Vous avez peut-être déjà entendu ou lu les noms de Lise Meitner, de Rosalind Franklin, ou encore de Mileva Maric.
Longtemps absentes des livres d’Histoire, il se pourrait que la sonorité de leur patronyme vous soit familière, parce qu'elles sont les plus connues des oubliées de la science. Bien qu'elles aient apporté des découvertes majeures à la physique et à la biologie, elles sont surtout les figures illustres de l’effet Matilda, phénomène d’invisibilisation des femmes.
"Aujourd’hui c’est une expression utilisée assez largement. Quand il y a eu un vol de découverte ou simplement pour désigner le fait que l’Histoire a tendance à oublier des femmes qui ont changé la science", complète Camille Van Belle, journaliste scientifique et auteure de la bande dessinée Les Oubliés de la science (Ed. Leduc).
Un "effet" qui, en plus d'avoir occulté des centaines d'érudites, nourrit les stéréotypes de genre profondément enracinés qui ont, encore aujourd'hui, un impact sur la présence féminine dans les domaines de la médecine, de la physique, l'astronomie, ou encore de l'informatique.
D'où vient l'effet Matilda ?
Depuis l'Antiquité, les femmes ont toujours contribué au développement des disciplines scientifiques. Pourtant, avant la théorisation de l’effet Matilda par l'historienne des sciences Margaret Rossiter, leurs noms ne figuraient pas aux côtés de ceux que nous pouvons tous citer (Newton, Hawking, Turing, Einstein...).
Dans un article paru dans la revue Social Studies of Science en 1993, Margaret Rossiter explique avoir repris la théorie de "l'effet Mathieu" de Robert King Merton (1968) - démontrant la sous-reconnaissance accordée à ceux qui ont peu de renommé - et constaté que ce dernier était décuplé quand il s'appliquait aux femmes.
Du nom de la suffragette américaine et critique féministe Matilda J. Gage, qui, à la fin du XIXe siècle, "avait remarqué qu’une minorité d’hommes avaient tendance à s’accaparer la pensée intellectuelle de femmes", l'effet Matilda a été mis en lumière par l'historienne pour "attirer l'attention sur une tendance séculaire et écrire une histoire et une sociologie des sciences meilleure et complète".
Ce que fait aujourd'hui Camille Van Belle. Depuis l'écriture de sa BD, elle a dénombré et récolté des informations sur la vie d'une cinquantaine d'oubliées.
"Il y en a beaucoup, notamment en physique et en astro-physique. Je me l'explique parce qu'à la fin du XIXème siècle, on a fait rentrer des groupes de femmes dans les universités pour des travaux qu’on considérait comme du secrétariat - classifier les étoiles ou calculer des positions. C’est ce qu’on appelle les calculatrices d’Harvard, mais on avait les mêmes en France. Certaines ont réussi à transformer l’essai en faisant de la recherche, une thèse...".
Des découvertes féminines longtemps volées par les hommes
Dans ses travaux, Margaret Rossiter est remontée jusqu'au XIème siècle, et a fait de l'italienne Trotula de Ruggero l'un des symboles de l'effet Matilda. Enseignante à l'école de médecine de Salerne, Trotula de Ruggero rédigea des traités, mena des études et partagea son savoir à des dizaines d'étudiants. Mais elle a aussi été l'une des premières à s'intéresser à la santé des femmes.
Son ouvrage Le Soin des maladies des femmes est devenu le texte de référence en matière de gynécologie au Moyen Âge, comme le précise France Inter. Pourtant, il faudra attendre les années 80 pour que soit rendu à Trotula ce qui lui appartenait. Car, pendant des siècles, son travail a été attribué à un homme, "l'idée qu'une femme, à l'époque, puisse exercer une fonction aussi prestigieuse et enseigner à l'école de Médecine de Salerne, relevant pour certains de l'affabulation pure et simple".
Mais elle n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Rien que dans le domaine de la santé, les attributions masculines et autres vols ont été monnaie courante des siècles durant. James Watson et Francis Crick n'ont pas découvert la structure en hélices de l’ADN (même s'ils ont reçu un Nobel de médecine pour ce pillage, en 1962). Mais Rosalind Franklin oui.
La biologiste américaine Esther Lederberg a mis en lumière le virus bactériophage lambda et les échanges de gènes entre bactéries, comme le souligne Futura Sciences. Mais c'est à son mari (et collègue) Josh Lederberg que sera attribué le Nobel de médecine en 1958.
Marthe Gautier a décelé la Trisomie 21, mettant au jour la présence d'un chromosome supplémentaire chez les personnes atteintes. Pourtant, cela a été attribué à Jérôme Lejeune, qui l'a lui-même annoncé, seul, lors d'un séminaire de recherche au Canada en 1958.
