[Édit, jeudi 5 septembre 2024 : Ces témoignages et ce décryptage ont initialement été publiés sur marieclaire.fr le 16 décembre 2023. Dans le cadre de cette affaire hors norme dont témoigne Caroline Darian dans cet article, le procès de 51 hommes, dont Dominique Pélicot, s'est ouvert le lundi 2 septembre 2024, au palais de justice d'Avignon. Il devrait durer quatre mois.]

Découvrir, la quarantaine passée, qu'elle ne connaît pas l’homme qui l’a élevée. Pas plus que sa mère ne connaît celui avec qui elle a eu trois enfants et traversé un demi-siècle de vie commune.

Quand Caroline Darian rembobine jusqu'à l'automne 2020, ce jour de novembre où "le masque social" de son père, Dominique Pélicot, s’est déchiré, laissant surgir le visage du "prédateur sexuel mis en examen pour des faits d’une ampleur qui dépassent la fiction", elle évoque "une chute libre", "un véritable tsunami" et "une perte de repère". "Un effondrement", répète-t-elle aussi. "Je ne peux pas le dire autrement..." Quelle image suffisamment brutale collerait à ce choc émotionnel ? Comment formuler et, déjà, réaliser, cet impensé ? "On parle de ma mère qui a vécu plus de 80 viols, orchestrés par son propre mari qui la droguait à son insu. Comment avons-nous pu ne pas voir, ne pas comprendre, qui il était véritablement ?" Obsédante question sans réponse.

L'affaire qui a révélé le fléau

"L'envers du décor" sera révélé à Caroline Darian, sa mère Gisèle et ses frères, par des enquêteurs au bout du fil, un mois et demi après que Dominique Pélicot, soit surpris par les caméras de surveillance d'un supermarché de Carpentras (Vaucluse), en train de filmer sous les jupes de trois femmes. Averties par la sécurité du magasin, les clientes ont déposé plainte. "Heureusement", lâche Caroline Darian. 

Placé en garde à vue, l'homme se voit saisir ses effets personnels, dont son smartphone, son ordinateur et ses disques durs. Ainsi, les policiers découvrent "des images d'horreur d'une femme d'une soixantaine d'années, totalement inerte, qui se fait abuser par différents hommes" de tous âges, recrutés par Dominique Pélicot sur un site de rencontre. 51 d'entre eux ont été arrêtés et portent actuellement, dans l'attente du procès, un bracelet électronique. 32 autres figurent dans la liste établie au cours de l'enquête. Et l'interviewée de soupirer : "Mais comme ils ne sont pas clairement identifiables sur les photographies et vidéos, ils continuent leur vie normalement."

À cet instant - celui de l'appel de la police -, Gisèle Pélicot comprend ce qu'elle a subi "durant plus de dix ans".

Maladies cardiovasculaires, cancer du cerveau, Alzheimer précoce... Avec ses enfants, inquiets comme elle par ses troubles de la mémoire, elle avait songé à tout. Elle avait d'ailleurs passé une batterie d'examens et interrogé de nombreux médecins dans l'incompréhension. Toujours en présence de son époux, qui "s'arrangeait pour être là et dédramatiser", repense leur fille. À tout, sauf à la soumission chimique, que l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) définit comme "l'administration à des fins criminelles (viols, actes de pédophilie) ou délictuelles (violences volontaires, vols) de substances psychoactives (SPA) à l’insu de la victime ou sous la menace". Un phénomène à ne pas confondre avec la vulnérabilité chimique, "qui désigne l’état de fragilité d’une personne induit par la consommation volontaire de SPA la rendant plus vulnérable à un acte délictuel ou criminel".

L'une des photographies a été prise à mon domicile, mon refuge, dans ma propre chambre à coucher. Je n’aurais jamais pu imaginer que cela m'arrive. - Caroline Darian

Parmi les milliers de documents retrouvés : deux photographies de Caroline Darian, "complètement amorphe, à moitié dénudée, dans des postures plus que suggestives, similaires à celles dans lesquelles se trouvent [sa] mère dans un tas d'autres clichés". Cette cadre d'une entreprise du CAC 40 n'a aucun souvenir de ces moments ainsi immortalisés, qui auraient été "par la suite diffusés et commentés sur Internet". Le plus troublant pour la quadragénaire : "l'une des photos a été prise à mon domicile, mon refuge, dans ma propre chambre à coucher. Je ne me fais aucune illusion sur ce qui est arrivé pour que ces images existent aujourd’hui. Mais je n’aurais jamais pu imaginer que cela m'arrive, encore moins dans ce lieu censé être sanctuarisé."

