"Je vais bien." Matan Angrest écrit ce message concis mais rassurant à sa mère. Puis, il l’efface. Et renvoie : "Je vais bien, prenez soin de vous."
Qu’a-t-il vu au kibboutz Nahal Oz, dans le nord-ouest du désert du Néguev, dans ce laps de temps, cet abîme qui sépare ces deux notifications ? C’est d’abord par ces bulles WhatsApp qui ont cessé d’apparaître que les Angrest ont pensé que leur fils de 21 ans avait été enlevé par le Hamas, samedi 7 octobre 2023 à l'aube.
Adi, la petite sœur de 18 ans, se souvient des jours qui ont suivi ce "shabbat noir", comme les Israéliens l’ont surnommé. Des grands-parents, des oncles, et des tas d’amis qui peuplaient le domicile familial... "Leur compagnie m’a vraiment aidée, mais pour mes frères, ce fut très difficile de voir tous ces gens autour de nous… Sauf Matan. Ils avaient la sensation d’être en pleine Shiv’ah", rembobine-t-elle douloureusement.
Car durant la Shiv’ah, la période de deuil observée dans le judaïsme, les endeuillés doivent se rassembler pour vivre ensemble dans une même maison, où les proches défilent, nombreux : leur rendre visite constitue une "mitsva", une bonne action.
Imaginer les retrouvailles
Impossible de demander à cette adolescente qui tient contre son cœur le portrait de son frère, sur lequel il est inscrit en lettres capitales Bring him home now !1, si elle craint parfois qu’il ne soit plus. Face à cet espoir dans son regard, devant l'énergie déployée par les membres du Forum des Familles d'otages et des portés-disparus malgré leur vie renversée depuis bientôt sept mois, pareille question n’existe plus.
Adi et les autres racontent leurs frères, sœur, cousin, ou grand-père au présent et dans un sourire. Elles n’envisagent que les retrouvailles. "J’imagine toujours ce moment précis où je revois ma sœur Romi. Nous pleurons. Je la prends dans mes bras et je ne peux pas la laisser partir", partage Daria Gonen, 18 ans. Son visage qui s’éclaire lorsqu’elle évoque son aînée réchauffe aussi ceux de ses sœurs de douleur, qui l’écoutent attentivement.
Hyla Kupershtein, 13 ans, esquisse alors un sourire : "Je m’imagine dire à Bar, mon grand-frère, combien il nous a manqué." Yuval Mantzur confesse, elle, son envie "d’accompagner partout" son grand-père Shlomo, l’otage le plus âgé parmi les 133 toujours détenus. 95 otages seraient encore présumés vivants, selon Israël, alors que le Hamas affirme ne pas disposer des 40 otages femmes, enfants, malades ou âgés, demandés par l'État hébreu pour conclure un cessez-le-feu.
"Il est aussi le seul du kibboutz Kissufim à avoir été kidnappé. Les terroristes ont infiltré la maison de mes grands-parents par les fenêtres, qu’ils ont cassées. Ils l’ont menotté, giflé, ont demandé à ma grand-mère les clefs de leur voiture, avec laquelle ils l’ont emmené", retrace la petite-fille d'une voix émue. Mazal, l’épouse de Shlomo depuis 60 ans, est parvenue à s’échapper et à se cacher chez une voisine.
Fortes pour leurs parents
Cinq jours plus tard, Yuval "fêtait" ses 22 ans. "À chaque anniversaire, mon grand-père m’appelait, me transmettait ses bénédictions, il chantait aussi. Pour mes 20 ans, je l’avais enregistré en train d’entonner Yom Houledet sameah2. Le 12 octobre, j’ai revu cette vidéo et ce fut très compliqué... Il a toujours veillé à ce que notre famille reste unie. Quand il est parti, elle s’est effondrée."
Et les larmes qu’elle bloquait jusqu’alors surgissent. Un long silence que son chagrin rempli, elle reprend son souffle, et puis : "J’ai vu ma mère pleurer, beaucoup pleurer. C’est dur pour moi. Je dois être là pour elle, pour mon frère, pour moi-même aussi… C’est vraiment dur."
