Douce Dibondo est confinée, comme nous tous·tes en 2020, lorsqu’elle s’intéresse à la charge raciale. Terme qui résonne en elle et qu'elle n'entend ou ne lit pourtant nulle part. La poétesse et journaliste queer a alors écrit l’essai qu’elle a toujours voulu lire.
Sorti début février 2024, son brillant ouvrage La charge raciale, vertige d’un silence écrasant (Éd. Fayard) abonde des témoignages et des références philosophiques, historiques, psychologiques. Entre ces pages, Douce Dibondo s’adresse à "celleux dont le souffle se mue souvent en colère ou en mutisme", à celleux dont le racisme a rongé toutes les peaux. Celle de l’enfance, celle du travail, celle de la santé, et même celle de l’amour.
Insidieuse, la charge raciale se niche partout dans le quotidien des personnes noires et racisées. Pour Marie Claire, l’écrivaine de 31 ans la décortique.
La charge raciale, l'oubliée des luttes féministes
Marie Claire :Comment définissez-vous la charge raciale ?
Douce Dibondo : La charge raciale a une triple dimension. La première est de l’ordre de la matérialité : ce que le passé a produit et continue de produire en lien avec l'esclavagisme et à la colonisation. Il y a ensuite la dimension interpersonnelle, institutionnelle, donc le rapport au médical, au judiciaire, mais aussi au couple, à la famille, aux relations en général.
Enfin, la dernière dimension est intra-personnelle. C'est un rapport à soi effracté. Nous devenons des êtres incomplets parce nous sommes tout le temps ramené à l'altération de notre condition, à l'autre.
Il y a une ligne de partage qui a été faite entre l'Occident et le "eux", c'est-à-dire, les autres civilisations dites "barbares", dites "non civilisées". Nous, personnes racisées, en vivant dans une société à majorité blanche, on ne sait jamais vraiment où se placer parce qu'à la fois, on appartient à l'Occident, et en même temps, l'Occident nous perçoit comme des virus à expulser de son corps civilisationnel.
Quand vous êtes-vous décidée à écrire un essai sur ce sujet ?
J'ai découvert le terme "charge raciale" en 2017 lorsque Maboula Soumahoro [chercheuse spécialisée dans les études étatsuniennes, africaines-américaines et de la diaspora noire africaine, ndlr] en parle dans une tribune pour Libération. Elle la compare alors avec la charge mentale.
On appartient à l'Occident, et en même temps, l'Occident nous perçoit comme des virus à expulser de son corps civilisationnel.
Après quelques recherches, je réalise que "the racial burden", la charge raciale, littéralement, en anglais a été employée en 2008. Le silence autour de ce concept m'a vraiment interpellée. J'ai commencé à travailler sur le sujet en 2020, lors du confinement. Et c'est par une rencontre avec une éditrice noire que je me suis lancée. Un an et demi après, le livre voyait le jour.
Les associations féministes se sont emparées du sujet de la charge mentale, et pas de celui de la charge raciale. Comment l'expliquez-vous ?
Oui, comme toutes les autres questions raciales en France, parce que le passé y est impensé. Il est même caché, raturé, notamment en enlevant le mot "race" de la Constitution [loi votée en 2018 en même temps que l’interdiction de la "distinction de sexe", ndlr].
On voit bien la politique de l'autruche. Ce n'est pas très étonnant que les personnes blanches, en général les féministes, qui ont pignon sur rue dans des espaces médiatiques ne prennent pas à bras le corps ces questions-là. Même au sein des communautés racisées et noires, il n'y a pas eu beaucoup de bruit, alors que c'est une question de vie ou de mort.
Vivre en fonction des stéréotypes racistes
Vous écrivez dans votre livre "la charge raciale écrase mon individualité et me pousse à sortir de moi-même en toutes circonstances". De quelle manière avez-vous ressenti la charge raciale dans votre vie ?
À mon arrivée en France, à l'âge de 12 ans. Les enfants se sont par exemple moqués de mes cheveux. J'ai par la suite intériorisé le fait qu'il fallait avoir les cheveux lisses, que mes traits ne faisaient pas partie des standards de beauté et que je n’étais pas désirable en tant que femme noire. Je savais que j'étais en bas de l'échelle de désirabilité.
Si nous sommes considérées comme sauvages, moi, je vais être la personne la plus polie au travail.
Aussi, dans certains milieux où je suis la seule personne noire ou racisée, je ne vais pas me comporter de la même manière. Au téléphone, par exemple, je ne vais pas avoir la même voix, le même rire que lorsque je suis entourée de personnes noires.
