semaine après une journée scolaire.

"Sur la glace, tu tombes et tu dois te relever, tomber encore et te relever encore, et un jour, tu réussis à réaliser la figure pour laquelle tu as fourni tant d'efforts, raconte Ila. 

Tu te dis alors que tout est possible pour toi ! C'est ce que les entraînements, les galas comme les cours du soir de littérature, de maths, de sciences, de droit ou de finances dispensés par l'ONG pendant dix ans après l'école et le collège m'ont appris."

Sur cette photo: Ila Naomi Epperson, 22 ans, ex-élève devenue coach de l'équipe officielle de Figure Skating in Harlem. Le patinage, qu'elle pratique depuis ses 6 ans, ainsi que les cours de littérature, de maths et de finances dispensés par l'ONG, lui ont permis de gagner en confiance.

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Solidarité entre filles

Flo Ngala

Une philosophie que la jeune femme transmet aujourd'hui à ses élèves, comme Ella, 16 ans, qui vient de Washington Heights, quartier du nord de Manhattan à majorité hispanique, Dilia, 15 ans, et Natalie, 17 ans, de Harlem.

Toutes trois ont commencé le cursus de Figure Skating in Harlem à l'âge de 6 ou 8 ans. Les adolescentes, à la maturité frappante, ne racontent pas autre chose que leur coach de patinage : l'acquisition de la confiance en elles et l'ambition de se surpasser, chevillée au corps.

Tu apprends à t'imposer dans la société, à revendiquer tes talents sur la glace et dans la vie, à croire en toi pour atteindre tes objectifs.

Mais pas seulement. "Sur la glace, je me sens libre comme jamais, assure Ella. Cette sensation est unique, te donne des ailes".

"Libre aussi d'être qui on est, enchérit Natalie qui veut devenir médecin et dont les parents ont immigré d'Haïti avant sa naissance. Au sein de Figure Skating in Harlem, en plus du plaisir à être ensemble comme dans une deuxième famille, tu apprends à t'imposer dans la société, à revendiquer tes talents sur la glace et dans la vie, à croire en toi pour atteindre tes objectifs."

Sur cette photo : pour Natalie, Ella, Dilia, leurs camarades et les anciennes élèves, Figure Skating in Harlem est une "famille élargie" en plus d'être une école d'excellence.

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Apprendre l'autopromotion 1243777

Flo Ngala

"Ily a tant de choses qui sont polarisées dans ce pays, et encore plus depuis l'élection présidentielle, souligne Ella, fille d'une femme de ménage et d'un ouvrier dans le bâtiment. En tant que personne de couleur, je vois la force et la fierté que j'ai acquises grâce au patinage et aux cours du soir".

Pour Dilia, c'est l'apprentissage de la self-advocacy - l'autopromotion - qui la porte et la motive : "J'ai appris à revendiquer ce que je veux faire dans ma vie, affirme-t-elle. Mais aussi la solidarité, entre filles."

Ila, la coach, confirme, avec son propre recul : "On réalise qu'individuellement et collectivement on peut avoir de l'impact sur nous comme sur les autres. Toutes, ici, nous contribuons à changer le regard de la société sur les femmes, et sur les femmes de couleur, en montrant qu'on est autonomes et déterminées. Sur la glace et en dehors".

Sur cette photo : une jeune fille se prépare avant de s'élancer sur la glace.

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L'école de la fierté

Flo Ngala

Un discours de fierté qui n'a rien d'anodin, après la récente campagne présidentielle du camp trumpiste vainqueur face à la candidate Kamala Harris pendant laquelle la parole ultra-conservatrice, avec son lot de propos misogynes et racistes, s'est libérée.

Kernel Thomas, employée administrative, a inscrit sa fille, Jada, 14 ans, en 2017.

En quelques années, l'Afro-Américaine quinquagénaire a vu Jada s'épanouir. "Ici, les filles apprennent à pousser les murs, explique-t-elle. C'est une chance unique dans une société dans laquelle il n'y a pas encore suffisamment de possibilités ouvertes aux jeunes Noires et Hispaniques, toujours trop souvent cantonnées aux clichés sur leur origine sociale et raciale qui continuent de déterminer leur parcours scolaire et professionnel".

En vingt ans, plus de 2000 élèves sont passées par l'école de la fierté de Figure Skating in Harlem. Et, dans la foulée, grâce aux cours du soir dispensés par l'ONG, par les meilleures universités. "Nombre de nos élèves, aujourd'hui jeunes femmes, sont à des postes professionnels à responsabilités dans l'enseignement, la communication, la finance, l'art, le sport ou dans des entreprises prestigieuses", s'enorgueillit Sharon Cohen.

Mais surtout, ses protégées ont créé, au sortir de leurs années de patinoire et de cours du soir, un solide réseau d'entraide "tant humaine que professionnelle".

Souvent, elles disent même avoir bâti une "famille élargie", un club social d'un nouveau genre, où l'on brise les barrières, bien davantage que dans les clubs huppés et fermés de la bonne société new-yorkaise. Cette expérience humaine et sociale, unique, a d'ailleurs attiré la curiosité de la plateforme Disney qui diffusera, début 2025, une grande série documentaire de cinq épisodes sur Figure Skating in Harlem.

Avec pour héroïnes ces gamines du quartier, formidables athlètes et divines danseuses qui, en ce soir new-yorkais, évoluent sur la glace du Riverbank Park Rink. Là où tout commence pour elles. 

Sur cette photo : Jada, 14 ans, et sa mère, Kernel Thomas, qui voit sa fille s'épanouir depuis qu'elle l'a inscrite à l'ONG Figure Skating in Harlem, en 2017.

Ce reportage a initialement été publié das le magazine Marie-Claire numéro 869, daté de février 2025.

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