Les venins, poisons ou médicaments ? Les deux, répond l’ethnopharmacologue à la retraite Elisabeth Motte-Florac. "Au fil des siècles, l'homme a découvert qu'en thérapeutique, tout est affaire de dose", évoque-t-elle.
De nos jours, près de 600 espèces seraient utilisées en médecine traditionnelle : larves de fourmilions en Indonésie, punaises au Mexique, ou plus simplement, les abeilles ! Exemple : l’apipuncture détourne l’acupuncture en remplaçant les aiguilles par des abeilles domestiques vivantes. Effectuée sous contrôle d’un professionnel, l’injection du venin par la piqûre de l’insecte serait bénéfique pour la santé.
L’hirudothérapie : des sangsues en hôpital
Remède star du Moyen-Âge européen, les sangsues sont désormais d’excellents auxiliaires de soin en hôpital. Tout en suçant le sang, elles injectent une salive aux mille vertus.
Anticoagulante, anti-inflammatoire, antibiotique et antalgique, elle aide à résorber les œdèmes, soigner la phlébite, l’arthrose du genou ou le syndrome "gros bras", un lymphœdème post-opération du cancer du sein. Également prisée en microchirurgie réparatrice et traumatologique, la sangsue participe au succès des réimplantations de doigts, d’oreilles et de greffes de peau.
La larvothérapie pour soigner les plaies
Au CHU de Saint-Etienne, on a recours aux larves de la mouche Lucilia sericata pour soigner certaines plaies. Ensachées vivantes, elles éliminent les tissus morts et boostent la cicatrisation. Cette technique est de plus en plus utilisée en France et dans de nombreux pays, même si elle est mal perçue par les patients comme par les soignants.
"La réticence est culturelle. En Europe, la tradition médicinale est centrée sur le végétal. Le versant animal rebute, surtout quand on évoque les concepts de venin ou de toxine qui renvoient au poison", explique Evelyne Benoit, chercheuse CNRS qui travaille au CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique et aux Énergies Alternatives).
Pourtant, jusqu’au XVIIIe siècle, la pharmacopée française comptait nombre de remèdes animaux, dont certains à base d’insectes, araignées ou cloportes, abandonnés avec l’essor de l’hygiénisme et la chimie du XIXe siècle. "Nous sommes aujourd’hui une population entomophobe, où le rejet de l’insecte est viscéral", confirme l’ethnopharmacologue Elisabeth Motte-Florac.
Des venins aux toxines miraculeuses
Évoluant plus vite que les mentalités, la recherche médicale se concentre de plus en plus sur l’exploration des venins. "Avant, les insectes étaient utilisés de manière empirique en matière de soin. Aujourd’hui, le mécanisme d’action de certaines de leurs sécrétions est connu rationnellement, et leur cible cellulaire et moléculaire identifiée. Nous nous concentrons sur des molécules très prometteuses, dont la science a pu démontrer l’efficacité", justifie Evelyne Benoit.
Également Présidente de la SFET (Société Française pour l’Étude des Toxines), la chercheuse et onze autres personnes préparent les 27ème Rencontres en Toxinologie, intitulées “Toxines : Mr Hyde ou Dr Jekyll ?”. En décembre prochain, et en format virtuel pour cause de crise Covid, des sommités du secteur partageront leurs avancées sur diverses toxines animales mais aussi de plantes, d’algues, de champignons et de bactéries.
"Ces toxines sont recherchées car elles agissent de manière ultra spécialisée", détaille la chercheuse. Cette précision d’action permet de limiter les effets secondaires, un enjeu omniprésent dans le développement de médicaments.
Certaines entreprises, comme Alphabiotoxine Laboratory en Belgique, élèvent serpents, abeilles ou autres pour produire des venins naturels, utiles dans la recherche. "On sépare ensuite les composants pour isoler les toxines qui nous intéressent", décrit Evelyne Benoit. L’inconvénient : on ne peut pas les utiliser dans leur forme naturelle car, en raison de contraintes écologiques, il est extrêmement rare de pouvoir en obtenir, à partir d'un organisme, des quantités suffisantes pour une exploitation industrielle. "On procède donc à leur synthèse chimique qui, en général, marche très bien et présente l'avantage de pouvoir améliorer les performances des substances en concevant des dérivés moins toxiques et parfois plus puissants que les molécules naturelles d’origine", indique-t-elle.
La recherche sur tous les fronts
Parmi les découvertes les plus excitantes des dix dernières années : les performances des toxines d’araignée sur le versant antidouleur.
Du côté de la lutte anti-cancer, une équipe de chercheurs du Harry Perkins Institute of Medical Research et de l’Université d’Australie occidentale avance que la toxine mélittine du venin d'abeille pourrait détruire les cellules responsables des cancers du sein triples négatifs - les plus agressifs. Leurs recherches ont été publiées dans la revue Nature Precision Oncology. A la clé, d’ici sept à dix ans, une super chimiothérapie en perspective !
Des peptides contenus dans le poison des scorpions permettent déjà à des chercheurs du Cedars-Sinai Medical Center (Los Angeles) de repérer plus facilement les tumeurs malignes du cerveau grâce à une nouvelle technique d'imagerie, comme expliqué dans la revue Neurosurgery. La technologie pourrait être utilisée pour d'autres types de cancers et garantir des soins chirurgicaux ultra précis. Effets antimicrobien, immunosuppresseur et anti-cancer…, des dizaines de molécules bioactives issues des venins de scorpion sont dans le viseur des chercheurs et des laboratoires pharmaceutiques. Et ce n’est que le début !
"Dans chaque venin, il y a plusieurs centaines de substances, dont beaucoup n’ont pas encore été identifiées ou dont le mécanisme d’action n’a pas été analysé", observe Evelyne Benoit. En 2010, le consortium européen Venomics a été créé pour explorer ce vivier et constituer une grande banque de molécules synthétiques utilisables dans les programmes de découverte de médicaments.
Hypoglycémiantes, antiinflammatoires, antiallergiques…, parmi les 3 616 toxines produites à partir de 203 venins, les chercheurs de ce projet européen ont identifié 280 substances actives, comme évoqué sur le site cea.fr.
D’après Roland Lupoli, entomologiste à l’université Paris-Descartes et auteur du livre L’Insecte médicinal (Ancyrosoma, 2010), environ 3 000 espèces, soit 0,3 % du million d’insectes connus, ont fait l’objet d’études pharmacologiques, chimiques ou ethnopharmacologiques, a-t-il expliqué dans un article du Monde de 2019. Plus de 200 000 espèces fabriqueraient un venin pour leur défense ou leur prédation.
À l'heure actuelle, seules quelques milliers de toxines ont été identifiées parmi une diversité naturelle que l’on estime à environ 40 millions. Ce réservoir inexploré de molécules et l’accélération des technologies permettent à Evelyne Benoit de parier que la médecine inspirée des insectes devrait occuper une place de choix dans les thérapies du futur.
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