Après la pluie, vient le beau temps. 

Un proverbe usé qui prend tout son sens quand il est accolé à l'histoire de celle qui prendra, ce dimanche 10 novembre 2024, le départ du mythique Vendée Globe pour la seconde fois de sa carrière. Car, à seulement 34 ans, la skipper Clarisse Crémer revient de plusieurs années tempétueuses. 

"Pour des raisons heureuses de maternité, Clarisse est aujourd’hui dans une situation qui ne lui permet pas d’espérer obtenir le nombre de points nécessaires pour se qualifier pour le Vendée Globe 2024", faisait savoir, dans un communiqué publié en février 2023, son sponsor de longue date, La Banque Populaire, qui décidait ainsi de remercier la championne-mère, alors qu'elle venait d'accueillir son premier enfant (Mathilda, née en novembre 2022). 

"Ils sont prêts à assumer le risque d'un trimaran géant et tous les aléas naturels, techniques et humains liés à la course au large, mais visiblement pas celui de la maternité", rétorquait-elle, dès le lendemain, dans un post Instagram. "Malgré ma volonté constante, je ne serai pas au départ du Vendée Globe 2024", regrettait alors la sportive. 

Pourtant, Clarisse Crémer sera bien alignée au départ de l'Everest des mers, aux côtés des 32 autres participant.es (dont 5 autres femmes), ce week-end, à la barre de L'Occitane en Provence, son nouveau sponsor "dont la réactivité a sauvé l'histoire" (aidé par le navigateur Alex Thomson, soutien de la première heure de la navigatrice). 

Après avoir réussi l'exploit de boucler quatre courses transatlantiques en sept mois (afin de remplir les critères de qualification), la participation de la trentenaire a été annoncée à l'été 2024. À l'aube de son départ en tour du monde, elle se raconte entre déception, peurs, amour de la compétition et maternité. 

La navigation, un grand amour tardif  

Marie Claire : La navigation s’est-elle imposée comme une évidence pour vous ?

Clarisse Crémer : "Pas réellement. J’ai grandi en région parisienne, je ne suis pas née au bord de l'eau… En revanche, j'ai toujours fait beaucoup de sport, surtout des sports de nature. Je faisais du cross l'hiver et des petits stages de voile, l'été, chez mes grands-parents, sur des petits bateaux, des optimistes, des petits catamarans... 

C’est quand j'ai rencontré celui qui est aujourd'hui mon mari [Tanguy Le Turquais, navigateur qui prendra également part à la course mythique, ndlr], en 2011, que j'ai découvert la course au large, ces grandes traversées océaniques où l’on passe plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois en mer. C’est lui qui a été le premier à me faire rêver.

Aujourd'hui, quels sont les aspects de la course au large qui vous animent le plus ?

Le premier qui me vient à l'esprit, c'est le voyage. Quand on fait le tour du monde à la seule force du vent, il y a un côté un peu magique. C'est un spectacle de tous les jours.

C'est aussi un sport technique, technologique. Ce sont des bateaux très complexes et c'est assez fascinant de voir toutes les évolutions autour de la performance.

Passer trois mois tout seul sur un bateau dans des contrées un peu dures, un peu rudes, c'est un peu comme un voyage spirituel, comme une retraite.

Et puis, il y a la dimension émotionnelle et psychologique. Passer trois mois tout seul sur un bateau dans des contrées un peu dures, c'est un peu comme un voyage spirituel, comme une retraite. On n'a jamais fini de découvrir ses points forts, ses points faibles, ses limites....

Vous faites partie d’une génération de pionnières, en termes de visibilisation des femmes skippers, mais qui ont été vos modèles ?  

Je n'ai pas forcément eu besoin de modèle. Mon premier objectif a été de traverser l'Atlantique en solitaire, sur un petit bateau de 6,5 m. Ce n'était pas du tout d'en faire une carrière. Je faisais ça comme d'autres font un voyage à vélo, ou une année de césure. 

