Au Ti ar Vro – Entente de pays – de Guingamp, dans les Côtes-d'Armor, on trouve des cours de langue et de danse bretonnes, comme dans toute association régionale culturelle qui se respecte. Mais pas seulement. Au premier étage de la bâtisse en pierres grises, qui était autrefois un hôpital militaire, au fond du couloir, une petite pièce accueille le média d'investigation locale indépendant Splann ! (qui veut dire "clair" en breton).

Et ce 3 mars 2025 au matin, comme chaque premier lundi du mois, ses quatre journalistes permanentes tiennent leur conférence de rédaction. Le menu est chargé.

"Il faudrait passer prioritairement l'article sur la pollution aux polluants éternels du captage d'eau potable qui dessert deux communes, démarre Juliette Cabaço. On croyait que la contamination passait sous les radars, en fait, c'était connu depuis 2017." Très bien, "c'est une affaire qui roule", commente Julie Lallouët-Geffroy.

De son côté, l'édition papier de l'enquête sur l'industrie minière à Glomel avance bien. "Ah, j'ai vu que Timac Agro vient de nouveau d'être condamnée en justice, embraye Caroline Trouillet. Il faut le mettre dans notre rapport d'impact."

Dans ses premières révélations, en 2021, Splann ! avait épinglé cette société de production d'engrais pour ses rejets massifs d'ammoniac à Saint-Malo. "La société EcoTree demande un droit de réponse, qu'en pensez-vous ? demande Faustine Sternberg. Je trouve que c'est intéressant de le publier pour nos lecteurs et le débat démocratique."

Trois semaines avant, la journaliste avait consacré un long article aux "plantations pas si écologiques" de la start-up bretonne.

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Des enquêtes qui secouent la Bretagne

Elliott VERDIER

Depuis quatre ans, Splann ! secoue la Bretagne en exposant au grand jour les atteintes à l'environnement causées par l'agro-industrie, documentant l'action des lobbies dans les décisions publiques, révélant des conflits d'intérêts des acteurs locaux.

Porté par des passionné·es de l'investigation journalistique, convaincu·es que l'information est un bien citoyen, le petit média en ligne, qui publie en langues française et bretonne, fait souffler un vent démocratique salutaire dans le débat public régional.

"Lorsque nous avons démarré notre mobilisation, jamais nous n'aurions pensé que nous allions créer un média", se remémore Juliette Cabaço, 30 ans, diplômée de l'IUT de journalisme de Lannion et une des fondatrices de Splann ! L'aventure est partie d'une vague de soutien à Inès Léraud, en 2020.

Cette journaliste indépendante installée à l'intérieur des terres enquêtait alors sur le scandale des algues vertes qui prolifèrent dans les eaux des rivières et sur le littoral*. Conséquence des rejets massifs de nitrates des élevages intensifs, ces algues libèrent des gaz toxiques en se décomposant et elles sont suspectées d'avoir causé la mort d'au moins trois hommes.

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Un collectif de soutien devenu un média engagé

Elliott VERDIER

Menaces, harcèlement, intimidations, procès pour la faire taire... En alertant sur ce problème de santé publique majeur et en bousculant les intérêts économiques habitués au silence, Inès Léraud se retrouve attaquée de toutes parts.

Un collectif de journalistes se forme pour la protéger. "Laisser passer cette mise en cause de la liberté d'expression était impossible", se souvient Juliette, tout en bougeant sur un gros ballon de gymnastique violet pour atténuer les douleurs dorsales liées à sa grossesse.

En Bretagne, la liberté d'informer tangue alors sérieusement.

Après Inès Léraud, c'est au tour de Morgan Large d'être menacée. Cette journaliste à Radio Kreiz Breizh, fille de paysans bretons, a aussi bravé l'omerta qui entoure l'industrie agroalimentaire en témoignant dans le documentaire Bretagne, une terre sacrifiée, diffusé en 2020 sur France 5

Une des roues de sa voiture est déboulonnée une première fois, son chien empoisonné, des tentatives d'intrusion à son domicile et des appels nocturnes ont lieu... Mais à quelque chose malheur est bon : en réaction, le collectif de journalistes lance une campagne de financement participatif pour mener des enquêtes indépendantes. C'est un succès. Splann ! est né.

La circulation de l'information est essentielle dans une démocratie, sinon les acteurs économiques et politiques peuvent dire et faire ce qu'ils veulent.

Et depuis quatre ans, les dons de particuliers – ceux d'entreprises, de partis politiques et d'institutions locales ne sont pas acceptés – permettent au média en ligne, qui s'est constitué en association à but non lucratif, de travailler sans craindre ni pression ni censure.  "On reçoit énormément de dons, se réjouit Inès Léraud, marraine et cofondatrice de Splann ! Même des repentis de l'agro font des gros chèques !"

La Bretagne constitue la première région industrielle agroalimentaire de France. Les enjeux économiques et sociaux sont colossaux. Splann ! a donc commencé par mettre son nez dans les dégâts environnementaux causés par ce secteur très polluant, avant d'élargir son champ d'action à d'autres sujets, souvent laissés dans l'ombre et pourtant indispensables à la compréhension des décisions locales.

"La circulation de l'information est essentielle dans une démocratie, sinon les acteurs économiques et politiques peuvent dire et faire ce qu'ils veulent, expose Faustine Sternberg. Pour moi, le journalisme d'investigation est vital, voilà ce qui m'anime quand j'ai des doutes."