Très vite, pour dépasser ce choc, le mettre à distance, elle se met à écrire. Son témoignage, Et j'ai cessé de t'appeler Papa (JC Lattès), devient celui d'une lanceuse d'alerte. Avec ce texte, puis la création de l'association #MendorsPas : Stop à la soumission chimique, Caroline Darian s'empare de ce fait de société invisibilisé et pétri d'idées reçues.

Une violence commise dans la sphère privée, loin des préjugés

La première d'entre elles, qu'elle combat : un violeur qui drogue sa cible n'existerait que dans les milieux festifs. Un préjugé qui va de pair avec celui selon lequel un violeur serait à coup sûr un inconnu violent et armé, tapis dans l'obscurité d'un parking ou d'une ruelle, alors qu'en France, une victime de viol connaît l'agresseur neuf fois sur dix, et dans ce cas, une fois sur deux, il est ou a été son conjoint, comme le rappelle Le viol conjugal : un crime comme les autres ? (CNRS éditions), dirigé par le médecin légiste Patrick Chariot. 

En discothèque, ne jamais boire dans un verre posé sans surveillance ou que l'on n'a pas vu être servi. Consigne répétée par les parents aux premières sorties de leurs adolescent·es, danger considéré. Ces dernières années, les nécessaires mouvements #MeTooGHB et Balance ton Bar sont devenus viraux sur la toile. Mais qui sait, et prévient, que l'agresseur est souvent un proche (41,5% des cas, selon une étude de l'ASNM), qui agit dans un contexte privé (42,6%) ?

Depuis qu'elle a déposé plainte mi-novembre dernier contre le sénateur Joël Guerriau (Horizons), pour "administration à une personne, à son insu, d’une substance de nature à altérer son discernement ou le contrôle de ses actes pour commettre un viol ou une agression sexuelle", la députée de Loire-Atlantique Sandrine Josso reçoit des milliers de témoignages qui l'aident à mesurer le fléau de la soumission chimique domestique, dans la sphère familiale ou privée. 

"Du berceau à l'EHPAD, les victimes de soumission chimique sont abusées par des personnes qui sont censées les protéger mais font tout pour les soumettre." - Sandrine Josso

"Des femmes, mais aussi des hommes, de tout âge et de partout en France" lui racontent avoir été victimes dans un cadre amical ou conjugal. Certaines internautes lui expliquent aussi avoir été violées après avoir été droguées à leur insu au sein de leur entreprise. D'autres lui confient avoir pris conscience ce qu'elles avaient subi en découvrant son récit. La femme politique évoque également les cas d'enfants ainsi violés par un membre de leur famille. "Du berceau à l'EHPAD, les victimes de soumission chimique sont abusées par des personnes qui sont censées les protéger mais font tout pour les soumettre."

Celle qui a pu "compter sur [son] instinct de survie" pour s'enfuir du domicile de cet "ami depuis 10 ans" - qui nie les faits -, après avoir ressenti des symptômes tels que des palpitations et des sueurs, et l'avoir surpris en train de "remettre un sachet blanc dans un tiroir sous le plan de travail de sa cuisine", selon son témoignage, nous confie qu'elle-même ne savait que "des choses un peu cliché" sur la soumission chimique avant ce mardi 14 novembre, pensant que "ça n'arrivait que dans les bars et boîtes de nuit".

Détournement de médicaments

Cette nuit-là, des prélèvements établis dans son organisme ont révélé la présence d’ecstasy. Le MDMA, principe actif de l'ectasy, est la première drogue utilisée dans les cas des agressions sous soumission chimique, détaille pour France Inter la docteure Leïla Chaouachi, responsable de l'étude annuelle du centre d'addictovigilance de Paris (AP-HP) sur le sujet, à partir des signalements recensés. Selon l'ANSM, la GHB, surnommée "drogue du violeur", représente 4,8% des cas.

En réalité, contrairement à une seconde idée reçue sur la soumission chimique, les premiers agents de soumission repérés, sont, "chaque année", les médicaments psychoactifs, "sédatifs essentiellement", mais aussi "des somnifères, des anxiolytiques mais aussi des antalgiques ou des antihistaminiques contre les allergies." C'est l'exemple du géniteur de Caroline Darian qui écrasait des anxiolytiques d'assiette de son épouse, lors de leurs dîners. "En 2020, 73% des soumissions étaient provoqués par des médicaments." Aujourd'hui, leur détournement est employé dans 56% des cas.

