[Edit : cet article a initialement été publié le 16 février 2024.]
Il lui dit qu'elle ne vaut rien, et veut contrôler la manière dont elle s’habille. Il chronomètre son temps sous la douche, lui demande tout le temps à qui elle envoie des messages. Il regarde dans son téléphone sans sa permission, l’empêche de voir sa famille, la menace devant ses enfants. Ces agissements, loin d’être anodins, s’inscrivent dans un continuum de violences appelé "contrôle coercitif", et se retrouvent dans presque la totalité des cas de féminicide.
À ce jour, "la grille de lecture la plus pertinente"
Le contrôle coercitif désigne un système de domination qui peut s’étendre sur des années, et même des décennies après la séparation physique des couples. Les auteurs utilisent le harcèlement, le contrôle des relations sociales, les menaces, la captation des ressources financières, la surveillance, le stalking, et même les enfants pour contrôler le comportement des victimes, au travail, à l’école, sur les réseaux sociaux...
Les victimes sont piégées, comme prises en otage dans la vie privée.
Les femmes victimes de ces violences et leurs enfants vivent dans "une terreur permanente", affirme à Marie Claire Andreea Gruev-Vintila, maîtresse de conférence en psychologie sociale à l’Université Paris Nanterre et autrice du premier ouvrage de référence sur le sujet en France (Le contrôle coercitif : au coeur de la violence conjugale, 2023, Dunod). "De nombreux droits sont atteints, à commencer par le droit à l’autonomie, à la dignité et à l’autodétermination, parfois le droit à la santé. Les victimes sont piégées, comme prises en otage dans la vie privée."
Selon les données du Ministère de l’Intérieur, les chiffres des violences conjugales de 2022 affichaient une hausse de 15 % par rapport à 2021. Les 244 301 victimes sont en grande majorité des femmes (86%). Comme chaque année, il s'agit principalement de violences causées par des hommes (87%).
Face au constat d’échec des approches qui définissent la violence conjugale à partir d’actes épisodiques, des législateurs, des magistrats, des forces de l’ordre et des associations commencent à se saisir de la notion de contrôle coercitif. Pour Andreea Gruev-Vintila, cela pourrait "révolutionner la compréhension et la prise en charge des violences intra-familiales en France."
Changer de regard, déculpabiliser la victime
Depuis quelques années, la notion d’emprise a été saisie par les tribunaux et les esprits et a contribué à la prise de conscience des mécanismes de domination exercés par une personne sur une autre.
Mais le contrôle coercitif permet de ne plus faire porter la charge de la dénonciation sur la victime, qui pourrait apparaitre comme gagnée à la cause de l’auteur des violences. "Le contrôle coercitif renverse tout cela", résume pour Marie Claire Sarah McGrath, fondatrice de Women for Women France, une association de soutien aux femmes non-françaises immigrées, victimes de violences conjugales. Il permet de se concentrer sur les agissements de la personne qui exerce le contrôle, de les rendre visible."
Au sein de la structure, qui a lancé en 2018 un site web d'information sur les droits des femmes victimes de violences conjugales disponible en seize langues, "on ne parle que du contrôle coercitif pour définir les violences conjugales, parce que c'est la grille de lecture la plus pertinente qu'on a aujourd’hui." Il s’agit donc d’inverser la question trop souvent posée aux victimes : ne plus demander "pourquoi n’est-elle pas partie ?", mais "comment l’a-t-il empêchée de partir ?".
C’est un soulagement les victimes, cela change la compréhension de leur vécu et les aide dans leur reconstruction.
Du côté des victimes aussi, remettre les violences subies dans le contexte du contrôle coercitif semble précieux. "C’est un soulagement pour elles, assure Sarah McGrath, cela change la compréhension de leur vécu et les aide dans leur reconstruction."
Initialement, le cadre du contrôle coercitif n’a pas été développé pour comprendre les violences conjugales et intrafamiliales. Dans les années 1950, après le rapatriement d’aviateurs de l’armée états-unienne faits prisonniers pendant la guerre de Corée, la hiérarchie militaire ne comprend pas comment des soldats d’élite formés à résister au pire ont pu livrer des informations à l’ennemi. Pourquoi ont-ils collaboré, parfois même sans subir de violences physiques ? "Si on écoute bien, c'est exactement la question qu'on pose aujourd'hui aux femmes victimes de violences conjugales, aux mères victimes, pourquoi sont-elles restées ?", souligne la psychologue sociale Andreea Gruev-Vintila, interrogée par Marie Claire. Les chercheurs qui se penchent sur le sujet se mettent alors à étudier les méthodes des tortionnaires qui ont conduit à obtenir la soumission de soldats.
Vers la création d’une incrimination spécifique ?
Ces dernières années, un nombre croissant de pays à l’instar de l’Ecosse, de l’Angleterre, du Danemark ou du Canada adopte le modèle du contrôle coercitif pour redéfinir la violence conjugale comme atteinte aux droits et aux ressources plutôt qu’agression.
En France, pour juger les violences conjugales qui se rapprochent de ce que l’on peut maintenant nommer le contrôle coercitif, les magistrats peuvent utiliser les incriminations de violences psychologiques et d’harcèlement moral au sein du couple. Mais pour Andreea Gruev-Vintila, la création d’une incrimination spécifique est nécessaire : "l'intérêt serait de réunir sous une même qualification un ensemble d'actes, qui sont tous tendus vers le même objectif de contrôle et de domination, d'assujettissement de la victime, et qui, sans une qualification commune, sont traités de manière isolée ou sont très difficilement pris en compte."
En mai 2023, la mission parlementaire menée par la sénatrice Dominique Vérien (Union centriste) et la députée Emilie Chandler (Renaissance) chargée par la Première ministre d'alors, Elisabeth Borne, d’améliorer le traitement judiciaire des violences conjugales, présente le Plan rouge VIF (Violence Intra Familiale). Celui-ci préconise d’intégrer le contrôle coercitif dans les futures campagnes d’information et de formation des professionnels. Emilie Chandleur n’est "pas contre" la création d’une incrimination spécifique mais considère que la France a déjà l'arsenal juridique permettant aux juges de qualifier le contrôle coercitif. "Avant de légiférer, il faut d’abord voir comment les magistrats s’emparent du concept dans leurs juridictions."
Une audience historique et qui pourrait faire jurisprudence a justement eu lieu à la Cour d’appel de Poitiers le 29 novembre 2023. Pour chaque dossier de violence conjugale, la Cour a appliqué le cadre du contrôle coercitif en faisant le lien entre les comportements quotidiens des accusés et la restriction qu’ils produisaient sur la vie et les droits humains des victimes.
Plusieurs innovations remarquables ont été mises en place, notamment la projection sur grand écran des textos des agresseurs aux victimes. "Cela venait matérialiser les preuves et toute la cour recevait l’impact direct de leur lecture", explique Gwenola Joly-Coz, la Première présidente de la Cour d’appel. Le procureur Eric Corbaux s’est aussi appliqué dans ses réquisitions à "démontrer comment les agissements des accusés ont été des éléments du contrôle coercitif exercé sur les victimes."
Dans les cinq décisions rendues le 31 janvier concernant des faits de harcèlement ou de violences, Gwenola Joly-Coz a "contextualisé les infractions pénales dans le cadre du contrôle coercitif." Dans la lutte contre les violences faites aux femmes, on peut dire qu'il s'agit d'un événement.
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