Si nous sommes considérées comme sauvages, moi, je vais être la personne la plus polie au travail. Je vais être celle qui va arriver, 20, 30 minutes avant pour ne pas qu'on me renvoie au fait que les personnes noires sont tout le temps en retard.
Résultat, à la fin de la journée, nous, personnes racisées, sommes épuisées. Notre corps somatise, stresse, angoisse. Le poison de la charge raciale nous brûle littéralement le corps.
Vous citez dans votre livre un récent sondage Ifop (mars 2023). 78 % des personnes qui y ont répondu et qui sont associées ou ayant le sentiment d’appartenir à une minorité,socio-économique ou ethnique et culturelle déploient des stratégies spécifiques en entreprise.
Oui. On peut par exemple éviter d'avoir "l'accent de banlieue" pour correspondre à ce qui est attendu dans le monde de l'entreprise, ou éviter de porter des vêtements afro. Dans mon cas, on attend que je sois une personne fun parce que les personnes noires sont censées être divertissantes. Mais puisque je suis une personne très réservée et introvertie, on perçoit de moi quelque chose d'agressif. Je suis donc toujours enjouée, je fais des blagues pour ne pas être exclue du groupe.
Ce sont des stratégies pour être bien insérée dans l'équipe, et pour ne pas avoir par exemple cet écart de salaire qu'on voit déjà entre les hommes et les femmes et qui existe entre les personnes blanches et les personnes noires. C'est un vrai fardeau.
La charge raciale est présente au travail, mais aussi dans la rue...
Je prends l'exemple de mon collègue Anthony Vincent, avec qui j'ai co-créé le podcast Extimité. Lui, dans la rue, déjà, il ne porte jamais de jogging, pour ne pas être amalgamé. Il ne porte en général pas de capuche pour ne pas paraître pour une "jeune racaille". Et pour souligner sa queerness, en général, il a un sac à main. Parce qu'aux yeux de la police, un homme noir est menaçant mais un homme noir gay ne l'est pas.
Je me souviens de cette autre personne qui me disait "j'ai toujours un livre avec moi dans les transports ou dans la rue, parce que ça permet de désamorcer la manière dont on me perçoit en tant qu'homme noir". Rien que le fait d'avoir un livre nous rend moins dangereux. Cette hyper-vigilance-là c'est la charge raciale.
La charge raciale, un poids dès l'enfance
Les enfants noirs subissent également la charge raciale.
On devient tous des génies de l'adaptation afin de correspondre à ce que la société attend de nous. Nous sommes amenés à faire trois, quatre fois plus que les autres et on nous l'apprend dès l'enfance. Très vite, il n'existe plus d'insouciance. Il y a l’alerte que notre couleur de peau, notre existence, est conditionnée. Les personnes blanches grandissent elles avec le luxe de l'innocence et de l'insouciance.
On attend que je sois une personne fun parce que les personnes noires sont censées être divertissantes. Mais puisque je suis une personne très réservée et introvertie, on perçoit de moi quelque chose d'agressif.
Ce sont deux réalités qui se confrontent. Une réalité qui est dans l'hyper-conscience du racisme, et une autre réalité qui est dans que j'appelle une épistémologie de l'ignorance. C'est-à-dire, que les personnes blanches sont éduquées à ignorer le racisme. Pourtant ce sont les sociétés majoritairement blanches qui ont produit ce système discriminatoire.
Vous écrivez d’ailleurs dans votre livre que l'école est "le premier lieu" de la charge raciale.
Comme dans le sexisme, comme dans le classicisme, il y a une manière particulière de parler aux personnes racisées, aux enfants racisés. Nous sommes perçus comme des personnes qui ne sont pas très intelligentes, pas capables. On subit du harcèlement de la part des enfants et parfois même des maîtres et des maîtresses.
Il existe une reproduction raciale dès l'enfance. Et on se rend bien compte que ce sont nos cheveux qui posent problème, qu’on est mis à l'écart, placés tout au fond de la classe. C'est aussi le fait de ne jamais être interrogé ou d'être tout le temps puni alors qu'on ne fait pas plus de bruit que d'autres enfants. Il y a cet inconscient collectif qui signifie que les enfants noirs, arabes venant de banlieue sont des sauvages mal éduqués. Et que les parents ne font pas le travail à la maison.
La charge raciale se transmet donc, d'une génération à une autre, comme un traumatisme ?
Je parle dans mon livre de cette blessure intergénérationnelle qui concerne les personnes dans les Caraïbes, mais aussi les personnes afro-descendantes en général. Il y a eu ce constat notamment aux Antilles que plusieurs enfants sont nés avec des symptômes, des choses inexpliquées, au niveau psychique ou même physique.
