Une danse, un choix de vêtement, un regard, même un sourire. Chaque geste des compagnes des YouTubeurs ou de streamers - d'influenceurs masculins qui fédère une communauté - est épié par de nombreux internautes.

Elsa Bois, danseuse du programme Danse avec les stars - dont la nouvelle saison est actuellement diffusée sur TF1 - et ancienne petite-amie du Youtubeur et streamer Michou, a subi plusieurs vagues de cyberharcèlement sexiste. Alors que le couple a annoncé sa séparation lundi 17 février 2025 sur Instagram, la jeune femme se retrouve - une nouvelle fois - critiquée et injuriée sur la Toile.

Chloé Gervais, compagne de Squeezie, ou encore la plus célèbre des créatrices françaises de contenus Léna Mahfouf, en couple avec Seb la Frite, subissent également des critiques aussi incessantes que violentes.

La première aurait d'ailleurs porté plainte contre X pour des faits de "harcèlement d’une personne au moyen d’un service de communication au public en ligne", a indiqué le parquet de Paris au Parisien, vendredi 21 mars. Chloé Gervais, 26 ans, fait "l’objet de dénigrement par le pseudo KobzDetaille en ligne, ce qui a pour effet d’entraîner une vague de haine et de harcèlement sur les réseaux sociaux", alerte le parquet, ajoutant avoir la brigade de répression de la délinquance aux personnes (BRDP) le 20 janvier dernier.

Pour Léna Situations, les exemples de vagues de cyberharcèlement qui la cible ne manquent hélas pas. Récemment, une danse effectuée lors d’une soirée de sa marque – l’Hôtel Mahfouf -  a suscité de virulentes réactions, certains internautes jugeant son comportement "inapproprié" et "irrespectueux" envers son compagnon. Une autre fois, elle fut vilipendée pour avoir suivi une tendance TikTok avec M. Pokora, en dansant. Même déferlement autour d'Elsa Bois dès lors que celle-ci danse avec un autre partenaire que Michou sur le parquet de DALS - son métier -. Des remarques jugeantes, des soupçons de cachoteries ou tromperies, des injures sexistes, et souvent, aussi, des mots d'encouragements et de "solidarité", des "force" et des "courage", adressés à l'influenceur en couple avec l'une d'elle. 

Une énième fois, Léna Mahfouf reçut une pluie d'insultes parce qu'elle n'a pas honoré son invitation à la cérémonie du Ballon d'Or et y emmener son copain. Quant à Chloé Gervais, elle a été prise à partie après avoir évoqué un celebrity crush dans son podcast Hot Girls Only. Et alors : avalanche de commentaires accusateurs sur ses agissements prétendument "irrespectueux" envers Squeezie, dixit de nombreux commentaires.

Léna situation : « seb chéri c’est juste une soirée chill entre pote t’as pas à t’en faire ??????»

Léna pendant la soirée chill : https://t.co/Qhlo1Ce1bz

Symptôme d'une adhésion des jeunes internautes aux discours masculinistes

Pourquoi la moindre action de ces femmes est-elle perçue comme un "problème" par une partie des internautes ? Le phénomène semble s'inscrire dans une contexte plus large : celui de la montée de l'idéologique masculiniste - notamment chez les plus jeunes - qui prône un retour à des rôles de genre traditionnels et voit d’un mauvais œil toutes celles qui revendiqueraient leur indépendance.

Le dernier rapport annuel du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes (HCE) pointait une progression de l'adhésion aux discours masculinistes chez les jeunes générations. En 2023, 29 % des hommes âgés de 25 à 34 ans estimaient que "les hommes sont plus performants dans les carrières scientifiques", tandis que 28% pensaient que "les hommes sont davantage faits pour être patrons".

