"Vos poils, vos choix, nos produits". Ceci n’est pas un slogan repéré dans une manifestation féministe, mais bien la tagline de Veet. Il est loin le temps où la célèbre marque de l’industriel Reckitt reprenait les codes du film d’action dans ses publicités : on y voyait une espionne devant impérativement avoir les jambes impeccables en un temps record pour remplir sa mission. Aujourd’hui et depuis quelques années, Veet n’hésite pas à reprendre des messages pro-choix pour ses produits de rasage et d’épilation.
Elle n’est pas la seule. Chez Venus de Gillette (du géant Procter & Gamble), on surfe sur la même idée en allant même un peu plus loin : "Que vous choisissiez de vous raser, de tailler vos poils ou de les garder, les produits Venus sont conçus en fonction de votre corps et de ses poils." Aurait-on imaginé il y a encore quelques années qu’une marque de rasoir nous inviterait à garder nos poils ?
On revient de loin : pendant longtemps, il était commun de montrer un rasoir remonter sur des jambes… déjà complètement glabres. Cette invisibilisation du poil dans l’espace public et médiatique n’est d’ailleurs pas sans conséquences : les jeunes filles sont longtemps arrivées à l’âge de la puberté conscientes que l’épilation allait être une obligation sociale à laquelle il allait falloir se plier.
Quelle adolescente n’a pas reçu de remarques sur ses poils, de la part d’un membre de sa famille ou dans la cour de récréation ? Pendant ce temps, les garçons ont pu grandir l’esprit tranquille et confortés dans l’idée que les corps de leurs congénères devaient être – naturellement ou artificiellement – sans poils, ignorant ainsi le coût de temps et d’argent que cela représente et surtout la contrainte sexiste qui pèse sur elles.
"L’idée est de nous faire croire que c’est nous qui décidons"
Les publicités des années 90 et 2000 mettaient l’accent sur la beauté du corps lisse ou encore la dimension pratique de l’épilation à domicile. Elles utilisaient la comédie pour faire passer l’obligation de retirer ses poils, notamment face au regard masculin pour qui la norme, si l’on veut être séduisante, signifie forcément être épilée. Le poil était alors honteux et il était admis qu’on pouvait s’en moquer et tourner en ridicule les femmes poilues.
Tout comme montrer un liquide rouge semblable à du sang pour vendre des serviettes hygiéniques est récent, il a fallu attendre 2018 pour qu’une marque de rasoirs ose montrer la beauté de corps avec leurs poils en gros plan : sous les bras, sur les jambes, mais aussi sur le visage ou sur le ventre. C’est la marque étatsunienne Billie qui a été précurseuse avec son Project Body Hair.
Fin des années 2010, les injonctions et la culpabilisation ont été reléguées aux oubliettes. On ne s’épile plus pour des raisons d’hygiène (qui ne reposent sur aucune base scientifique) ou en fonction de normes de beauté (résultant d’une culture du glabre instaurée depuis des siècles), puisqu’on s’épile avant tout pour soi, dans le cadre d’une routine qui valorise l’esthétique, mais aussi le bien-être.
C’est ce que confirme la journaliste Jennifer Padjemi : "On assiste à une récupération de l’idée de se faire belle pour soi, explique l’autrice de l’essai Selfie. Comment le capitalisme contrôle nos corps (Éd. Stock). Ça peut être vrai à titre individuel, mais ce n’est jamais vrai quand c’est une marque qui l’annonce. Quel que soit le type d’injonction, l’idée est de nous faire croire que c’est nous qui décidons. La culture du régime a été la plus imprégnée par ces discours pro-choix ou émancipateurs : on a changé les noms, on ne dit plus 'régime', mais 'détox' ou 'rééquilibrage alimentaire'. On ne parle plus non plus de produits 'contre les rides' ou 'pour réduire les rides', mais de 'slow aging'".
Désormais, les marques donnent l’illusion d’un choix personnel et se placent en "accompagnatrices" de nos gestes pour maigrir, paraître plus jeune. Et s’épiler.
Épilation pour toutes… et tous ?
Plus récente, car lancée en 2020 par Procter & Gamble, la marque Jolly se fait remarquer par son packaging épuré aux couleurs franches, mais aussi par son message taillé pour la Gen Z : "Pour tous.tes ceux.lles qui choisissent de s'épiler". Au "choix" de s’épiler ou non, s’ajoute un point médian pour marquer une volonté d’englober toutes les identités de genre.
L’épilation est maintenant inclusive, façon de la désencombrer de sa mauvaise image patriarcale. "Les marques s'imprègnent des messages contemporains, analyse Jennifer Padjemi, elles intègrent les discours féministes, anti-racistes, anti-capitalistes. Même si c’est une stratégie opportuniste, il y a quand même l’idée d’accompagner un changement."
Mais même en adressant l’épilation à tous et toutes, hommes et femmes ne sont pas encore égaux face à la pression à s’épiler. "Le malaise suscité par la vue de poils sous les aisselles est quatre fois plus important pour des aisselles féminines (57%) que masculines (15%). De même, des jambes poilues chez une femme 'dérangent' plus (57%) qu’un dos poilu chez un homme (36%)", démontre un sondage Ifop pour Charles réalisé en 2021.
C’est palpable dans le milieu professionnel : 60 % des personnes interrogées affirment qu’afficher ses aisselles ou ses jambes non épilées sur son lieu de travail n’est pas approprié pour une femme. Et cela se vérifie aussi dans les relations intimes : près d’une femme sur trois entre 18 et 50 ans a déjà été sommée de s’épiler totalement le pubis par son partenaire sexuel et un homme sur quatre a déjà demandé à son ou sa partenaire de s’épiler intégralement.
Des marques dans l’air du temps
Petit-à-petit, l’injonction à s’épiler n’est plus aussi acceptée, notamment depuis les confinements. Longtemps taboue, la parole autour du poil se libère. Sur Instagram, la créatrice de contenus Laurane Rose parle ouvertement de pilosité féminine, de son propre monosourcil, de son rapport à l’épilation, elle répond aux questions de ses followers, rassure et dispense des conseils et des recommandations. Dans son livre Les Poils de la colère (Éd. Lapin), l’autrice de BD Vicdoux interroge les injonctions à l’épilation et invite à "rééduquer" son regard : "Est-on vraiment libre de clamer 'j'aime' ou 'je n'aime pas mes poils' lorsque depuis toutes petites nous entendons que les poils des femmes sont moches ?"
Les marques restent toutefois poreuses aux évolutions dans un sens comme dans un autre, met en garde Jennifer Padjemi. Aujourd’hui, le féminisme a le vent en poupe, qu’en sera-t-il dans cinq ans, dix ans ? "On n’est pas à l’abri d’un retour de bâton, les marques peuvent aussi prendre le contrepied et repartir en arrière en nous disant qu’il faut absolument s’épiler pour plaire à son partenaire." Reste que la visibilité des poils prend de l’ampleur (notamment quand des personnalités publiques féminines les montrent et les assument), et avec elle, une progressive remise en cause de la stigmatisation de celles qui les gardent.