Caroline De Haas met d'emblée les points sur les i. Ce n'est pas un groupe de parole.
"Je vous demande de ne pas témoigner, annonce-t-elle en préambule. La parole ne s'accueille pas dans ce type de cadre. Je vous demande également de ne pas donner d'informations qui identifierait vos collègues. Si vous souhaitez partager une situation, ne donnez pas de noms ou de détails reconnaissables."
Elle poursuit : "Sur les violences, nous pourrions débattre pendant des heures, j'ai des convictions, vous en avez, et nous avons le droit de ne pas être d'accord, ce n'est pas l'objet de la formation. Ici, on s'intéresse au droit."
La directrice associée d'Egaé, experte de l'égalité femmes-hommes et des violences faites aux femmes, anime régulièrement ce type de formation depuis qu'elle a fondé sa société en 2013, qui compte aujourd'hui 45 personnes. Le groupe a formé 27 440 personnes en 2024, dont 57 % sur les violences sexistes et sexuelles.
"Nous avons remporté, en 2023, un gros marché public, qui nous assure le chiffre d'affaires pour les cinq ans à venir, se réjouit-elle. Nous avons monté une proposition avec 25 structures partenaires, et c'est une grande joie d'être reconnus pour notre engagement et notre expertise."
Quand la quadra parlait de "joie" jusque-là, c'était davantage dans un contexte de militantisme. Figure incontournable du mouvement féministe depuis l'affaire DSK, en 2011, alors qu'elle était porte-parole d'Osez le féminisme, puis cofondatrice de #NousToutes, en 2017, l'ancienne militante socialiste a régulièrement vanté l'"optimisme militant" et "la joie de l'engagement".
Parler des violences pour mieux les contrer
Chez Veja, Caroline de Haas s'emploie avec force quiz et mises en situation à expliquer la différence entre agissements sexistes, harcèlement moral, harcèlement sexuel, agression sexuelle, viol ; à rappeler qu'il existe 26 critères de discrimination en France ; à préciser les responsabilités de chacun et chacune en cas de violence au sein de l'entreprise : collègue, manager, RH.
Mains sur les fesses, sex-toys en cadeau d'équipe, agression lors d'une soirée entre collègues... "Savoir nommer les différents types de violence est essentiel, explique-t-elle. Si on n'est pas capable de traduire quand une collègue dit d'un salarié qu'il est “lourd” ou “collant”, on risque de banaliser ou sous-estimer une situation de violence, or l'employeur a une obligation d'intervention."
Certaines salariées présentes se demandent si elles n'auraient pas dû envoyer un mail de signalement aux ressources humaines, d'autres doutent de l'efficacité d'une telle démarche. "Ceux qui harcèlent ne sont jamais sanctionnés", déplore une jeune femme.
Un dialogue s'instaure entre collègues
Personne ne se retranche derrière le "on peut plus faire de blague". Au contraire, un dialogue s'installe entre collègues. Rémy et Eleanore font partie du service informatique. "La question de l'humour, c'est un vrai sujet, admet Rémy. Je ne prendrais pas une blague sexiste de la même manière entre nous ou venant d'un supérieur. Mais peut-être que, sans m'en rendre compte, avec Eleanore, comme on est amis, j'ai dépassé les bornes ?", lui demande-t-il. "T'inquiète, tu me connais, je te dirais si tu allais trop loin."
On s'est rendu compte qu'on coupe la parole en réunion, qu'on fait des compliments déplacés sur les vêtements... Il ne faut pas se mentir, c'est une formation pour les hommes.
Est-ce une question de génération ? "Je ne crois pas, répond Sébastien Kopp, cofondateur de Veja il y a pile vingt ans, autour d'un déjeuner sous la verrière. Nous, on ne pensait pas que cela pouvait nous concerner, jusqu'à ce qu'un nouveau directeur envoie des messages à caractère sexuel sur la messagerie d'entreprise pendant une réunion à une subordonnée de 25-30 ans. Pour moi, c'est dehors direct. On m'a dit "bah, c'est juste des messages", mais je ne pouvais plus partir le soir en laissant des collègues seules. On a décidé de faire la formation entre managers, et on s'est pris une claque. On s'est rendu compte qu'on coupe la parole en réunion, qu'on fait des compliments déplacés sur les vêtements... Il ne faut pas se mentir, c'est une formation pour les hommes."
En tant que patron, il estime que prévenir les violences, "c'est protéger des vies".