Même son de cloche du côté de l'astro-physique, comme le pointe du doigt Camille Van Belle. "Cecilia Payne a découvert la composition des étoiles dans les années 20. Mais l’homme qui a relu son mémoire lui a fait retirer de sa conclusion car ça ne collait pas aux théories de l’époque. Il a fait le même constat trois ans plus tard et l’a publié sous son nom".
"Les récompenses n'ont été pensées que pour les hommes"
Et la journaliste scientifique appuie que même quand il n’y a pas d’homme associé, leur nom est oublié. "Il faut qu’elles puissent étudier, travailler, être payées. Puis, si elles travaillent avec un homme, on ne retiendra que lui et même si elles travaillent seules, elles ne seront pas connues".
Exemple parlant cité par l'experte, celui de Frances Allen, première femme a avoir reçu le prix Turing (considéré comme le Nobel d’informatique) en 2006. "J’ai demandé à des informaticiens et même à des vulgarisateurs qui travaillent pour le Palais de la découverte et ils ne connaissaient pas son nom".
Dans les historiques de prix, difficile d'ailleurs de remarquer une évolution. Un dossier poussé comparant les attributions de prix Nobel, publié par Libération en 2021, démontrait tout sauf un changement linéaire (surtout en physique et en chimie). Camille Van Belle remarque également que, pendant très longtemps, les récompenses ont été pensées pour les hommes.
"Frances Allen a reçu un prix de programmation, à une époque où il y avait majoritairement des femmes dans cette branche de l'informatique, et la récompense était une pince à cravate et des boutons de manchette. Les diplômes étaient édités au masculin", poursuit-elle.
L'effet de harem maintient les femmes dans l'ombre
Les "calculatrices d'Harvard" qu'évoquait la journaliste plus haut sont aussi l'illustration d'un autre phénomène relatif aux inégalités femmes-hommes dans le domaine des sciences : l’effet de harem.
Il désigne le fait qu'un homme scientifique s’entoure d’une équipe entièrement composée de collaboratrices, comme le définit la revue Sciences Humaines. Ces dernières restent largement dans l'ombre, quand l'homme brille solitairement. Pendant longtemps, elles n'ont d'ailleurs eu que des accès restreints au monde de la science.
Camille Van Belle cite l'astro-physicienne Vera Rubin, qui n’a pas eu le droit de rentrer dans un observatoire parce qu’il n’y avait pas de toilettes pour femme, ni eu l'autorisation de rentrer dans un laboratoire parce que sinon, "les femmes de physiciens allaient vouloir rentrer et lui parler de shopping".
Lise Meitner ne pouvait pas avoir son labo avec les hommes, alors elle travaillait à la cave. La mathématicienne et physicienne Sophie Germain a dû se faire passer pour un homme pour suivre des cours à distance à l’École Polytechnique, et a toute sa vie durant, signé ses travaux d'un "Auguste LeBlanc".
"Pendant très longtemps elles n'ont pas eu accès au réfectoire, aux colloques ou aux conférences... Et ce sont des lieux de discussion, parce que les sciences sont collaboratives. Ça n'a pas aidé".
Quels effets sur les vocations des jeunes filles d'aujourd'hui ?
Difficile donc, face à tant de scientifiques invisibles, d'inciter les plus jeunes à se lancer dans ces carrières. "J’ai fait 26 ans d’école dont des études de sciences et j’ai entendu un seul nom de femme, celui de Marie Curie et on nous disait que sa science l’avait tuée. Ça ne donne pas envie", témoigne Camille Van Belle.
En post-bac, les filles ne constituent que 17% des effectifs d'étudiants en mathématiques, ingénierie et informatique, d'après une étude de l'Institut des Politiques Publiques, parue en 2022.
Le discours ambiant pèse aussi son poids. Rappelons qu'en 2005 encore, l'ancien recteur de l’université de Harvard, Larry Summers, évoquait des "différences innées" avec les hommes en matière de compétences mathématiques, logiques et informatiques quand on le questionnait sur le fait que les femmes peinaient à faire carrière dans le domaine scientifique, comme le rapportait alors The Guardian.
"Il y a peu de temps, une chercheuse m’a racontée que lors de la publication des recherches, chaque fois qu’on met une femme en première auteure, il faut beaucoup plus se justifier en comité", surenchérit la journaliste.
Et si elle nuance en notant qu'on "se rattrape" aujourd'hui, notamment en arrosant Jocelyn Bell - astrophysicienne britannique à qui la découverte du pulsar avait été volée... par des hommes - de prix, ou en ayant vu l'informaticienne Margaret Hamilton recevoir une médaille de la main de Barack Obama à plus de 70 ans, ces exemples restent peu nombreux, en comparaison de la myriade d'invisibles à qui l'on ne rendra peut-être jamais leur découverte.
Sur l'illustration, de gauche à droite, Lise Meitner, Jocelyn Bell et Rosalind Franklin.
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