Quand j'ai dû me lancer pour la première fois sur le Vendée Globe, en 2020, et penser un projet aussi ambitieux - un tour du monde sur un bateau de 18 m, toute seule -  je me suis plus identifiée à des profils féminins. Je pense que c'est un réflexe naturel. Des Sam Davies, des Ellen MacArthur… Sans avoir la prétention d'être une figure aussi légendaire qu'elles. 

Mais quelque chose que je dis beaucoup, c'est que je n'ai pas la volonté d'être comme quelqu'un.

Entre syndrome de l'imposteur et record, un Vendée Globe 2020 inoubliable

Vous dites avoir un esprit de compétition assez fort. Comment s’est-il illustré sur votre premier Vendée Globe, en 2020 ?

Ça m’a aidé à tenir en mer. Sur un Vendée Globe, on dort par tranche de une ou deux heures, pendant trois mois. On ne se lave pas vraiment. On mange des choses pas forcément très excitantes. On bricole beaucoup. C'est dur, ça bouge beaucoup... Donc c’est l’adrénaline qui aide à tenir.

Sur un Vendée Globe, on dort par tranche de une ou deux heures, pendant trois mois.

S'il n'y avait pas la compétition, je pense que je me dirais : 'autant aller faire un voyage en bateau avec ma famille et m'arrêter dans ces beaux endroits, plutôt que d’y passer à toute berzingue'. 

Votre première participation à la mythique course n’a donc pas été un long fleuve tranquille ?

Pas du tout. J’ai été très bien accompagnée sur la partie technique. Par contre, j'ai eu peu de temps pour me préparer émotionnellement et psychologiquement. J'avais très peu confiance en moi. J'avais, je pense, le syndrome de l'imposteur, parce que j'ai été catapultée à bord de ce bateau. J'avais envie d'être à la hauteur de la chance qu'on me donnait. 

J'ai mis presque 15 jours à me sentir bien en mer. J'avais du mal avant ça, parce que c'est un sport où, à tout moment, il peut se passer quelque chose, notamment à cause de la météo. On est tout le temps en train de se projeter dans le futur pour avoir la bonne trajectoire, le bon réglage de voile.. Et en une minute, quelque chose peut casser, on peut se prendre un objet flottant... Et j'ai eu beaucoup de mal à accepter cette imprévisibilité. 

J'ai fait ce que j'ai pu avec le bagage que j'avais à l'époque.

Je me suis sentie bien quand j’ai commencé à entrer dans les mers du Sud, paradoxalement, alors que je les redoutais, car elles sont un peu violentes… C’est généralement là qu’ont lieu les grosses avaries. On est livré à soi-même, pour trouver des solutions à nos problèmes. Ce n'est pas toujours facile. Mais après, je n'ai pas de regrets, parce que j'ai fait ce que j'ai pu, avec le bagage que j'avais à l'époque.

Comment gérez-vous la solitude en mer ? 

Je n'ai jamais vraiment souffert de la solitude. C'est quelque chose qui me plaît. J'aime être confrontée seule à toutes ces choses-là.

Ce n'est jamais simple, parce qu'il y a des moments où je n'ai pas forcément la solution, où je suis épuisée... Mais je n'en souffre pas émotionnellement. Le seul moment où j'ai trouvé ça difficile, c'était le jour de Noël, parce que j'ai commencé à m'imaginer avec ma famille. Mais sinon, c'est un facteur que je vais rechercher, parce que j'ai l'impression que je ne me dépasse jamais autant que quand je suis toute seule. 

À votre arrivée, le 3 février 2021 aux Sables-d'Olonne, vous décrochez la douzième place au classement général, mais surtout, vous établissez un nouveau record féminin (87 jours, 2 heures, 24 minutes et 25 secondes). Aviez-vous en tête de marquer l'histoire de cette manière, au départ de la course ? 

C'est un sujet compliqué ce record féminin, parce qu'à la fois c'est très chouette, les gens sont très bienveillants, ils me mettent en lumière avec, et en même temps, j'ai découvert ce record trois jours avant la ligne d'arrivée, donc ce n'était pas du tout un objectif.

Ce n'est pas un objectif que d'être devant les autres femmes de la course.

