"Chez nous il n’y avait pas de verrou à la salle de bain et toute la famille se partageait la même serviette de bain. Ça me dégoûtait. Il y avait la possibilité d’une intrusion permanente. Ma mère, elle, restait longtemps en peignoir avec un sein dehors. Je me sentais écrasée par sa nudité, par un sentiment de malaise."

Gwen a mis du temps à poser des mots sur le climat de son enfance. Elle se dit presque "chanceuse" d’avoir fait une importante dépression et une tentative de suicide à vingt ans, qui lui ont permis, explique-t-elle, de décortiquer son vécu et ses émotions d’enfant, puis d’adolescente.

Dans une famille au père souvent absent, "tout était centré sur les besoins de ma mère. Le ressenti ne pouvait être que le sien". Celle-ci laisse en accès libre des livres de chansons pornographiques aux dessins équivoques et passent à tue-tête des chansons paillardes dans la maison. "Avec ma sœur, ça nous mettait mal à l’aise, on lui disait d’arrêter mais elle semblait jouir de notre malaise, se souvient Gwen. Et quand elle était blessée par quelque chose, elle disait à notre père : 'T’as qu’à coucher avec tes filles si elles sont mieux que moi !'"

"Comme un danger non identifié"

À l’adolescence, la mère de famille commente le poids des deux sœurs, compare leur physique, la nourriture qu’elles mangent, et traite Gwen de "pute" et de "salope" au moindre petit copain. Avec le recul, la quadragénaire perçoit que, chez elle, la sexualité était à la fois omniprésente et complètement taboue. Un cocktail qui l’a dépossédé d’une partie d’elle-même et détruit son enfance. "C’était comme un danger non identifié. Je me douchais et me rhabillais très vite, avec cette sensation de devoir protéger mon corps. J’ai l’impression d’une enfance 'colonisée', avec un sentiment d’insécurité corporelle constant. Il y avait une gêne liée à l’intimité, qui d’ailleurs n’existait pas. En tant qu’enfants, on ne pouvait pas avoir accès à notre intériorité."

Pour Gwen, l’inceste est aujourd’hui trop souvent réduit à sa dimension de possession sexuelle, alors qu’il s’agit de questionner la domination adulte dans son ensemble. "Il reste des impensés sur l’inceste, or celui-ci est intimement lié à la structure du pouvoir dans la famille."

Les situations familiales "érotisées, graveleuses" sans passage à l’acte

Dorothée Dussy, anthropologue et autrice du livre Le berceau des dominations – Anthropologie de l’inceste (Pocket, 2021), explique que la notion d’incestuel a été défini par le psychiatre Paul-Claude Racamier dans les années 1980 afin d’évoquer les situations familiales "érotisées, graveleuses et pas nettes" sans passage à l’acte.

"Cette notion est très importante pour les psys, car elle aide à la prise en charge, mais aussi pour les personnes concernées, qui ont enfin un mot à mettre sur ce qu’elles ont vécu. Attention, ce n’est pas le manque d’intimité ou la promiscuité qui fait l’incestuel, mais bien le fait d’érotiser, de sexualiser des situations de la vie quotidienne et familiale".

 Pascale, 54 ans, a elle aussi mis des mots tardivement. Cela fait dix ans qu’elle arrive à parler de ce qu’elle a vécu. Avec une mère atteinte d’une maladie invalidante alors qu’elle avait 7 ans, elle voit son père imposer son autorité et prendre toute la place. "Il a été présent dans la salle de bain jusqu’à mes 13-14 ans environ. Il ne venait pas sous la douche mais il était là, il me lavait, faisait mon shampooing, m’enveloppait dans la serviette. Ça n’arrivait qu’à la maison, pas quand on était en vacances ailleurs avec du monde." 

Mon père s’assurait que j’enlevais bien ma culotte. Je me sentais dépossédée de mon corps, comme s’il lui appartenait.

À la préadolescence, Pascale commence à se sentir gênée, à se dire que cette présence est anormale. Quand elle se met en pyjama, son père reste également dans la chambre. "Il s’assurait que j’enlevais bien ma culotte. Je me sentais dépossédée de mon corps, comme s’il lui appartenait. La présence de mon père lors des moments intimes me gênait profondément."

À l’adolescence, alors que le topless sur la plage est à la mode, il insiste pour que sa fille se mette seins nus. Pascale refusera fermement. "J’ai eu mes règles beaucoup plus tard que mes copines, à 14 ans. Comme si mon corps avait attendu." Des copines qui se diront, aux alentours de 17 ans, "gênées que [son] père les draguent". Longtemps, Pascale s’est dit que tout ça n’était pas grave, puisqu’il n’y avait pas eu de passage à l’acte. "Quelque part il y a toujours de la honte, alors que je n’y suis pour rien."

Et puis sa psychiatre a pu la rassurer, mettre des mots. Récemment, Pascale a pu évoquer ce traumatisme avec ses fils, jeunes adultes.

"Tout le monde est éclaboussé et impacté par les histoires d’inceste, analyse Dorothée Dussy. Celles et ceux qui imposent un climat incestuel à leurs enfants ont eu de l’inceste dans leur famille. Là où il y a incestuel, il y a eu, ou il y a encore inceste. Pas sur cette personne, mais il y a eu, avant, ailleurs…"

Un climat qui peut prendre les différents visages de la violence. Laura, 32 ans, a grandi dans un cercle infernal de violences conjugales. Des parents très alcoolisés, un père qui frappait sa mère et une "forme de porosité" entre la violence contre sa mère et une menace sous-jacente envers elle.

Je ne pouvais pas échapper aux violences sexuelles de mon père sur ma mère. C’était un cauchemar pour moi.

Alors qu’elle regarde un vieux film de famille où elle court, enfant, en couche-culotte, son père lui siffle : "C’est de la provocation". Plus tard, ses copines trouvent "bizarre" cette photo d’elle nue dans le bain affichée dans le salon. Laura se souvient aussi de cette cousine, "limite" harcelée par son père.

Mais le pire, pour l’enfant, se déroule en vacances, dans une maison de famille où elle partage une grande et unique chambre de plusieurs lits avec ses parents. "Je ne pouvais pas échapper aux violences sexuelles de mon père sur ma mère. C’était un cauchemar pour moi. Un enfer. J’entendais les bruits sexuels de mon père, le dégoût de ma mère."

Des situations traumatisantes qui ne sont pas des infractions

Témoin muette des nuits entières de viols conjugaux, Laura subira cette violence toute son enfance, sans qu’un adulte ne s’en inquiète. "On met du temps à se sortir de ça. Beaucoup de temps. Ce qui a trait aux violences sexuelles est aussi de l’ordre de la domination."

La frontière entre le climat incestuel et la loi est ténue. "Il y a hélas plein de situations dommageables au développement des enfants qui ne sont pas des infractions", constate Dorothée Dussy.

Et l’anthropologue de rappeler que la mécanique du climat incestuel est la même que pour l’inceste avec, donc, les mêmes terribles conséquences psychiques pour ces adolescents et adultes en devenir.