"Plus les gens sont formés et moins ce genre de comportements est admis"
Avec la DRH, Anne-Sophie Droit, ils ont étendu la formation à tous les salarié·es et mis en place un comité de lutte contre le harcèlement, composé de huit salarié·es bénévoles capables d'accueillir la parole. "Le risque zéro n'existe pas, mais notre but est que Veja soit une “safe place”, qu'une victime, ici, sache qu'elle n'est pas seule et qu'on agira", explique la DRH. "Une blague raciste ou sexiste, c'est impossible chez nous", ajoute Sébastien Kopp.
Récemment, un sous-traitant s'est fait recadrer. "Plus les gens sont formés et moins ce genre de comportements est admis. Je crois beaucoup à la résistance collective."
Caroline De Haas a commencé par proposer des formations sur l'égalité femmes-hommes dans les politiques publiques. Ce n'est qu'en 2014, lorsque le Défenseur des droits publie sa première étude sur le harcèlement sexuel, qui révèle que 20 % des femmes en ont subi au travail, qu'elle en parle à ses clients.
En 2015, elle forme le comité de direction d'une mutuelle de 7 000 salariés, et glisse une slide sur le harcèlement sexuel dans sa présentation. "Ils me l'ont fait retirer." En 2016, elle lance la pétition "Loi Travail : non merci" qui recueille plus d'un million de signatures.
Sous surveillance
Quelques mois plus tard, l'affaire Baupin est révélée par Mediapart. Lors du procès en diffamation, Edwy Plenel témoigne que si les journalistes spécialisées, comme Lénaïg Bredoux, sont expertes des violences, le reste de la rédaction a dû être formé sur le sujet. "C'est nous qui les avons formés, j'étais hyper-fière", se rappelle la consultante.
Une autre organisation les sollicite, la Fondation santé des étudiants de France. Puis, #MeToo révèle l'ampleur des violences et la nécessité d'écouter la parole des victimes. "Le Monde nous a contactés, et c'est devenu un partenaire régulier, nous avons mis en place un baromètre pour mesurer l'efficacité de différents outils en interne. Quand les managers en parlent au moins une fois par an en réunion d'équipe, cela fait une différence", assure-t-elle.
L'agence de conseil remporte son premier marché public interministériel en 2019, avec deux autres cabinets, pour 1,2 million d'euros. Il s'agit de former 4 100 fonctionnaires sur quatre ans. "Cela a été un moteur puissant de la croissance d'Egaé", reconnaît-elle. Avec ce succès, Caroline De Haas devient la cible de la droite et de l'extrême droite qui l'accusent d'avoir elle-même créé, lorsqu'elle était conseillère de la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, "un marché dont elle rafle les contrats".
On nous a fait comprendre qu'il valait mieux faire profil bas, tout le monde n'était pas ravi au gouvernement.
Ils font référence à la loi du 6 août 2012 qui élargit la définition du harcèlement sexuel. "Je ne suis évidemment pas partie avec les fichiers du ministère, assure-t-elle. D'abord, parce que je respecte la loi, et ensuite parce que je me sais sous surveillance." Elle a par ailleurs respecté la recommandation de la commission de déontologie de ne pas participer aux appels d'offres publics pendant trois ans. En 2023, elle remporte à nouveau le marché interministériel, mais pas seulement sur la thématique des violences et de l'égalité, sur le handicap, le racisme, l'antisémitisme, la laïcité.
"On est allé au resto fêter ça", raconte-t-elle. Mais, à l'extérieur, le groupe Egaé se fait discret. "On nous a fait comprendre qu'il valait mieux faire profil bas, tout le monde n'était pas ravi au gouvernement", explique-t-elle.
Ciblée par des campagnes de violence
Le groupe Egaé communique peu. Le site Internet est succinct. La page LinkedIn sobre. Pourtant, l'activité est intense. "Nous avons tellement de demandes entrantes que nous n'avons pas besoin de prospecter", assure sa directrice.
Pourquoi une telle discrétion ? "Au lancement, j'ai fait le choix de ne prendre la parole qu'en tant que militante, je ne voulais pas brouiller les messages. Mais chaque fois qu'un article paraissait sur le groupe Egaé, c'était à charge dans la presse de droite ou d'extrême droite. Je répondais par écrit avec le conseil d'un avocat".
J'ai été la cible d'une campagne de presse d'une violence extrême.