Quand je suis sur l'eau, je ne me dis pas que je suis une femme. Je veux battre le concurrent qui est devant moi, ne pas me faire rattraper par celui qui est derrière, mais je ne pense pas qu'il faut que je sois la première femme. C'est quelque chose qui est plus de l'ordre médiatique, ce record. 

Je serais contente de le garder, ou même de faire mieux. Mais ce n'est pas un objectif que d'être devant les autres femmes de la course. Moi, j'ai juste envie de faire un bon score. 

Une mère en mer 

On a longtemps laissé entendre que les femmes portaient malheur sur les bateaux. Comment avez-vous appréhendé le sexisme dans votre milieu ?

Une fois qu'on est sur l'eau et qu'on est reconnue pour nos compétences nautiques, il n'y a plus de souci. On est un marin comme un autre. Il y a pas mal de mixité dans les projets. Sous plein d'aspects, les choses évoluent, à l'image de notre société.

On trouvera par contre toujours des gens pour dire qu'il n'y a pas du tout de sexisme dans le monde de la voile. En général, c'est là où ça devient louche. Par exemple, j'ai été confrontée à une période très compliquée autour de mon projet d'enfant.

Il y a tellement peu d'exemples avant moi, que les gens ne savent pas comment gérer ça. Les règles de course et l'ambiance générale font que ce sont des projets qui sont ambitieux, exigeants, qui financièrement peuvent être lourds. L'élément d'incertitude lié à la grossesse est assez mal vécu par l'environnement global.

On devient fautif d'avoir voulu un enfant.

Quand on est la personne centrale qui représente toute cette incertitude et cette peur, c'est assez difficile à vivre. Parce qu'on devient fautif d'avoir voulu un enfant. Ce n'est pas du sexisme dans la volonté d'écarter les femmes. On ne dit pas que les femmes ne sont pas capables d'être des bons marins. Mais, en gros, pour l'instant, tu peux être un bon marin dans la mesure où tu te comportes un peu comme un homme.

La spécificité de la maternité n'est pas très bien appréhendée. C'est presque vu comme un caprice de vouloir la faire assumer par le groupe.

Avez-vous repoussé votre projet de construire une famille à cause de cette pression ? 

On s'est toujours dit qu'on voulait des enfants. Mais il se trouve que je me suis lancée dans une carrière de voile. Et quand on me propose en 2018 de faire le Vendée Globe 2020, c'est une trop belle opportunité. 

Et le choix, je le fais de façon assez naturelle. Mais c'est déjà une forme de renoncement par rapport à notre projet de famille. Sauf qu'on ne fait pas un communiqué de presse pour dire : ‘je choisis le Vendée Globe, mais je renonce à la vie de famille’. 

On ne fait pas un communiqué de presse pour dire : ‘je choisis le Vendée Globe, mais je renonce à la vie de famille’. 

Quand, trois ans plus tard, je dis que, maintenant, je ne ferai plus ce choix-là, les gens oublient le cheminement qu'il y a eu avant. ‘Tu pourrais choisir d’attendre encore un peu ? Tu as l'option de marquer l'histoire de son sport’… Mais, toi, ça fait déjà quelques années que tu es en train de dire 'un peu plus tard'. Et ce n'est pas un choix que tu peux faire éternellement.

Après avoir accueilli votre fille, vous avez d’ailleurs été remerciée par votre sponsor de l’époque – La Banque Populaire – qui arguait que la maternité et la compétition n'était pas compatibles. Près de deux ans plus tard, quel regard portez-vous sur cette décision choc ?

J'ai un regard plus apaisé, parce que j’ai un nouveau projet, avec ma nouvelle équipe de L’Occitane en Provence. Ça m’a permis de m’entourer de personnes dont je partage la vision du monde et du sport. Il y a un aspect positif, j’ai pu repartir sur de nouvelles bases, qui me correspondent plus. 

J'ai représenté un risque qu’ils n’ont pas voulu prendre.