"Ces substances ne sont jamais administrées seules, elles sont souvent mélangées entre elles, et parfois à de l’alcool, précise la fondatrice de l'association #MendorsPas, désormais marrainée par Sandrine Josso. En fonction des dosages, de votre poids, de votre sensibilité... Vous n’ouvrez pas un œil avant des heures. L'équivalent d’une anesthésie générale." Au cours de l'instruction, Caroline Darian apprend qu'entre 2018 et 2020, les dosages que Dominique Pélicot administraient à sa mère étaient "exponentiels". À ce rythme, "le cœur aurait lâché en 2022, pense-t-elle. Il se serait passé un drame et nous n'aurions jamais rien compris..."

Des chiffres en deçà de la réalité

L'autre erreur serait de confondre le nombre des cas recensés avec celui de victimes réelles de soumission chimique. "Aujourd'hui, c'est 2 600 plaintes [ou appels enregistrés par le centre d'addictovigilance de Paris, ndlr] par an, mais le phénomène est totalement sous-estimé", souligne la ministre déléguée chargée de l'égalité femmes-hommes Bérengère Couillard sur le plateau de TéléMatin.

"Il existe un chiffre noir, un vide statistique." - Caroline Darian

"Il existe un chiffre noir, un vide statistique, alerte Caroline Darian, qui a pris conscience de cette partie immergée de l'iceberg en échangeant longuement avec Leïla Chaouachi, à l'ANSM. Entre les victimes qui s'ignorent, comme ce fut le cas pour ma mère et moi, celles qui ont des réminiscences - si les dosages n'étaient pas assez puissants - mais craignent de dénoncer un conjoint, un frère, un cousin, d'être dissuadées ou pas crues par leur cercle proche, ou, qui s'auto-persuadent qu'elles délirent... Les cas ne remontent pas."

"Investiguez le doute"

C'est pour lutter contre ce fléau dans le fléau que Caroline Darian répète aux femmes qui s'interrogent : "Écoutez-vous. Investiguez le doute." "On n’a pas des sensations, des flashs, qui arrivent comme ça, par hasard. Les femmes se connaissent, elles savent comment elles fonctionnent", martèle-t-elle.

Cette communicante et la députée enjoignent celles qui pensent être victimes à parler à un professionnel de santé et à déposer plainte. Un geste qui permet de réaliser des analyses toxicologiques, dont celles séquentielles de cheveux, capables de retracer "tous les historiques de consommation délétères" de la plaignante, pointe Caroline Darian. Qui appuie : "Il ne faut pas couper ses cheveux ni les colorer durant six mois" suivant le doute. Elle s'indigne qu'à ce jour, hors procédure, cette recherche de molécules, réalisée des laboratoires privées, coute plusieurs centaines d'euros.

"Si j'aperçois la silhouette de quelqu’un qui pourrait ressembler à celle du sénateur, tout de suite, je suis en panique." - Sandrine Josso

Pétition adressée aux ministres de la santé, de l'intérieur et de la justice, intitulée "Ne laissez pas les victimes de soumission chimique dans un trou noir", et signée sur change.org par plus de 30 000 internautes, lancement d'une collecte de fonds pour mener à bien une campagne de prévention en 2024 : le tandem est "déterminé à inscrire ce fait de société dans le paysage médiatique et politique".

Caroline Darian et Sandrine Josso réclament la création d'une commission interministérielle et une prise en considération "très sérieuse" du phénomène par le gouvernement, dans la visée d'obtenir "une optimisation des prises en charges médicales, sociales et judiciaires des victimes", alors qu'à ce jour, déplorent-elles, "il n’existe pas de dispositif clairement établi pour celles qui ont un doute".

Pour l'heure, la députée "sidérée par les ravages" du stress post-traumatique, n'a pas rejoint les bancs de l'Hémicycle. "Si j'aperçois la silhouette de quelqu’un qui pourrait ressembler à celle du sénateur, tout de suite, je suis en panique. Me trouver dans un lieu que je ne connais pas me demande désormais énormément d’énergie pour me faire confiance et me dire qu'il n’y a pas de danger pour moi. Parfois, je suis devant mon ordinateur, et je ne sais plus ce que je suis en train de faire..."

Actuellement suivie par un psychologue qui l'aide à atténuer ses symptômes, tels que ses trous de mémoire, son hypervigilance et ses sursauts, l'élue entend porter des propositions concrètes à l'Assemblée nationale, après avoir auditionné les experts du sujet.

Quand l'évènement traumatisant devient carburant pour un combat d'utilité publique.