Ces convictions sont partagées par le réseau de bénévoles qui font vivre les différents comités de Splann ! et des journalistes indépendants qui collaborent pour faire tourner ce projet collectif. Le travail en commun aboutit à des enquêtes ultra-fouillées sur la bétonnisation des côtes, l'agrandissement des exploitations agricoles, la disparition du bocage, la pollution de la construction navale, l'éolien, etc. 

En photo : Inès Léraud a notamment enquêté sur les algues vertes et le remembrement des terres agricoles.

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Enquêter et vivre sur le même territoire

Elliott VERDIER

Ce journalisme profondément ancré dans un territoire permet de fabriquer une information très qualitative.

Sur les quatre journalistes, une seule a grandi dans la région, à Quimper. Mais ses collègues, bretonnes d'adoption, se sont immergées dans leur nouveau lieu de vie à 100 %, avec le même engagement que celui qu'elles mettent dans leur pratique professionnelle. Juliette, qui a passé son enfance en Espagne et n'avait jamais mis un pied en Bretagne avant de venir y faire ses études, et Caroline, originaire de Picardie, ont même appris le breton.

"Mon voisin est un locuteur natif, j'avais envie de pouvoir partager ça avec lui", raconte Caroline, 37 ans, qui ne se voit plus quitter la Bretagne.

Journalistiquement, vivre au même endroit que celui sur lequel on enquête procure de nombreux avantages, comme celui de l'accès aux sources et d'une analyse fine des problématiques. Mais cette superposition présente aussi l'inconvénient d'être en première ligne quand les tensions surgissent.

Gardant en tête les mésaventures de leurs aînées Inès et Morgan, les filles de Splann ! taisent leur adresse.

En photo : Faustine Sternberg et Caroline Trouillet dans la zone industrielle de Guingamp.

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Une relève, encore plus puissante

Elliott VERDIER

Régulièrement, des relents d'hostilité ressurgissent. Inès Léraud et Morgan Large nous ont donné rendez-vous dans le centre de la Bretagne. C'est au cœur de ces terres rurales que les deux journalistes habitent. Être "dans des coins paumés" les "rassure".

Cet après-midi, Miel accueille gaiement les visiteur·euses en remuant la queue. En 2021, c'est ce brave chien un peu enveloppé qui avait été empoisonné quand la voiture de Morgan Large avait été sabotée : "Il a failli ne pas s'en remettre." Au plus fort des pressions déclenchées par son enquête sur les algues vertes, Inès Léraud, elle, avait quitté la Bretagne. Elle est revenue s'y installer, pour de bon.

J'ai l'impression qu'il y a une relève plus forte que nous, car elle est collective.

Visiblement, sa présence dérange toujours. Il y a deux ans, elle s'est rendue à l'école de sa filleule pour assister au spectacle de fin d'année : "Un père de famille m'a dégagée manu militari, c'était un éleveur de poulets industriels et représentant de la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles."

Dernièrement, Morgan a retrouvé un œuf écrasé sur son pare-brise. Mais l'isolement dont elles avaient souffert au plus fort de leurs ennuis appartient au passé. Elles se réjouissent de l'impact de Splann !, auquel, il fallait s'y attendre, elles participent. "Qu'un média d'investigation existe change la donne, il est perçu comme un contre-pouvoir, c'est tranquillisant", reconnaît Morgan Large en buvant un thé. Inès abonde : "J'ai l'impression qu'il y a une relève plus forte que nous, car elle est collective."

En photo : Morgan Large, dont la voiture a été sabotée à deux reprises et dont le chien a été empoisonné.

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"Nous n'avons pas droit à la moindre erreur"

Elliott VERDIER

Pour un·e journaliste, être seul·e à travailler sur un sujet sensible est souvent pesant. "À Splann !, quand je reçois des mails pourris, je ne suis pas isolée, ça fait beaucoup de bien", résume Julie Lallouët-Geffroy.

"Sur une enquête, il y a des risques judiciaires, nous n'avons pas droit à la moindre erreur", renchérit Faustine Sternberg, qui a été marquée "par la pression" ressentie quand elle a supervisé un dossier en trois volets sur la Cooperl, une coopérative géante qui regroupe 4 600 éleveur·euses.

Elle est depuis incollable sur les techniques d'élevage porcin hors sol. Avant d'être mis en ligne, chaque article est examiné dans ses moindres détails. Toujours assise sur son ballon violet, Juliette Cabaço relit celui qui révèle que les habitant·es de Rostrenen ont bu une eau polluée aux PFAS pendant des années. Elle vérifie chaque chiffre, traque l'erreur qui mettrait à mal les accusations, intègre les corrections envoyées par les membres du comité de lecture des enquêtes...

À côté d'elle, Caroline et Faustine sont plongées dans leur prochaine investigation, une immersion qui va durer plusieurs mois et dont elles tiennent le sujet secret, "pour travailler librement", bien sûr !

En photo : La journaliste bretonne Julie Lallouët-Geffroy, passionnée par les sujets d’intérêt public, a été embauchée l’été dernier pour renforcer les effectifs

* Inès Léraud est l'autrice de la bande dessinée Algues vertes, l'histoire interdite (2019), et de Champs de bataille, l'histoire enfouie du remembrement (2024), toutes les deux illustrées par Pierre Van Hove (éd. Delcourt).

Reportage publié dans le magazine Marie Claire n°873, daté juin 2025

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