Après, je ne comprends toujours pas ce qu’il s’est passé avec mon précédent sponsor, j’ai représenté un risque qu’ils n’ont pas voulu prendre. Pour moi, aujourd’hui, en tant que sportif, on n’a pas d’utilité, on ne produit rien de concret pour notre société, si ce n’est une source d’inspiration et donc je ne comprendrai jamais le choix qui a été fait par rapport à mon projet. C’était l’opportunité de dire : 'on pense que ce n’est pas normal, qu'entre deux Vendée Globe, on ne puisse pas avoir un enfant'.

Ils ont émis l’idée en amont, mais je n’arrivais pas à y croire tellement je ne pensais pas que c’était possible de faire ce choix-là. Sur le coup, je me suis dit qu’il n’y avait pas assez de temps pour retrouver un sponsor et que c’était stop au Vendée Globe 2024.

C’est grâce à la réactivité de L’Occitane en Provence et à celle d’Alex Thomson, qui est le co-gérant de mon projet, que ce rêve a pu exister.

Un nouveau tour du monde en solitaire

Après une édition 2020 rude mentalement, de quelle manière vous êtes-vous préparée pour le Vendée Globe 2024 ? 

La course au large est un sport d'expérience. Il n'y a pas grand-chose qui vous forge plus qu'un tour du monde complet et 87 jours en mer. Tous ces apprentissages, c'est aussi une des raisons pour lesquelles j'ai envie d'y retourner. J'ai envie de voir comment je me débrouille avec tout ce bagage en plus. J'espère ne pas buter sur les mêmes problématiques et réussir à faire mieux. 

C'est un sport où l'on va faire une sieste d’une heure et tout d’un coup on nous demande un effort physique, à froid. 

En termes de prépa, c’est surtout le bateau qui bénéficie d'une préparation minutieuse, on ne peut rien laisser au hasard. Pour nous, l’objectif, c’est surtout d’être une meilleure version de nous-même, d’être solide dans notre corps, de ne pas se blesser : parce que c'est un sport où l'on va faire une sieste d’une heure et tout d’un coup, on nous demande un effort physique, à froid, comme si on allait en salle de muscu en étant fatigué, avec des mouvements du bateau très instable.

Je cherche à gagner en force, en résistance. Je complète avec de la course à pied, du vélo… Et pour la prépa mentale, je touche à tout. J’ai fait de l’auto-hypnose, de la méditation. Je suis suivie pour être moins sensible au regard des autres et dictée par mes émotions.

L’entraîenment mental, c’est comme le physique, ce n’est pas magique. On n’a pas l’idée de s’inscrire à un marathon la semaine prochaine si on n’a pas couru depuis trois ans. C’est un peu la même chose avec le cerveau.

Votre maternité a-t-elle changé votre façon d'appréhender la course ? 

Tout ce qui gravitait autour de la maternité, j’ai trouvé ça assez dur, parce que j’ai été très malade au début de ma grossesse et ça a été violent de passer d’un quotidien très actif à plus rien du tout. J’ai mis du temps à me ressentir en forme, à refaire de la prépa physique sans avoir peur de me faire mal. J’ai été très bien accompagnée, mais j’ai dû prendre mon temps.

La maternité a plutôt changé des choses dans mon rapport aux autres, pour dire ce que je pense, être plus moi-même. Et puis, je me demandais si j’allais toujours avoir envie de faire ces grandes aventures. Finalement, oui, car ça vient s’ajouter à moi, ça n’a pas fondamentalement changé qui je suis.

Heureusement, ma fille ne me manque pas tellement quand je suis en mer, car elle est très bien entourée, c’est plus une hâte de la retrouver, qu’un manque douloureux. J'en fais une force. 

Quel sera votre plus grand défi pour cette seconde participation ? 

Ce qui me demande beaucoup d’effort, autant en mer, que sur terre, c’est d’apprendre à ne pas se projeter trop.

Se projeter quand on est en mer, c'est un gros danger parce que c'est tellement difficile que si on commence à imaginer, à penser à tout l'effort qu'il faut faire, on s'épuise, on se démoralise. C’est un équilibre qui n’est pas facile à trouver, celui d'accepter une part de lâcher prise et ne pas trop mal le vivre. C'est un travail de tous les jours que j’aimerais transmettre à ma fille".