Je danse pour Romi qui aime tant ça, tous les dimanches, sur la place des Otages. Dans ces moments-là, je me sens libre et particulièrement connectée à elle.
Adi éprouve cette même détresse face au supplice de ses parents, ressent ce même devoir de tenir pour eux, plus qu’eux, malgré son jeune âge et sa douleur de petite sœur dans l’attente. "N’oublie pas qu’il y a deux autres frères", lui glisse un jour son père. Avant d’ajouter : "Si tu n’es pas forte, je ne sais pas comment je pourrais l’être."
"Je regarde tout le temps mon père, et je le vois brisé, parce que sa fille est entre les mains de terroristes qui peuvent faire ce qu’ils veulent d’elle", enchaîne Daria, seule interviewée dont la personne captive de sa famille est une femme. Effrayée à l’idée que sa sœur subisse des sévices sexuels, l’Israélienne souligne que les hommes détenus peuvent également être victimes de telles violences.
Fin mars, le New York Times publiait le témoignage d’Amit Soussana, avocate de 40 ans et première ex-otage à s’exprimer sur les agressions sexuelles subies sous la menace d'une arme.
Daria s’interdit d’y penser. Elle compose comme elle peut avec l’absence et les points d’interrogation depuis l’enlèvement de sa sœur blessée par balle lors du festival de musique Nova3. Et a trouvé ce qui l’apaise, sa thérapie : "Je danse pour Romi qui aime tant ça, tous les dimanches, sur la place des Otages4, à Tel Aviv. Je ressens de bonnes ondes. Dans ces moments-là, je me sens libre et particulièrement connectée à elle."
Parler au quotidien au proche captif
We will dance again5 a d’ailleurs gravé sur sa peau Mia Schem, qui avait été capturée lors de cette même rave party. Cette promesse de résilience est devenue la devise d'une jeunesse israélienne, qui la diffuse sur ses réseaux sociaux, la porte autour du cou, l'arbore sur un sweatshirt, ou, comme cette ex-otage franco-israélienne, se la fait tatouer.
Pour danser de nouveau, Daria se connecte aussi à la playlist Spotify de sa grande sœur, dans laquelle le rappeur Mac Miller côtoie la machine à tubes israéliens Eden Ben Zaken. "J’imagine toujours son sourire en écoutant ces chansons qu’elle adore et qu’on écoutait pendant nos trajets en voiture, lorsque je la conduisais chez ses amis, ou l'inverse."
La mémoire des smartphones et de leurs applications permet de maintenir le lien. Adi a régulièrement envoyé des messages sur sa conversation WhatsApp avec son grand-frère - première de sa liste, puisqu’épinglée -, pour lui raconter son quotidien. Sauf qu'au bout de 120 jours d’inactivité d’un compte, la messagerie verte le supprime automatiquement. Le choc pour Adi, quand l’écran noir a remplacé la photo de profil de Matan. Mais il veille toujours depuis son fond d’écran.
Je tiens un journal à remettre à mon grand-père quand il reviendra, pour être sûre qu’il ne rate rien.
Comme elle, Yuval, suivie par un psychologue, s’adresse directement à l’être qui manque : "Je tiens un journal à remettre à mon grand-père quand il reviendra, pour être sûre qu’il ne rate rien."
Démarche similaire du côté de Hyla, petite sœur de Bar Kupershtein, tandis que Shalev Zafrani, la cousine de cet agent de sécurité du festival, identifié par sa famille dans une vidéo publiée par le Hamas dans laquelle il apparaît ligoté et allongé au sol, lui écrit des chansons dans ses notes d’iPhone. "J’exprime ainsi ce que je ressens. Je n’aime pas en parler autrement. Dans mes textes, j’imagine ce qu’il pense et ce qu’il endure d’où il est. J’écris de son point de vue", explique la jeune femme, qui murmure quelques paroles : "C’est un cauchemar, chaque jour. Je prie pour ne pas rester ici cinq ans comme Gilad Shalit6".
Sœurs d'épreuve
Parler au proche captif leur fait du bien. Parler de lui aux autres se révèle plus complexe, et pourtant nécessaire dans leur lutte, à leur échelle.
