Elle a perdu quatre kilos, plusieurs centimètres de tour de mollet et de cuisse, seulement trois nuits qu'elle dort plus de deux heures* sans être réveillée par le stress d'une voile mal réglée, mais c'est en pleine forme que Clarisse Crémer nous accueille au 86 Champs (8e arrondissement, Paris), QG de son sponsor L'Occitane en Provence.
Après "quatre années mouvementées", entre son premier tour du monde en solitaire — en 2020 —, sa nouvelle maternité (la skipper a donné naissance à une petite Mathilda, en 2022) et avoir été abandonnée par son ancienne écurie - La Banque Populaire - à son retour en mer, c'est une Clarisse Crémer apaisée qui nous fait face.
Celle qui s'est classée 11e, a bouclé son ascension de l'Everest des mers en seulement 77 jours, 15 heures et 34 minutes. À 4h36 ce lundi 27 janvier 2025, la championne a franchi une ligne d'arrivée exceptionnelle à La Rochelle, les conditions météorologiques difficiles (dues à la tempête Herminia) ne lui ayant pas permis de rallier directement le chenal des Sables d’Olonne.
Un final mouvementé, à l'image d'une course qui n'a pas été de tout repos, mais que la sportive raconte avec une grande fierté.
Entre coups durs et moments précieux
Marie Claire : Dans quel état d'esprit êtes-vous, quelques jours seulement après votre retour sur terre ?
Clarisse Crémer : "C'est toujours étrange. Il faut se réhabituer à ne plus être seule avec ses propres pensées, à marcher des distances, à dormir dans un lit presque trop confortable (rires)... Je n'ai pas de rééducation spécifique, mais je sais que je ne serai pas complètement remise avant avril/mai. On est quand même un peu déformé par ces aventures-là.
Pour l'instant, je suis dans cette période d'ambivalence. Il me reste encore les sensations, quelques réflexes. Mais ce lâcher prise, c'est plus que réjouissant. On a un peu l'impression d'être une proie en pleine forêt avec des prédateurs partout en mer, donc ne plus avoir à sur-analyser tout son environnement, c'est plaisant. Sans compter les retrouvailles avec la nourriture !
Je ne serai pas complètement remise avant avril/mai.
Mais je ne peux pas cacher que je suis super heureuse d'y retourner samedi, de pouvoir être à nouveau sur mon bateau — elle fera son entrée (symbolique) dans le chenal des Sables-d'Olonne, ce 1er février, à 15h30, ndlr —. Ça m'aide, ces jours-ci, de savoir que je le retrouve samedi.
Revenons un peu sur la course. Au troisième jour, vous perdez l'une de vos voiles, comment avez-vous gardé le cap, sans vous décourager ?
J'avoue que pendant trois jours, ça a été assez pénalisant, mais j'ai réussi à m'en sortir. Et un peu après, au retour sur l'Atlantique, ça m'a bien embêtée aussi. Et le fait de perdre beaucoup de ses jokers au troisième jour (elle a également perdu les systèmes connexes à cette voile, ndlr), ça fait peur.
Pour autant, on ne se pose jamais la question d'abandonner. Parfois, il faut éteindre son cerveau et mettre un pied devant l'autre. Mon co-skipper, Alan (Roberts, ndlr) me répète souvent cette phrase de Churchill : 'When you are going through hell, keep going' (même si tu traverses l'enfer, continues d'avancer). C'est un peu ça en bateau. Parce que c'est quelque chose que j'ai choisi, pour lequel je me suis battue. Alors oui, on se dit de temps en temps : 'Mais qu'est-ce que je suis allée foutre dans cette galère ?', mais ça passe vite.
Le plus important, c'est de faire le deuil de la situation d'avant assez rapidement. Sinon, ça affecte ta performance et tes chances d'arriver au bout.
Il y a quand même eu de jolis moments durant ces trois mois sur l'eau. Racontez-nous le plus cher à votre cœur.
Je pense que mon passage du Cap Horn restera gravé. Avec des bateaux comme les nôtres, c'est toujours intense, on a peu de moments de répit, on va souvent vite, même quand il n'y a pas beaucoup de vent, ça bouge... Le Cap m'a apporté une douce accalmie. C'était une journée magnifique.