Cette normalisation des stéréotypes de genre favorise une perception biaisée des relations hétérosexuelles, où une femme en couple avec un homme célèbre devrait se montrer "discrète", selon la communauté de ce dernier. Éclairage de Laure Salmona, cofondatrice de l’association Féministes contre le cyberharcèlement, à l'origine entre autres de #TwitterAgainstWomen, et co-autrice de Politiser les cyberviolences (2023, éd Le Cavalier Bleu).

Marie Claire : Léna Situations, Chloé Gervais, Elsa Bois... Toute ont subies des vagues de cyberharcèlement, notamment de la part des communautés de leurs compagnons. Comment caractériserez-vous ce phénomène que l'on observe ?

Laure Salmona : Aujourd'hui, nous parlons de plus en plus de "tech-facilitated violence", de violences facilitées par la technologie. Le sexisme, en particulier, est amplifié par ces outils numériques qui permettent d'organiser des raids de cyberharcèlement ou de donner une visibilité accrue à des commentaires sexistes et malveillants. Le fonctionnement-même des plateformes et leurs algorithmes ont tendance à mettre en avant les contenus les plus toxiques, polémiques et clivants.

Bien qu’elles soient souvent elles-mêmes des personnalités influentes ou des célébrités, elles sont fréquemment réduites à leur rôle de "compagne".

Je ne crois pas qu'il s'agisse un sexisme nouveau, mais plutôt un sexisme qui existe depuis longtemps et qui est aujourd'hui rendu plus visible, voire amplifié, par les dynamiques des plateformes numériques et des communautés en ligne. Ces espaces donnent en effet une influence augmentée à ceux qui pratiquent le cyberharcèlement. Ainsi, ces comportements sont perpétués par d'autres, exacerbés. 

Il ne faut pas non plus oublier qu’Internet a offert une voix à des groupes marginalisés, qui n'avaient pas toujours la possibilité de s'exprimer dans les médias traditionnels. Il a aussi permis à des communautés porteuses d'idéologies sexistes, racistes et profondément inégalitaires de s'organiser et de se renforcer.

"Boys club" d'un nouveau genre, sentiment de proximité avec le YouTubeur

Pourquoi les femmes en couple avec des créateurs de contenu sont-elles précisément ciblées ?

Les compagnes d'hommes politiques font, elles aussi, souvent l'objet d'une surveillance constante de la part des médias et de l'opinion publique, tandis que les compagnons de femmes politiques, eux, sont généralement épargnés.

Cette différence de traitement révèle une vision profondément misogyne et sexiste, qui se traduit par un contrôle médiatique, social et communautaire exercé sur ces femmes. Bien qu’elles soient souvent elles-mêmes des personnalités influentes ou des célébrités, elles sont fréquemment réduites à leur rôle de "compagne", comme si leur identité et leurs accomplissements propres étaient effacés au profit de cette fonction.

Qu'est-ce qui pousse ces communauté à harceler la compagne et à répéter qu'ils envoient de la "force" au YouTubeur en couple ? Peut-on parler d'une forme de "boys club" ?

On peut effectivement parler de "boys club", c'est-à-dire, d'un effet de groupe, voire de meute, qui fonctionne presque comme un rite de passage, pour s'affirmer en tant que membres du groupe et en tant qu'individus. Ces communautés désignent des "boucs émissaires" à harceler en ligne. Ainsi, une certaine construction de la masculinité se forge autour de ces pratiques de cyberharcèlement, malheureusement encouragées par ces dynamiques collectives.

D’autre part, Internet facilite une proximité inédite. Il est possible de tout commenter, d'envoyer des messages privés à des personnalités. Cette proximité brouille les frontières et donne à ces communautés l'impression qu'elles ont le droit de donner leur avis sur tout, y compris sur le comportement des femmes.

Il ne faut pas cependant pas perdre de vue que ce phénomène est rendu possible par la déshumanisation qu'engendrent les idéologies sexistes.

C'est cette adhésion à des croyances profondément inégalitaires qui permet et légitime ces comportements toxiques, en réduisant les victimes à des objets plutôt qu'à des individus dignes de respect. 