Avec sa fratrie ou ses cousins, chacune a créé et anime une page dédiée sur les réseaux sociaux : Bring Shlomo Home par des membres de la famille de Yuval, Bring Matan Home Now, pour Adi et les siens...7
"C’est très douloureux, mais nous devons sensibiliser, faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que le monde sache et les ramener à la maison", se répète la première, bien qu'elle s’"effondre parfois devant les vidéos publiées". "Je m’implique pour qu’il ne soit pas oublié, mais j’essaie de laisser mes sentiments de côté", confie la seconde, avec une retenue et une gravité si éloignées de ses 18 ans.
Les jeunes femmes ne s’attardent pas sur la virulence de certains internautes sur ces plateformes, où la haine redouble depuis les attaques du 7 octobre et la guerre subséquente à Gaza. De la même façon, elles ne s'arrêtent pas devant le nombre d'affiches déchirées, ici et là dans le monde, mais retiennent toutes celles collées. "Ça nous réchauffe le cœur de nous dire qu'avec elles, le monde sait, résume Yuval. Au début, ça me faisait mal de voir mon grand-père sur tous ces posters... Maintenant, quand je le croise, je lui envoie un bisou."
Avec les autres familles d’otages, je me sens à l’aise de sourire, de rire, de faire ce que je veux sans jugement, puisqu’elles savent.
S’engager activement sur les réseaux sociaux, alerter dans l'espace public, répondre à la presse, témoigner lors de conférences… Autant de responsabilités qui expliquent leur sentiment d’avoir "grandi brutalement". Sans compter l’événement traumatisant en soi, extincteur de toute trace d’innocence.
Daria évoque ce décalage avec ses amis, "qui ne savent pas ce que les familles d’otages traversent". D’un "ken" ("oui", en hébreu) ou d’un "yes", les filles acquiescent. Cette phrase et ses suivantes : "Heureusement, avec les autres familles d’otages, je me sens à l’aise de sourire, de rire, de faire ce que je veux sans jugement, puisqu’elles savent. On parle de tout, pas seulement de nos proches en captivité. Ensemble, on se sent en sécurité. Nous sommes une seule et même famille désormais."
Lorsque plusieurs groupes d’otages ont été libérés, elles furent "heureuses pour les proches concernés", même si elles demeurent sans nouvelle des leurs. "Et je serai tout aussi excitée lorsque j'apprendrai que Shlomo, Matan et Bar sont de retour. Comme une famille", appuie la sœur de Romi. "Je veux que Daria me téléphone bientôt pour m'annoncer que Romi est libérée", lance la cousine de Bar, tandis que Yuval assure que les premières vagues de libération sans son grand-père ne l'ont pas rendue triste, mais "au contraire, [l']ont aidée à imaginer ce moment où il reviendra." "Quand il sera près de moi, je ferai encore partie de cette nouvelle famille. Je me continuerai de me préoccuper du sort de chacun des otages comme si c'était mon grand-père. Jusqu'au dernier libéré."
1. "Ramenez-le à la maison maintenant !" Slogan du Forum des Familles d'otages et des portés-disparus, entre autres.
2. Joyeux anniversaire, en hébreu.
3. Le 7 octobre à 10h58, la mère de Romi entend la voix de sa fille pour la dernière fois. "Ils m'ont tiré dessus, maman, je saigne. Tout le monde saigne dans la voiture." Voiture qui sera retrouvée vide plus tard. Le téléphone de Romi a été localisé à Gaza.
4. La place du musée de Tel Aviv a été surnommée ainsi, où les familles se réunissent, organisent des événements, et où les Israéliens se rendent pour leur exprimer leur solidarité.
5. Nous danserons encore, en français. We will dance again est aussi le titre d'un documentaire de Yariv Mozer sur les massacres du 7 octobre 2023 au festival Nova, dont la date de sortie est pour l'heure inconnue.
6. Soldat de l’armée israélienne et citoyen franco-israélien, Gilad Shalit a été capturé par un commando de Palestiniens à Kerem Shalom le , et libéré le
7. Bring Shlomo Home, Bring Matan Home Now, Bring Romi Home, Bring Bar Home.
Merci à Sharon, traductrice hébreu-anglais.