Il y avait une houle un peu longue, mais assez plate, du soleil (ce que je n'avais pas vu depuis un mois et demi, parce que dans les mers du Sud, il fait souvent gris). Beaucoup de dauphins et d'albatros sont sortis. J'en ai pris plein les yeux et c'était presque reposant. Et il faut apprécier ces moments de joie, simples, parce que je pouvais ne pas en avoir pendant dix jours.
Une frayeur vous a-t-elle particulièrement marquée ?
Oui, j'ai eu un blackout électronique : mon bateau s'est tout simplement éteint. On a énormément d'électronique à bord. On est très tributaires de tous ces systèmes-là pour le pilote automatique, pour les communications avec l'extérieur, pour toutes les informations sur le vent... Et tout d'un coup : plus rien.
Il n'y a plus personne pour tenir la barre. Il n'y a plus de moyen de communiquer avec l'extérieur. Ça ne m'était jamais arrivée sur un bateau de cette taille. Heureusement, j'ai eu des bons réflexes et j'ai réussi à redémarrer la batterie. Mais ce sont de gros moments de solitude.
On est parfois un peu trop orgueilleux, tellement compet', sur des machines de guerre, bijoux de technologie, qu'on oublie qu'on est au milieu de nulle part. Et se retrouver seule, sur une coque qui flotte sans électronique, sans communication au milieu de l'Atlantique, c'est violent.
Mais ce sont des coups de stress que j'ai beaucoup mieux géré sur cette seconde édition et j'en suis fière.
Une édition 2024 synonyme de fierté
Justement, l'année dernière, vous nous racontiez l'arrivée du Vendée Globe 2020 comme un "soulagement", quel qualificatif choisissez-vous pour l'édition 2024 ?
C'est vrai que j'ai beaucoup moins cette sensation de soulagement, bien que ce soit normal, parce que c'était mon premier Vendée Globe. J'avais eu assez peu de préparation et j'avais beaucoup moins de bagage mental et émotionnel. En 2020, j'avais un vrai stress, là, j'ai eu beaucoup plus l'impression de contrôler ce que j'étais en train de faire.
Pourtant, cette année, la dernière semaine a été rude. Gérer une tempête, toute seule, la dernière nuit, c'est éreintant. Mais là, c'est plus une sensation d'accomplissement et même de guérison.
J'ai vraiment vécu quatre années compliquées avant ce Vendée Globe. C'est très gratifiant, en tant qu'être humain, de se dire que je ne me suis pas trompée, que j'ai eu raison de me battre pour ça et d'être allée jusqu'au bout. C'est une sensation que j'ai eue dès le début de la course et ça m'a portée tout du long. Je n'osais pas le dire lors de la première édition, mais je suis particulièrement fière de moi.
C'était aussi votre premier Vendée Globe en tant que maman. Votre maternité a-t-elle changé votre rapport à cette course mythique ?
En tant que maman, je trouve que c'est encore plus prégnant, parce qu'il y a une partie de moi qui est juste un marin bourru, passionné et une autre qui est une maman qui veut rester collée à sa fille. Je suis vraiment coincée entre les deux. Si on me proposait de repartir pour une semaine, là, j'irais si je n'étais pas maman (rires).
Sur l'eau, évidemment, j'avais cette appréhension de parent : et s'il lui arrivait quelque chose pendant la course ? J'étais à une semaine des côtes les plus proches... Mais on n'y peut rien.
Et puis, les émotions des retrouvailles sont décuplées. C'était très fort de la serrer à nouveau dans mes bras et pour l'instant, elle ne semble pas m'en vouloir (rires). Quand je pars par contre, elle vérifie juste bien que je ne m'absente pas trop longtemps. Elle me répète 'pas bateau maman, pas bateau'".
* La championne nous a confié que des prélèvements urinaires et salivaires ont été effectués auprès des skippers de la course, dans un but d'étudier les pertes neuronales liées au manque de sommeil prolongé.