Ces maladies inexpliquées, on leur a donné le nom de la blès, c'est une souffrance héritée du passé, héritée des ancêtres. Même si les recherches débutent, on voit avec l'épigénétique qu’il y a un rapport avec le racisme. Cette charge raciale, elle est donc dans les gènes mais aussi dans ce silence, dans cette autocensure qu'on s'inflige parfois pour se protéger et survivre.
Considérez-vous avoir de la misogynoir - c’est-à-dire, être victime à la fois de mysoginie et de sexisme - intériorisée ?
Pendant très longtemps, comme beaucoup de personnes noires, je ne me suis pas aimée. Je n'aimais pas ce que mon corps, ma couleur de peau, mes cheveux représentaient à travers le regard blanc. J'ai essayé d'effacer, de lisser cette noirité-là.
Heureusement, j'ai eu une deuxième naissance aux alentours de 20 ans : j'ai compris les déterminismes sociaux. Depuis, je suis afroféministe et il n'y a pas une seule seconde où je ne chéris pas la personne que je suis.
Le racisme ordinaire c’est aussi le fait de comparer, par exemple, les femmes noires entre elles et de les voir comme des bêtes de sexe.
Plusieurs formes de racisme
Vous décrivez différents types de racismes. Notamment le racisme ordinaire. Comment se manifeste-t-il ?
Le racisme ordinaire se manifeste souvent à travers l'humour. C'est un racisme qui n'est pas frontal, ce n'est pas une personne qui va dire "moi, je déteste les noirs parce qu'ils sont inférieurs et stupides". Ce serait plutôt des propos du style "c'est vrai que c'est peut-être un peu compliqué pour vous le français ou les mathématiques parce que culturellement, vous êtes plutôt dans la danse, les arts, la créativité". On pense que c'est un compliment, mais ça n'en est pas un.
Le racisme ordinaire c’est aussi le fait de comparer, par exemple, les femmes noires entre elles et de les voir comme des bêtes de sexe. De les hypersexualiser ou de dire d’elles qu’elles sont des panthères, des tigresses.
Vous parlez aussi du racisme vicariant. De quoi s'agit-il ?
Le racisme vicariant, c'est vivre une peur indirecte de mourir à cause du racisme. George Floyd, Adama Traoré ou Nahel Merzouk ont été tués, pas comme des personnes individuelles mais parce qu'ils sont noirs, parce qu'ils sont arabes, parce qu'ils sont racisés. Lorsqu'on assiste à leur disparition, on voit une partie de nous mourir.
Le racisme vicariant peut aussi conduire à des morts prématurées. De personnes qui vont justement être tellement stressées qu’elles vont faire des crises cardiaques à 40 ans et développer des maladies chroniques.
Devoir éduquer ses proches, et notamment les personnes blanches, sur l’antiracisme, fait-il aussi partie de cette charge raciale ?
Ah oui, totalement. Mais je pense que c'est un peu comme le sexisme. La seule chose qui diffère, c’est que la charge raciale n’est pas discutée. On est donc obligé d’éduquer les autres, que ce soit dans les amitiés ou au sein d’un couple. Cette charge pédagogique nous demande un effort émotionnel, et ce, même si le racisme est déconstruit chez l'autre depuis des années.
La charge raciale n’est pas discutée. On est donc obligé d’éduquer les autres, que ce soit dans les amitiés ou au sein d’un couple. Cette charge pédagogique nous demande un effort émotionnel.
J'ai écrit ce livre pour les personnes racisées, pour qu’il existe dans le paysage médiatique ce concept-là, cette expérience. Et évidemment, parce que je parle de la race, je ne pouvais pas ne pas parler de la blanchité. J'espère aussi que ça ouvrira des portes, qu'on ne verra plus la question du racisme uniquement à travers une approche matérialiste, sociologique. J’espère aussi que les personnes blanches parleront de ces questions-là de manière plus poussée au niveau de l'intériorité.
C'est-à-dire ? Parler davantage de psychologie lorsqu’on parle de racisme ?
Oui, de psycho-politique. Se rendre compte que le racisme n’existe pas seulement pour des raisons économiques, comme souvent on nous fait croire. Il faudrait creuser dans la psychanalyse, mais l'Occident a peur. Ces questions ne sont pas du tout prises au sérieux dans les sciences humaines.
Il y a aujourd’hui un chemin à creuser pour que la blanchité se pense enfin par elle-même et aille trouver d'autres outils. Ce n'est pas à nous de faire ce travail pédagogique. Il faut qu'on soit plusieurs dans la balance à le faire.
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