Le cyberharcèlement, nouveau mode d'action privilégié des masculinistes

Selon le dernier rapport de l’HCE, 45% des hommes de moins de 35 ans jugent qu'il est difficile d'être un homme. Peut-on faire un lien entre la montée du masculinisme et les cyberviolences qui visent ces femmes ? 

Je dirais qu’il existe une relation dialectique, un aller-retour constant, entre les technologies numériques et la montée des idéologies masculinistes. Plusieurs études, notamment ce rapport du Haut Conseil à l’Égalité (HCE), mettent en lumière une polarisation croissante entre les opinions des hommes et des femmes. Cette divergence est accentuée par les systèmes algorithmiques des plateformes numériques, qui exposent rapidement les jeunes hommes à des contenus véhiculant des stéréotypes sexistes. Cette exposition répétée renforce et amplifie leur adhésion à ces idéologies. 

Le cyberharcèlement est devenu un mode d’action privilégié des masculinistes dans l’espace numérique. Il s’agit d’un terrain où se joue une véritable bataille idéologique. Les personnes qui remettent en cause les structures patriarcales par leur simple existence ou leur présence en ligne, sont souvent la cible de campagnes de cyberharcèlement. C’est particulièrement le cas pour les jeunes femmes compagnes d’influenceurs, qui, par leur visibilité numérique, dérangent et suscitent des réactions violentes. Le cyberharcèlement devient un outil pour les contrôler, les intimider et les réduire au silence. 

Dans une vidéo (...), Léna Situations confiait redouter d’être agressée, voire tuée, dans la rue en raison du harcèlement en ligne qu’elle subit.

Quelles conséquences pour ces victimes ? Et quelles solutions ?

Les conséquences du cyberharcèlement sont lourdes, en particulier sur la santé mentale. Un tiers des victimes développent des symptômes caractéristiques du stress post-traumatique. Une enquête menée par l’association Féministes contre le cyber-harcèlement [qu'elle a cofondé, ndlr] révèle qu’une victime sur sept de cyberviolence a tenté de se suicider.

Le cas de Léna Situations illustre bien cette réalité. Dans une vidéo intitulée Les chiens aboient, la caravane passe, elle confiait redouter d’être agressée, voire tuée, dans la rue en raison du harcèlement en ligne qu’elle subit. Ce phénomène ne se limite pas au numérique : dans 72% des cas, les cyberviolences ont un impact sur la vie réelle, et une victime sur cinq subit ensuite des agressions physiques ou sexuelles.

Le principal problème est l'absence de dispositifs réellement efficaces pour accompagner les victimes. Des ressources existent pour faciliter les dépôts de plainte via le ministère de l’Intérieur, mais elles restent largement insuffisantes. L’accès aux informations et aux recours légaux demeure flou pour beaucoup. Pour combler ce vide, notre association a mis en ligne un guide intitulé Que faire en cas de cyber-harcèlement ou de cyber-violence ?, qui centralise des conseils et des outils pour les victimes. 

Sur le plan judiciaire, les obstacles sont nombreux. Les procédures sont longues, fastidieuses. Dans l’affaire Ulcia, par exemple, il a fallu quatre ans avant qu’un jugement ne soit rendu. Les condamnations restent rares, malgré l’ampleur du phénomène. Moins de 50% des plaintes aboutissent à des poursuites judiciaires et 67 % des victimes rencontrent des difficultés lorsqu’elles tentent de porter plainte, se heurtant à un refus de la part des forces de l’ordre. Ce qui est pourtant illégal.

Par ailleurs, les influenceurs - qui ont un pouvoir considérable sur leurs communautés - pourraient avoir des prises de paroles avec un impact significatif pour contribuer à faire évoluer les mentalités. Seulement, leurs inactions équivaut, d’une certaine manière, à encourager implicitement leurs communautés à perpétuer ces comportements.