12 ans. Un jour que je rentre de l’école en sifflotant, un homme me regarde du haut de son mètre quatre-vingt et marmonne un truc inaudible. Je lève les yeux vers lui - il me zieute en se léchant les babines. Je me marre, me dis qu’il est zinzin, le monsieur. 13 ans. Dans la même rue qui me ramène chez ma mère, j’entends « sale pute » à mon endroit. Je me dis que j’ai du mal comprendre, forcément, pas possible - je zappe.
14 ans. Mes copines commencent à se dire, quand on se quitte, « envoie un message sur MSN quand t’es rentrée ». Ça devient un réflexe, ça se répand dans la bouche de chacune. Je me dis que c’est curieux cette manie, soudaine, de toutes vouloir se tracer comme des TomTom. Et puis, lentement, insidieusement, je me mets à faire pareil.
À 15 ans, premiers portables - on se réclame toutes des SMS « bien arrivée » à chaque « au revoir », sans même en questionner la raison. À 16 ans, je suis déjà bien habituée aux violences sexistes qui pavent ma route d'ado. Je ne leur donne pas de nom. Les choses dont on ne parle pas n’ont pas besoin de nom, n’est ce pas ? Alors la main aux fesses sur le chemin du lycée, je la trouve insupportable mais je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’elle est banale. L’insulte - « salope » - dans le bus, pareil. La colère monte dans ma gorge et la serre comme un poing fermé ...
Mais, à 16 ans, je m’insurge tout en intégrant, doucement, l’idée que c’est « notre lot à toutes » comme le dirait une petite vieille. Je me blinde autant que je me résigne. Je me demande : les garçons, ils s’envoient des SMS quand ils arrivent chez eux, le soir ? Ils font attention à leur tenue avant de rejoindre leurs potes, pour être sûrs de ne pas se faire emmerder dans le bus ? On leur dit, aux garçons, de rentrer accompagnés, mais pas accompagnés de n’importe qui ? De ne pas se faire trop remarquer parce qu’il pourrait leur arriver une bricole ?
J’ai 30 ans. Les violences sexistes sont tout autour de moi. Elles flottent dans l’air. Elles prennent le visage de mon amie violée par un petit ami « si gentil », de ma mère autrefois humiliée par un homme « tellement charmant », de cette copine agressée par un type dont tout le monde assure qu’il est « vraiment un mec bien », de cette connaissance abusée par un mari pourtant « très bon père de famille ». De tous ces témoins dont je recueille les histoires et les blessures, depuis que je suis journaliste. « Notre lot à tous », dirait une petite mémé.
Notre réalité, ça oui. Mais ce n’est une fatalité que si on refuse de tendre l’oreille à nos soeurs. Ça suffit, le silence. Faisons un putain de boucan.
Clarence Edgard-Rosa, rédactrice en chef digital.