C’est l’un des paradoxes du luxe contemporain. Alors que l’intelligence artificielle se banalise dans le secteur, que les contenus 3.0 en tout genre et la high tech font irruption au beau milieu des aiguilles et des ciseaux, les métiers les plus ancestraux ont le vent en poupe au sein des grands groupes de luxe. Brodeur-euse-s, plumassier-ère-s, maroquinier-ère-s ou encore orfèvres… Face à la raréfaction des profils qualifiés, l’explosion des besoins de production artisanale, mais aussi une vague de départs à la retraite sans précédent, les maisons réputées pour leur savoir-faire déploient une nouvelle stratégie : former pour préserver.

Depuis une dizaine d’années, la tendance s’est accélérée. Si Cartier a ouvert dès 2002 son Institut de joaillerie, Repetto initiait en 2012 l’enseignement du cousu retourné dans son école en Dordogne. La marque Lacoste, confrontée à une pénurie de piqueur-euse-s et de tricoteur-euse-s à Troyes, a fondé quant à elle sa Manufacturing Academy en 2016 pour renouveler un vivier de talents vieillissant. Aujourd’hui, ce sont Hermès, Chanel, Gucci ou encore Bulgari qui donnent le ton en bâtissant des institutions hybrides, à la croisée de l’atelier, de l’école et du laboratoire d’innovation.

Former pour préserver, une nécessité stratégique

Si la formation et l’apprentissage ne datent pas d’hier au sein des ateliers du triangle d’or, ces initiatives passent aujourd’hui à la vitesse supérieure, notamment en raison de problématiques de recrutements. Chez Hermès, l’École des savoir-faire revendique ainsi plus de 1 600 apprenant-e-s formé-e-s depuis 2001, 100 % de réussite et 85 % d’insertion professionnelle, le tout grâce à des formations de 18 mois qui accueillent une gamme de profils très variés.

Ex-diététicien-ne-s, réfugié-e-s, jeunes décrocheur-euse-s : tous-tes sont encadré-e-s par des artisan-e-s devenu-e-s formateur-rice-s avec, pour vocation, le désir de garantir la pérennité d’un luxe ancré, exigeant et avant tout humain. Même logique chez Chanel, qui pousse la réflexion plus loin en créant en 2024 une chaire dédiée aux savoir-faire au sein de l'Institut français de la mode (IFM), en partenariat avec le 19M. Le but ? Faire de l’enseignement des métiers d’art un pôle académique de haut niveau. Les étudiant-e-s sont ainsi invité-e-s à découvrir ces savoir-faire dès leur première année, à collaborer avec les ateliers comme Lesage, Lemarié, Lognon ou Maison Michel, et à penser la création comme un tout, du fil à la pièce finie.

Une nouvelle grammaire pédagogique

Nouvelle génération oblige, le retour en grâce de l’apprentissage ne se fait certainement pas sur le modèle de l’école traditionnelle. Plus ludique, plus concrète et par extension, plus attrayante, une pédagogie en immersion, en lien direct avec les réalités de l’atelier, est privilégiée par la plupart des griffes.

Avec son École de l’amour et son centre ArtLab, Gucci transmet davantage une méthode de travail qu’un état d’esprit à part entière : "Chaque couture, chaque coupe, chaque détail forme une pièce maîtresse", témoigne le formateur Marco Piazzesi. En 2022, la marque a par ailleurs lancé un programme de formation en prêt-à-porter avec l’Istituto Secoli, intégrant modélisme, prototypage et innovation textile.

De son côté, Bulgari vient d’inaugurer la plus grande manufacture de joaillerie au monde à Valenza, en Italie, avec un volet formation inédit. Pour cause, sa Scuola Bulgari, créée en partenariat avec la Tarì Design School, est ouverte au public, avec un focus sur l’orfèvrerie et le sertissage au microscope. Quant à son Academy interne, fondée en 2017, elle continue de former les nouveaux-elles collaborateur-rice-s sur les techniques les plus fondamentales de l’art joaillier.

Aux antipodes d’une vision poussiéreuse de l’artisanat, l’enseignement moderne des savoir-faire mêle tradition et technologies de pointe, broderie et IA, dentelle et impression 3D. La rencontre du low-tech et du high-tech est ce qui fait la richesse de ces apprentissages nouvelles générations, comme le rappelle Xavier Romatet, directeur de l’IFM, au sujet du 19M : "[C']est un mariage incroyable entre les traditions du XIXe siècle et les technologies les plus sophistiquées".

Des écoles pour toutes et tous

L'autre aspect de cette dynamique de transmission, c'est l’ouverture sociale à des profils d’artisan-e-s éloigné-e-s du monde du luxe. Chez Hermès, on privilégie la personnalité et la motivation au cursus scolaire tandis que Lacoste tente de répondre à l’urgence du renouvellement générationnel dans la maille en intégrant des profils en reconversion.

De son côté, LVMH, avec son Institut des métiers d’excellence, va encore plus loin en installant des antennes dans des quartiers populaires, comme à Clichy-sous-Bois, afin de capter des talents "invisibles", ceux qui n’oseraient jamais postuler, mais dont le potentiel manuel et créatif s’impose comme de potentielles valeurs ajoutées pour les griffes du groupe de luxe. Une stratégie qui, en dépit des objectifs de préservation des savoir-faire, de fidélisation de salarié-e-s ou encore de relocalisation au sein des frontières hexagonales, permet d’instaurer une culture de l’artisanat. Et, finalement, de créer du sens dans un univers en quête de durabilité.