C’est un féminicide qui a marqué les esprits par son extrême violence et les dysfonctionnements de la justice qui ont mené au féminicide de Nathalie Debaillie à Lille, en mai 2019. Elle avait déposé trois mains courantes et une plainte contre son ex-conjoint avant que ce dernier ne l'assassine, sans qu’aucune ne soit transmise au parquet. En juillet 2024, Jérôme Tonneau, l’auteur de ce crime atroce, a été condamné par la cour d'assises du Nord, à 30 ans de réclusion criminelle, peine assortie d'une période de sûreté de 20 ans.

Mercredi 4 juin 2025, l’État a été condamné pour "faute lourde" à verser 27 000 euros au titre du préjudice moral à la famille de la victime. Une victoire pour leur avocate, Isabelle Steyer, qui depuis trente ans milite pour les droits des femmes et des enfants*, mais qui laisse un goût amer. Le tribunal a condamné l'État à verser 10 000 euros à chacun des deux enfants de Nathalie Debaillie, Romain et Florine, 4 000 euros à son frère Nicolas Debaillie et 3000 euros à son ex-mari Grégory, père de leurs deux enfants, au titre de leur préjudice moral. À l'audience, Me Steyer avait réclamé des sommes bien plus élevées (200.000 euros pour chacun des enfants et 100.000 euros pour le frère et pour l’ex-mari).

Le tribunal n’ayant pas retenu de faute lourde concernant l'inaction des services de police lors de l’enlèvement de la victime au regard de "l’aléa" tenant à la bonne localisation du suspect, il a divisé de moitié les indemnités. Comment peut-on évoquer un "aléa" quand on connait les circonstances de l’assassinat de Nathalie Debaillie, le nombre de plaintes déposées et le passé judiciaire de son meurtrier ?

Ça tourne !

Réaction de Me Isabelle Steyer, alors que la famille Debaillie a décidé de faire appel.

L'État reconnaît pour la première fois son dysfonctionnement, "une victoire"

Marie Claire : En 2020, vous aviez déjà obtenu la condamnation de l'État dans une autre affaire de féminicide, l’assassinat d'Isabelle Thomas, abattue ainsi que ses parents par son ex-compagnon en août 2014 à Grande-Synthe…

Me Isabelle Steyer : Oui mais aujourd’hui, c'est la première fois que l’État lui-même reconnaît son dysfonctionnement, ce qui n’a pas été le cas dans l'affaire Isabelle Thomas. Le ministère public comme l'agent judiciaire de l'État reconnaissent le dysfonctionnement du service public amené à recevoir les plaintes. C’est une victoire.

Dans le jugement, il est écrit que suite au dépôt de plainte de Nathalie Debaillie, "les enquêteurs auraient dû, après information du procureur de la République, réaliser des actes d'enquête, procéder à toute vérification utile à l'audition du mis en cause. L'information du ministère public aurait pu permettre un déferrement et d'éventuelles mesures coercitives telles qu'un contrôle judiciaire avec interdiction de contact et de séjour, voire un placement en détention ou une comparution au tribunal." C’est très clair. Tout comme la conclusion : "Un dysfonctionnement traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission qui lui est confiée."

Nathalie Debaillie a prévenu, a décrit, a dit ce qu'elle allait subir, et a subi ce qu'elle avait dit. Et on évoque un "aléa" alors qu'elle a décrit exactement ce qu'elle allait subir.

Est-ce un jugement important ?

Oui, parce que cela signifie que les citoyens sont désormais informés qu'ils doivent pouvoir compter sur la justice.

Il a été reconnu que "le manque de diligence du service public de la justice dans la prise en compte des multiples alertes déposées par madame Debaillie entre le 11 février et le 27 mai 2019 a fait perdre à cette dernière une chance de ne pas être enlevée et séquestrée et tuée par Jérôme Tonneau."

Dans ces conditions, le préjudice de ses proches, victimes par ricochet, s'avère en lien avec la faute lourde de l’État. Mais le tribunal qui n’a pas admis que lintervention de la police était tardive, n’a donc pas retenu de faute lourde concernant l'inaction des services de police lors de son enlèvement au regard de "l’aléa" tenant à la bonne localisation du suspect.

Cest épouvantable davoir écrit ce mot, "aléa". Le tribunal a donc évalué à 50% "le taux de perte de chance de ne pas subir l'effet du 27 mai 2019". Cest inadmissible davoir réduit le montant des dommages-intérêts de 50%. Et pourquoi 50% ? On n'a pas une chance sur deux de mourir quand on a un contrôle judiciaire ! Si son ex-compagnon avait été en détention, il n'aurait pas pu la tuer !

Après le jugement, entre soulagement et choc

Cette affaire est exceptionnelle…

Oui, mais l'attitude de Nathalie Debaillie, la victime, était aussi exceptionnelle : elle a prévenu, elle a décrit, elle a dit ce qu'elle allait subir, et elle a subi ce qu'elle avait dit. Et on évoque un "aléa" alors qu'elle a décrit exactement ce qu'elle allait subir. C’est incroyable.

Quel est votre état d’esprit après ce jugement ?

Je suis à la fois rassurée que l'État ait reconnu ses fautes et choquée qu'un "aléa" soit nommé. Alors même qu'il ne devrait pas y avoir d'"aléa" quand des femmes sont victimes d'un homme contre lequel il y a eu plusieurs plaintes pour violences conjugales, un homme sous contrôle judiciaire pour des faits d'incendies volontaires, et qui a été vu quasiment tous les jours en face du lieu professionnel de la victime. La famille de Nathalie Debaillie a décidé de faire appel.

*Autrice du podcast Fin du silence (Apple, Spotify)