En 2021, ces attaques franchissent un cap. Elle a participé à une enquête interne commandée par le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, suite à des signalements de violences sexuelles commises par le violoncelliste Jérôme Pernoo, sur des élèves mineurs au moment des faits. "Ces enquêtes sont obligatoires de la part de l'employeur pour identifier la nature et l'ampleur des faits. Si les faits sont avérés et graves, l'enquête peut être suivie d'une procédure disciplinaire", explique-t-elle. C'est le cas à l'encontre de Jérôme Pernoo. "J'ai été la cible d'une campagne de presse d'une violence extrême", témoigne la consultante, encore secouée.
Du Figaro à Valeurs actuelles en passant par Le Point, elle est accusée d'impartialité, d'avoir tronqué des procès-verbaux... "J'ai été injuriée à la télé, injuriée devant l'école de mes enfants." Jérôme Pernoo est finalement condamné, le 26 septembre 2023, à un an de prison avec sursis pour agression sexuelle sur mineur et harcèlement sexuel, et à une interdiction d'enseigner à des mineurs pendant dix ans.
Passer en mode activiste, voire "suractiviste"
Caroline De Haas décide alors de disparaître de l'espace public. Au même moment, elle se retire de #NousToutes, "pour passer la main à la jeune génération". Silence médiatique, donc. Jusqu'à la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron en juin 2024. Elle intervient sur le plateau de l'émission "À l'air libre" de Médiapart.
"La gauche n'est pas parfaite, lance-t-elle, sur l'antisémitisme, sur les violences sexuelles... Mais le 8 juillet au matin, je préfère batailler avec des gens de gauche qu'avec l'extrême droite." La vidéo fait 4 millions de vues. "Les gens m'en parlent encore." Elle passe alors en mode activiste, voire "suractiviste", dit-elle.
Elle passe à un mi-temps, ouvre un compte Telegram et se consacre à créer et relayer plusieurs fois par jour des outils de mobilisation. "J'ai prévenu les enfants que je n'allais pas beaucoup les voir jusqu'au deuxième tour."
Il faut dire qu'en parallèle, elle prépare la sortie d'une autre enquête, celle qu'elle a menée pour la Fondation Abbé Pierre. Après un premier témoignage transmis par Emmaüs, qui a sidéré la direction de la Fondation, le groupe Egaé est mandaté pour enquêter. "Mon travail, c'est de tirer un fil, explique Caroline De Haas, sur France Inter, le 18 juillet, au côté de Christophe Robert, délégué général de la Fondation. À partir du premier témoignage, on m'envoie vers une autre personne, puis une autre, et, en général, la pelote arrive, de témoignage en témoignage, sous le sceau de la confidentialité et de l'anonymat", détaille-t-elle.
Lorsque la Fondation décide de rendre public le rapport Egaé, sept femmes témoignent d'agressions sexuelles, des années 70 à 2005. Cinq personnes entendues font état de comportements répétés. Le cabinet met alors en place un dispositif d'écoute, avec six expertes de la prévention des violences sexistes et sexuelles, pour répondre aux courriels et aux messages téléphoniques. Le 6 septembre 2024, un second rapport fait état de dix-sept nouveaux témoignages.
Le tournant de l'enquête sur les victimes de l'abbé Pierre
"Cette enquête marque un avant et un après dans ma vie professionnelle, analyse Caroline De Haas. Quand j'ai reçu les premiers témoignages, je leur ai dit : il faut vous préparer, il y aura des cas graves. Il y avait quelques résistances : certains n'y croyaient pas. Mais ils ont fait un travail remarquable d'écoute des victimes, respectueux et transparent."
Pour la première fois, le 18 juillet, elle s'exprime au nom d'Egaé "parce que j'avais des messages à faire passer". Cette prise de parole marque un basculement, discuté en interne. Va-t-elle raccrocher les gants en tant que grande voix du féminisme ? "Il y a un an et demi, on s'est fait accompagner au sein de la boîte. On est passées de 5 salariés en 2020 à 40, une croissance rapide, qui s'est accompagnée de tensions entre associées", raconte-telle.
Cela l'a amenée à réfléchir à ce qu'elle désire à l'avenir : "Au début, je travaillais 30 heures et militais 50 heures par semaine. Je ne milite plus. Mais j'aimerais libérer du temps pour accompagner des assos féministes, faire du mediatraining, lancer une campagne de levée de fonds, réfléchir à une stratégie de communication. Pendant très longtemps, j'ai considéré Egaé comme un moyen de gagner ma vie. Mais depuis l'enquête sur les victimes de l'abbé Pierre, je réalise que c'est aussi un outil de transformation de la société, c'est ça qui me nourrit."
Article publié initialement dans le magazine Marie Claire 873, daté juin 2025.
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